Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie dessaisie

La foi comme abandon plutôt que la maîtrise

Foucauld Giuliani

Les temps que nous vivons réclament une foi intelligente, audacieuse, osant se confronter aux défis que le monde ne cesse de lui présenter. C’est précisément sur ce terrain, difficile, exigeant, stimulant, que Foucauld Giuliani, jeune professeur de philosophie et co-fondateur du Dorothy [1], convie son lecteur, sans craindre de l’entraîner dans une pensée qui peut paraître complexe, privilégiant habituellement la contradiction – ou la contrariété – à la conciliation. « Ce livre est tout entier contenu dans la tentative de penser la foi sans passer sous silence l’expérience de manque à partir de laquelle la foi se déploie comme dessaisissement » (p. 109), résume l’auteur au mitan du parcours.

« Dessaisissement » : du manque à l’éveil

Dessaisissement : c’est le maître-mot de l’ouvrage, présent sur sa couverture, dans le titre, comme en tête de chacun des trois chapitres principaux : « L’homme dessaisi » ; « La communauté dessaisie » ; « Le dieu dessaisi ». Une notion-clé qu’on approche progressivement, par le biais d’autres concepts qui l’accompagnent et la mettent en valeur comme le feraient des harmoniques autour de la fondamentale : « éclatement » (dépossession de soi) ; « écartèlement » (non appropriation de Dieu) ; « abandon » (désappropriation du monde). Il s’agit au fond d’une façon de penser la foi en clé de pauvreté : « La foi en la révélation de Dieu en Jésus-Christ n’autorise aucune forme d’appropriation. Elle nous met face au surgissement du Tout-Autre, exige que notre vie renaisse à son contact, dans un esprit d’abandon toujours plus grand » (p. 81).

Une ligne est progressivement tracée qui tranche et sépare, un peu comme le glaive de la lettre aux Hébreux : non plus la certitude, mais l’interrogation ; non plus le divertissement, mais l’intériorité ; non plus le confort d’une vie installée, mais l’« inhabitabilité » (du monde, de « l’église » [2], de sa propre intériorité)... Une telle abondance conceptuelle – il faut bien les 100 premières pages pour s’habituer à la langue de l’A. – pourrait lasser, mais il faut reconnaître qu’elle participe au dépaysement du lecteur puis à la construction d’un regard neuf, capable d’apercevoir la foi non comme le confortable savoir transmis par la Tradition à l’intérieur de l’Église, mais comme « l’exaltante aventure de la réception de la grâce » jointe à « l’acceptation du soin que Dieu veut nous prodiguer » (p. 47).

Le dessaisissement est en quelque sorte le « mal » nécessaire que doivent endurer ceux qui, par habitude ou par peur, préfèreraient « la foi comme maîtrise plutôt que l’abandon », pourrait-on dire en retournant le sous-titre du livre [3]. De fait, la peur est un élément important du paysage, identifié dès les premières pages de l’ouvrage : « Notre époque est dominée par la catégorie du fatal, là où il faudrait considérer le possible et donc la liberté » (p. 17) ; elle « se sent condamnée » (p. 18). Le réflexe naturel est alors de construire sa propre forteresse, qu’elle soit individuelle, familiale, communautaire ou nationale. Maîtriser la pensée, le discours, les conditions de sa propre survie. Faire entrer les catégories de la foi – ne parlons pas ici de l’Évangile, en général absent de ces dynamismes stériles – derrière les murs d’une cité intérieure bien protégée, solide, où la contrariété est d’avance neutralisée : « On peut “savoir” ce à quoi le Christ nous appelle sans se laisser ébranler par sa parole ; s’identifier à une communauté religieuse sans se laisser transformer par le Tout-Autre » (p. 87).

Au contraire, « l’homme dessaisi » sait et comprend que « le christianisme n’abolit pas le tragique, mais le dévoile et l’intensifie » (p. 23). C’est le mystère de Pâques – qui ne se réalise pas que dans les missels – à l’intérieur duquel tout le tragique de nos histoires est d’avance et une fois pour toutes assumé, transfiguré : « En ressuscitant le tragique au cœur de l’histoire, le christianisme suspend la peur qui nous envahit. Avec lui apparaît la présence d’une histoire sainte » (p. 25). Si on veut bien le prendre au sérieux, l’Évangile conduit jusque-là, jusqu’à cette capacité – « la folie couronnée de confiance », comme la décrit l’A. – d’y reconnaître « non plus des images mais des vérités performatives qui exigent, pour exister vraiment, que nous nous risquions à les vivre » (p. 68). Alors la peur, qu’elle soit « détresse » ou « inquiétude », se retourne pour apparaître pour ce qu’elle est en réalité : « la marque d’un esprit en éveil, qui se tient prêt à entendre les appels de Dieu » (p. 90).

