Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Passons sur l’autre rive

Vers une vie religieuse renouvelée

François Bustillo

Un ouvrage tout en fraîcheur, signé de l’ancien provincial des Franciscains de France et de Belgique, devenu en 2021 évêque d’Ajaccio. Le sens du titre, sur lequel il sera souvent revenu par la suite (p. 64, 66-67, 89, etc.), est donné dès l’introduction : « Passer sur l’autre rive ne signifie pas fuir une dure réalité ou chercher une rive plus douce. Il s’agit d’écouter la voix de Jésus qui pousse à une mobilité charismatique audacieuse » (p. 10). Plus précisément encore : « Le but de cette réflexion est de mettre au cœur l’amour (...). Est-ce que les religieux s’aiment ? Est-ce qu’ils se soutiennent ? Est-ce qu’ils manifestent l’amour au monde ? Est-ce qu’ils aident l’Église à être plus aimable et plus aimante ? » (ibid.). Cette voie de l’amour commence par un regard chaste sur le monde, c’est-à-dire une lecture spirituelle qui permet de « réhumaniser la société » (chap. I). Ici, cinq registres de la vie actuelle sont examinés, avec ce qu’ils ont de peu ajustés, exigeant pour autant « une lecture de foi et d’espérance sans naïveté. Il s’agit de la société du faire, du plaire, du durer (avec le transhumanisme) et de la fragilisation affective [1] » (p. 15).

Que peut y apporter « une vie religieuse sécularisée ? », se demande le long chapitre II. Il y a des domaines qui risquent, sans l’audace de passer vers l’autre rive, de s’atrophier de l’intérieur : l’ennui et le vide d’une « fatigue charismatique », la pastorale vocationnelle si elle ne pousse qu’à « rentrer dans le système », des existences monotones et sans passion, ou au contraire, le désir de sauver l’Église par la force d’un charisme bientôt étiolé, une rigidité devenue sectaire, un prophétisme coupé de l’institution... Tous les « éloignements charismatiques » qu’a connus l’histoire ont aussi été l’occasion de recadrements, mais la réforme ne peut commencer par un extérieur éloigné de l’intérieur. Ainsi, « l’autorité symbolique de l’habit » devient objet affectif ou idéologique (les tradis versus les modernes), alors qu’elle est liée à l’égalité, la fraternité et le témoignage parlant d’un Dieu « qui se promène dans les rues », et non seulement dans des célébrations liturgiques ou communautaires. « Passer du réactif au créatif », c’est laisser Dieu ouvrir des passages et Jésus nous appeler dehors, comme Lazare, et non s’installer dans une forme de protectionnisme des intérêts personnels induit par l’individualisme (lequel veut sans fin négocier l’obéissance et la fraternité), ou la conservation à tout prix d’une structure inadaptée. « Sortir du système ne signifie pas sortir de l’institution », mais vivre la vraie liberté des enfants de Dieu conduits par l’Esprit.

Un troisième chapitre « Une formation démodée ? » poursuit la métaphore de l’autre rive en notant que tout n’y est pas tranquille pour autant (cf. Mt 5,15), car « tout ce qui, avant, fut un atout, une force pour structurer la personne, devient aujourd’hui suspect » (p. 124). Quatre questions nouvelles en particulier pourraient être réfléchies : l’éducation par transmission n’est pas un endoctrinement affectif (et l’exercice de l’autorité n’est pas de soi maltraitance) ; l’obéissance est une attitude de liberté pour écouter Dieu et les autres, un chemin de libération qui ne peut sombrer dans l’arbitraire, par l’absence de médiation ecclésiale ou de discernement communautaire ; les tactiques de séduction ou de manipulation des vocations ne s’accordent pas à une mission qui consiste à témoigner et non à embrigader ; le refus de l’entrée ou de la poursuite de la formation n’est pas nécessairement discrimination et doit s’accompagner, pour qu’il soit clair que le bonheur de la personne « passe par un autre lieu ou une autre vocation » (p. 144) – sous peine de voir la formation à la vie religieuse « profanée » par la culture de l’accusation et du soupçon.

Le quatrième et dernier chapitre traite de « l’urgence d’aimer », comme Jésus. Évangéliser la mentalité depuis l’intérieur, c’est passer de l’amour sélectif à l’amour oblatif (p. 136). Quelques lignes seraient à respecter : le principe de courtoisie (hors des comportements asociaux, notamment à table) ; respecter le frère, même quand il ne nous respecte pas, et attendre dans l’espérance une relation paisible ; avoir foi en la dignité du frère, sans le réduire à ce qu’il a fait ou sait ou a ; aimer le frère, selon les cinq manières de Lc 6,35-37. « Il me semble que la vie religieuse doit élargir le manteau de Noé dans la vie relationnelle et sociale » (p. 172, cf. Gn 9,22-23). Bref, dira la conclusion, partir des racines et ne pas se contenter d’agiter les branches et les feuilles de l’arbre : « c’est là que se trouvent la force du charisme et la sève de l’amour du Seigneur » (p. 185). « Dans ce renouvellement, l’amour fraternel doit devenir – pour l’auteur qui en revient ainsi au début de l’ouvrage –, le moteur de toute action » (p. 187). Une méditation qui peut porter loin.

[1« Demain, la dimension prophétique de la vie religieuse nous poussera à être signes de l’amour de Dieu là où il y a désolation affective, là où il y a la douleur de l’abandon, là où on se sent seuls et isolés, là où l’hémorragie du sens fragilise l’être » (p. 59).

Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel, mai 2022

189 pages · 20,00 EUR

Dimensions : 15 x 22 cm

ISBN : 9782375823064

9782375823064

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