Turpitudes et imposture
15/022023 Noëlle Hausman
Les nouvelles ne sont pas bonnes. Guerres, séismes, dérèglement climatique… En miroir, pourrait-on dire, d’autres secousses atteignent la vie chrétienne dans ce qu’elle a de primordial : l’engagement pour Dieu de libertés réconciliées. Car, dans bien des cas, tout n’était que façade, comme l’attestent de jour en jour de surprenantes défections, et comme le prouvent à longueur de pages les deux publications récentes : L’Affaire pour les Dominicains, L’enquête pour l’Arche. Comment de hautes figures ont-elles pu se dévoyer ainsi ? Pourquoi, surtout, les dérives qu’elles se sont ingénié à ensevelir avec ce qui leur restait de raison n’ont-elles pas été démasquées plus tôt ? Certains ont persisté jusqu’à la fin à s’accrocher aux oripeaux du mensonge dont ils se couvraient (ou étaient recouverts) depuis trop longtemps. S’il faut laisser aux instances accréditées de poursuivre l’éprouvant travail d’enquête, voire de reconstruction et peut-être de réparation (redamatio), n’est-il pas l’heure de se poser quelques questions ?
Edvard Munch, Vampire, crayon sur carton, 1893.
On se demandera longtemps si c’est un défaut de doctrine qui a entraîné ces déviances [1], ou, au contraire, si une tendance érotique autocentrée s’est masquée de justifications pseudo-spirituelles. Il reste qu’on assiste à une décomposition des repères moraux au nom de la spiritualité, alors qu’il faudrait, comme chez saint Thomas, entendre la spiritualité comme un autre nom de la théologie morale. L’Ordre dominicain a donc été pris en otage [2] autant que l’Arche a servi de paravent [3]. Même en détresse psychologique, de jeunes femmes adultes, souvent cultivées et fortunées, n’ont pu résister à la force de conviction de « maîtres » admirés et quasi déifiés par ailleurs. La rationalité s’est trouvée engloutie par l’affectivité et, si le psychiatre l’explique à loisir (rien que de très banal dans ces abus sexuels, disait l’un d’eux, n’étaient ces justifications délirantes), les théologiens doivent s’interroger. Pour parler la langue, la raison ne pouvait-elle modérer les passions ? Et surtout, comment le bon sens (voire la syndérèse [4]) n’a-t-il pas ramené ces ballons captifs vers le sol ? Un désert théologique s’est étendu, quand les plus hautes instances doctrinales, d’abord dominicaines, ont opté pour la rigidité de la tradition contre les avancées que leur offrait l’Esprit saint, à travers leurs contemporains, souvent du même Ordre (Chenu, Congar, etc.) ou de la maison jésuite d’en face (de Lubac, avec ce « Surnaturel », qui fait tant de cas de la nature que même la grâce ne peut la dissoudre dans de telles évanescences).
Une spiritualité décadente, coupée de l’Écriture et de l’expérience réelle (et non fantasmée) des saints, du Carmel notamment, l’a emporté longtemps sur la vivante doctrine, qu’une tradition renouvelée aux sources liturgiques et patristiques pouvait discriminer. Mais si les révélations privées, les phénomènes extraordinaires et autres terreurs démoniaques se sont hypostasiés en doctrine, c’est qu’on avait depuis longtemps quitté les sentiers de la foi catholique. Sommes-nous sortis de ce mirage ? Avons-nous lu Vatican II ? Quand donc les théologiens vont-ils aider le peuple saint de Dieu à reconnaître son Visage en s’éloignant de tous ces entremetteurs ?
[1] « C’est par l’esprit que le mal a commencé », écrivait le père Avril, provincial o.p., au Maître Général, le 5 octobre 1952 (T. CAVALIN, L’Affaire, Les Dominicains face au scandale des frères Philippe, Enquête historique, Paris, Cerf, 2023, p. 544).
[2] L’Affaire, p. 688 et passim.
[3] Emprise et abus, Enquête sur Thomas Philippe, Jean Vanier et l’Arche, Frémur, 2023, 130, cf. p. 160, 679, 688, 864.
[4] Capacité « naturelle » de la conscience humaine à discerner le bien et le mal.