De « l’homme » à « la communauté »

L’effort conceptuel assumé par l’A. est au service d’une vision cohérente du monde et de la façon dont la foi chrétienne peut le comprendre et entrer en interaction avec lui. Dans cette perspective, la foi ne peut être cantonnée dans un petit coin de l’existence : « La vocation au dessaisissement intervient à tous les niveaux de la vie chrétienne, se concrétise dans l’ensemble des rapports à l’église, à soi-même, au réel et aux autres. Nous mesurons alors la folie à laquelle Dieu nous appelle : nous donner entièrement à lui, nous engager sans réserve pour lui » (p. 72). C’est peut-être là, quand il est question de cet « engagement » total, que se révèle la véritable portée de l’ouvrage : s’il est bon que l’homme soit « dessaisi », c’est pour inscrire son propre mouvement de dessaisissement à l’intérieur de celui de la « communauté dessaisie » – c’est le mouvement même du livre comme on l’a déjà signalé [4]

Il n’y a pas, chez Foucauld Giuliani, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là sur les réseaux, de mépris du temporel (au nom d’une supériorité du « spirituel ») : j’oserais dire que c’est le contraire. L’homme « dessaisi » est précisément convoqué par Dieu pour entrer en relation concrète avec le monde, l’histoire, la création, autrui. À rebours d’une attitude gnostique qui considérerait le monde comme mauvais et voué à disparaître, à l’imitation d’un Dieu qui non seulement s’engage dans l’histoire mais « ne déserte pas les lieux les plus obscurs de l’existence » (p. 145), le chrétien, avec d’autres, avec qui il forme « non pas une communauté d’appartenance mais une communauté de vocation » (p. 156, ou encore une « communauté de manque » [5], inscrit sa foi dans une histoire partagée.

« L’homme dessaisi » n’est pas appelé à incarner un idéal individuel : au contraire, il se tient à l’intérieur d’une « communauté » que l’A. qualifie très précisément : comme une communauté de manque – parce que son rassemblement constitue « l’exposition publique du manque dévorant de Dieu et la tentative d’atteindre collectivement l’état de dessaisissement qui définit la foi » (p. 96) –, comme une communauté transcendée – parce qu’elle « reçoit de Dieu ce qui la fait vivre » (p. 111) – ; comme une communauté théocentrée – parce qu’elle « s’organise de façon à se laisser travailler par la parole biblique et à y rapporter constamment [ses] choix et [ses] actions » (p. 115), trouvant dans l’Évangile « une puissance spirituelle concrète, mobilisable dans le cours d’existences solidaires les unes des autres » (p. 115). Ici l’auteur fait explicitement référence à la théologie de la libération et à ses « communautés ecclésiales de base ». Il s’agit donc bien d’incarner un christianisme ouvert au monde, respectueux de la création et soucieux des « principales victimes de l’injustice », les pauvres, eux qui « ont entre leurs mains la possibilité de témoigner de la grâce de Dieu. Dès lors, ils sont des maîtres de vérité et non pas uniquement des maîtres à servir par la justice » (p. 162).

Et pour la vie consacrée ?

Bien des aspects de cette pensée méritent d’être regardés à travers le filtre de la vie consacrée. Je propose d’en retenir trois : le préalable de la pauvreté ; la contrariété des conseils évangéliques ; la communauté comme lieu de liberté.

La pauvreté est, à mon estime, le nom commun que la vie religieuse donnerait au « dessaisissement ». Parce qu’il ne s’agit pas seulement de ne pas posséder de biens ou de vivre sobrement – c’est déjà beaucoup – mais encore, et beaucoup plus profondément, de ne maîtriser ni Dieu, ni autrui, ni la création ni aucun de ses biens. La note fondamentale de la pensée de Foucauld Giuliani n’apparaît donc pas – ou, en tous les cas, ne devrait pas apparaître – comme une étrangeté à quiconque s’est engagé sur la voie des conseils évangéliques. Dès lors, une telle pensée gagne le droit d’être réfléchie par ceux et celles qui sont déjà, par vocation, par condition de vie, en harmonie avec elle.

Poursuivons dans la direction des conseils évangéliques. Ce que l’on pourrait qualifier de « pensée négative », ce détour un peu systématique par la « contrariété », ne pourrait-il aussi rejoindre la posture de ceux qui s’engagent, à travers les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, sur un chemin d’apparente non-jouissance, de désappropriation, et de renoncement à l’autonomie ? On sait bien, dans la vie consacrée – et, dans le meilleur des cas, on l’expérimente – que ces choix d’apparence et de forme négatives, sont en réalité des options fondamentales pour une vie plus pleine, plus riche, plus libre aussi, à la suite du Christ qui en incarne la promesse et l’accomplissement. L’envers fait connaître son endroit. Aucune privation n’a de valeur en elle-même : c’est seulement parce que le Christ, en la transfigurant, en fait un chemin de plénitude qu’il vaut la peine de s’engager à sa suite. Pourrait-on lire de cette manière les concepts rugueux égrenés par l’A. au long de ses chapitres ? Écartèlement, éclatement, abandon, dislocation, sont-ils donc la face explicitée d’un don imprononcé, et peut-être impensé ? C’est possible mais ce n’est pas certain. Il me semble que l’A. tient trop fermement à cette posture, féconde par ailleurs, du « dessaisissement », pour imaginer son retournement – pour imaginer même qu’elle puisse être retournée. Ici, on serait en droit de se demander si cette pensée ne risquerait de s’avérer périlleuse, comme une pente trop raide sur laquelle, à force de marcher, les pèlerins pourraient bien s’essouffler, se décourager... Un Institut religieux qui s’est ainsi réclamé d’une possible « spiritualité de l’écartèlement » est en train de se rendre compte qu’il est sans doute nécessaire, et même vital, de réévaluer ce genre d’affirmations potentiellement mortifères. Peut-être une vigilance de ce genre s’impose-t-elle dans le cas des « négations » de La vie dessaisie ? Il faudrait en discuter avec l’A.

