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L’Église primitive chez le père de Clorivière : originalité et fonction

Chantal Reynier

N°2004-3 Juillet 2004

| P. 158-169 |

Un des aspects les moins connus des fondations du P. de Clorivière tient à leur enracinement dans les Actes des Apôtres, mais aussi, à la valeur eschatologique de ces sociétés des derniers temps. Une telle vision garde aujourd’hui toute son originalité et son actualité.

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Comme beaucoup de fondateurs d’ordre qui l’ont précédé, le P. de Clorivière établit apostoliquement la Société du Cœur de Jésus et la Société des Filles du Cœur de Marie en se référant à Ac 4, 32 : « La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux, tout était commun. » Une telle référence ne semble pas très originale. En effet, c’est elle qui, dans l’Église des premiers siècles, manifeste le caractère apostolique de la vie cénobitique, telle que la présente Cassien (Conf. XVIII, 5-8) et telle qu’on la retrouve dans la Règle de saint Augustin (5). Au xiie siècle, elle est reprise par les ordres mendiants et prêcheurs pour mettre en lumière l’absence de rupture avec le monde. Elle leur permet de retrouver le caractère de la vie apostolique. Elle leur permet surtout de se référer à un modèle, celui de l’Église primitive, et d’assurer le renouveau de la vie religieuse, compris alors comme un retour aux origines. Dans les temps modernes, la référence à Ac 4, 32 demeure pour souligner le caractère apostolique des instituts nouvellement fondés. Clorivière ne semble donc pas innover. Pourtant, la façon dont il fait référence à Ac 4, 32 oriente singulièrement les instituts religieux qu’il crée [1]. Nous ne pouvons pas traiter exhaustivement le sujet tant la référence est présente dans les écrits de Clorivière, qu’il s’agisse de documents relatifs à la Société ou de lettres à des correspondants divers. Nous nous limiterons à quelques sondages dans les textes les plus significatifs.

Héritage et spécificité

Si la référence à Ac 4, 32 apparaît à maintes reprises dans les écrits de Clorivière, trois documents permettent d’en comprendre l’importance : le Mémoire aux évêques de France (1798), le Mémoire à Pie VII (2 septembre 1800) et la lettre au cardinal Caprara (15 janvier 1802) [2].

Au soir de l’inspiration, le 19 juillet 1790, Clorivière avait présenté son plan aux autorités ecclésiastiques pour vérifier avec elles que son projet de sociétés religieuses hors cadre venait bien de l’Esprit Saint. Désireux de ne rien entreprendre sans l’accord de l’Église, il cherche à obtenir l’approbation de Rome. Sur le conseil du nonce, il se tourne vers les évêques. La tâche n’est pas facile après la période de la Terreur qui a contraint bien des évêques à quitter la France. Clorivière rédige cependant un document d’une quarantaine de pages (dans l’édition actuelle). Il y explique la nature des Sociétés. Il montre d’abord que ces Sociétés ont tout « ce qu’il faut pour être des congrégations religieuses », en particulier qu’elles sont fondées sur les vœux : « C’est un sentiment universellement reçu parmi les théologiens que l’essence de l’état religieux consiste dans les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance [3]. » Rien apparemment de novateur en cela. Ensuite, Clorivière montre par une série de questions et de réponses que ces Sociétés non seulement peuvent être utiles à l’Église, mais qu’elles lui sont nécessaires. L’existence des Sociétés comme sociétés religieuses est possible, même si elle apparaît sous des modalités nouvelles, car l’Esprit a toujours suscité des formes nouvelles de vie en fonction du monde dans lequel l’Église vivait : « un nouvel ordre des choses dans l’Église, de nouveaux besoins exigent de la nouveauté dans les instituts religieux [4]. »

Une des innovations porte sur l’absence d’habitation commune pour les membres de ces instituts. Certes, ce sont les circonstances qui l’imposent : le gouvernement a interdit les vœux de religion et par conséquent, toute forme de vie commune et de signes distinctifs. Clorivière montre que :