Pour autant, là n’est pas la couleur de fond de l’ouvrage, ni d’une pensée qu’on sent animée par une profonde espérance. À l’opposé d’une pensée contraignante et finalement liberticide, l’ecclésiologie qui se dessine dans La vie dessaisie entend conjuguer explicitement « communauté » et « liberté » [6]. Encore un sujet qui intéresse directement la vie consacrée. Mentionnons en premier lieu la « nouvelle définition de l’église », à laquelle aboutit l’A. quand il s’agit de penser le dessaisissement dans sa dimension communautaire : « elle est l’ensemble des conditions sacramentelles, spirituelles et matérielles qui favorisent l’apparition de personnes uniques » (p. 136). Une définition qu’on pourra trouver réductrice et fort peu théologale, certes, mais qui a le mérite de mettre en relief ce que, précisément, on a trop souvent tendance à oublier. La communauté ne gomme pas les singularités ; au contraire, elle est appelée à les favoriser, à les conjuguer, à les articuler entre elles de façon à constituer un corps – l’A. renvoie explicitement à la métaphore paulinienne à l’œuvre en 1 Co 12 et Rm 12 (cf. p. 137-138). Qu’on me permette ici une citation longue : il se pourrait que, sur ce point précis de l’articulation entre communauté et singularités, elle soit à même d’inspirer bien des recherches actuelles de réforme de vies communautaires en souffrance :

« Communauté et liberté ne sont donc pas contradictoires, bien au contraire. La première est la condition de la seconde ; la seconde est la finalité de la première. Sans communauté qui l’oriente et l’ouvre à la rencontre du Tout-Autre, la liberté a de fortes chances d’errer longtemps au hasard ; orpheline de personnes libres jusqu’à s’être dessaisies d’elles-mêmes, la communauté est un égoïsme collectif, seulement plus imposant et envoûtant que l’égoïsme individuel. La communauté dispose le croyant à découvrir son unicité et à comprendre que la liberté s’épanouit dans le don de soi. Plus les communautés chrétiennes sont dessaisies d’elles-mêmes, disponibles et propices à l’apparition des vocations singulières de leurs membres, plus elles se font participantes du Royaume. La communauté chrétienne n’est messianique que lorsqu’elle réalise la communion » (p. 139).

Du fait de ces affinités naturelles, il se pourrait donc que la pensée de Foucauld Giuliani intéresse la vie consacrée – mais l’inverse pourrait tout aussi bien être vrai ! C’est en tous les cas ce qui me frappe à la lecture de cet ouvrage : même, et peut-être surtout, du fait de ses pauvretés (petit nombre de vocations nouvelles ; disparitions, absorptions ou fusions de congrégations ; crise des abus sexuels ou spirituels...), la vie consacrée peut non seulement s’inspirer du « dessaisissement » giulianien, mais encore peut-elle lui fournir un espace de réflexion et d’expérimentation : et si « la vie dessaisie » était déjà visible et réalisée dans le meilleur, le plus déployé, le plus apaisé de la vie consacrée ? On pourrait y réfléchir. On devrait en tous les cas le désirer et s’y employer.

[1Le Dorothy est un café associatif parisien fondé en 2017 par « une quinzaine d’amis animés par la foi chrétienne » (p. 125). « Le Dorothy se veut un lieu d’unification de la personne humaine autour de trois types d’activités principales : des ateliers de transmission de savoir-faire manuels, des cycles de conférences et des ateliers de réflexion, et des actions de solidarité (...) La journée, en semaine, le lieu est un café associatif et un accueil de jour » (p. 126).

[2L’A. l’écrit sans majuscule, à la fois pour distinguer cette « église » dont il parle de l’institution Église, mais aussi parce qu’il donne à ce mot une coloration locale prononcée : c’est d’un lieu où l’on se rassemble en réponse à l’appel de Dieu qu’il s’agit.

[3La foi comme abandon plutôt que la maîtrise

[4Chapitre I : « L’homme dessaisi ». Chapitre II : « La communauté dessaisie ».

[5« L’église est une communauté de manque. Cela signifie d’abord que le manque est ce que ses membres partagent intimement, la réalité vécue qu’ils dévoilent et déposent devant Dieu quand ils le prient d’étendre son Royaume sur eux et sur l’ensemble du monde » (p.104).

[6C’est le titre d’une partie du chapitre sur « La communauté dessaisie » : « Communauté et liberté » (p. 133).

Desclée de Brouwer, Paris, avril 2022

176 pages · 16,00 EUR

Dimensions : 13 x 20,5 cm

ISBN : 9782220097794

9782220097794

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