« Le défaut d’habitation commune n’est qu’une de ces différences accidentelles qui ne préjudicient pas à l’essence de l’état religieux. Ce n’est pas une chose de notre choix ; elle est commandée par la nécessité, par l’état d’oppression où se trouve l’Église, par la guerre que les puissances du monde font à l’état religieux. L’habitation commune n’est point nécessaire pour former une société. Dans l’ordre civil, il suffit que plusieurs soient réunis sous de certains rapports, qu’ils tendent au même but pour composer une société. Dans l’ordre spirituel, tous les chrétiens dispersés dans l’univers font ensemble une même société indivisible. Dans la religion, c’est surtout l’obéissance aux mêmes supérieurs, à la même règle, c’est le vœu qu’on en fait joint à ceux de pauvreté et de chasteté qui constitue une même société religieuse. Or, ce vœu d’obéissance et l’union la plus étroite des cœurs seront comme la base et le caractère des deux Sociétés. Elles auront pour devise commune Cor unum et anima una. Ce sera l’objet le plus essentiel qu’on s’y proposera. »

La référence à Ac 4, 32 a donc pour fonction de montrer qu’une société religieuse repose sur la communion de ses membres dans une même adhésion au Christ, signifiée par les vœux, autrement dit, elle repose dans la pratique des mœurs évangéliques, non seulement confessées mais vécues au quotidien. Un tel type d’existence ne requiert pas l’habitation commune, mais même, il y supplée.

Dans le Mémoire adressé au pape Pie VII en vue d’obtenir l’approbation des Sociétés, Clorivière fait à nouveau référence à l’Église primitive :

« La fin particulière, qui les [les Sociétés] distingue des autres sociétés religieuses, est de faire fleurir tellement, même hors du cloître, et autant qu’il se pourra, dans tous les états et dans toutes les classes de la Société, le désir de la perfection évangélique, qu’on puisse apercevoir, partout où elles s’établiront, quelque image de l’Église naissante. »

La référence est présentée alors du côté du bénéfice que l’Église pourra en retirer : l’existence des Sociétés aura pour effet une instauration des mœurs évangéliques dans la société civile. Cela sera au profit de l’Église.

Clorivière insiste sur ce point :

« On pourrait donc dire, sans trop s’avancer, que, même dans des temps plus paisibles, elles auraient pu être de quelque utilité à l’Église, d’autant qu’elles ne peuvent blesser en rien les autres ordres religieux, et qu’elles ont ceci de propre et de particulier qu’elles tendent à mettre en vigueur, même dans le siècle et parmi les personnes de tout état et de toute condition, ce désir de la perfection évangélique, cette pureté de mœurs et ce mépris du monde et de tous ses biens qui brillèrent avec tant d’éclat au temps de l’Église naissante

La réponse du Pape au Père de Clorivière ne se fait pas attendre. Le 25 janvier 1801, il adresse un bref à Mgr Cortois de Pressigny, évêque de Saint-Malo auprès duquel le P. de Clorivière avait fait, comme il se devait, les premières démarches. Le Pape, tout en étant très prudent – c’est la période où les Sociétés sont suspectées et Clorivière recherché par la police suite au complot de la machine infernale – approuve les Sociétés et fait lui aussi référence à Ac 4, 32 :

« Nous aurons sans doute la consolation d’apprendre que, sanctifiés par la prière, l’exercice des bonnes œuvres, la pénitence et la pratique des conseils évangéliques, ces imitateurs des premiers chrétiens ne feront plus à l’envi “qu’un cœur et qu’une âme”. »

Enfin, le 15 janvier 1802, Clorivière, dans une lettre au cardinal Caprara, légat près du gouvernement français chargé de veiller à l’exécution du Concordat, donne, par souci de clarté et par sens de l’Église, des informations sur les Sociétés. Il fait à nouveau référence à l’Église primitive :

« Il faut que leur forme de vie soit telle, qu’elle puisse faciliter à toutes sortes de personnes, la pratique des conseils évangéliques ; qu’elle réveille dans tous les fidèles et dans toutes les classes de la société civile, l’esprit véritable du christianisme ; que, comme une digue puissante, elle s’oppose plus directement aux progrès de l’impiété, au torrent du mauvais exemple ; qu’elle puisse préserver du naufrage un plus grand nombre d’âmes et sauver plusieurs de celles que la séduction aurait entraînées ; qu’elle soit propre à sanctifier toutes les conditions ; à propager, à perpétuer le règne de la perfection évangélique […] ; en un mot à faire refleurir, pour tous les chrétiens, même dans le siècle, les beaux jours de l’Église naissante. »

En se référant à Ac 4, 32, Clorivière non seulement établit scripturairement le caractère apostolique des Sociétés, mais montre comment la société civile doit être transformée par une communauté chrétienne qui vit des mœurs de l’Église primitive. Loin d’être le principe d’un renouveau de la vie religieuse comme cela fut le cas au Moyen Age, chez les Mendiants ou les Prêcheurs, la référence à l’Église primitive a une fonction ecclésiale au sens large. Ce n’est pas la vie religieuse en tant que telle qu’il faut restaurer, mais c’est rendre à l’Église sa fonction de témoin dans le monde tel qu’il est, fût-il celui de la Terreur, par un corps d’hommes et de femmes entièrement consacrés au Christ.

La manière dont Clorivière se réfère à Actes paraît donc originale. Cependant, on peut se demander si elle n’est pas dans l’air du temps. En effet, certains révolutionnaires, comme l’abbé Sieyès, définissaient la mission de la Révolution comme une régénération de la nation et posaient la question suivante : pourquoi ne pas faire profiter l’Église de cette régénération en la ramenant à la simplicité et à la pureté de l’Église primitive ? Un tel argument était utilisé par les prêtres constitutionnels pour s’en prendre aux richesses de l’Église et montrer que la primitive Église était une Église pauvre matériellement [5]. Rien de cela chez Clorivière. Celui-ci ne vise pas une quelconque pauvreté matérielle mais le témoignage à rendre au Christ quelles que soient les circonstances, témoignage qui doit prendre son inspiration à la source, celle des Apôtres.

Accent eschatologique

Pour Clorivière, les Sociétés qu’il fonde en référence à l’Église primitive ont une fonction eschatologique. Elles ont pour but de redonner l’image de l’Église primitive par leur façon de vivre, hors du cloître, sans costume, sans habitation commune, à même le monde, distinguées seulement par un attachement indéfectible au Christ qui fonde seul la fraternité. Dans cette époque troublée où la religion est pourfendue, l’Église primitive devient alors significative du temps de la fin. C’est l’intuition de Clorivière.

Il découvre l’accent eschatologique de la référence à l’Église primitive dans la lecture qu’il fait du livre de l’Apocalypse dont il rédige, de 1792 à 1808, un immense commentaire. Il situe le drame dont il est témoin dans une histoire globale de l’Église distribuée selon les sept âges de l’Apocalypse. Apocalypse 6, qui décrit l’ouverture des sceaux par l’Agneau, lui paraît correspondre aux temps qu’il est en train de vivre [6].

« Dans les siècles qui nous ont précédés, jamais on n’a vu s’élever dans le sein de l’Église des tempêtes aussi furieuses que celles dont nous avons nous-mêmes été témoins […]. Je parle de ces temps que nous craignons et dont les oracles divins nous parlent avec certitude. »

Ces temps, ce sont ceux où « les Gentils viendront à défaillir de la foi et où l’impiété, exerçant par toute la terre sa domination tyrannique, ne souffrira point qu’il reste en aucun lieu du monde des vestiges des anciens ordres religieux [7] ».

Clorivière avait déjà développé cette intuition dans le Mémoire aux Évêques en 1798 : « C’est pour ces temps malheureux que nous disons que l’existence des deux Sociétés serait comme nécessaire [8]. »

Cette lecture littérale du texte le conduit à affirmer que les Sociétés ont été prévues dans les Écritures. Il donne les raisons de ces affirmations. La première : la forme des Sociétés correspond aux exigences de la clandestinité propre aux périodes de persécution. La deuxième : il est possible d’étendre la vie religieuse au plus grand nombre (hommes, femmes, veuves, célibataires) comme dans l’Église primitive. La troisième : les Sociétés, alors que tous les ordres ont disparu, ont pour vocation de lutter contre l’Antéchrist. Elles œuvrent à l’unité du troupeau en vue d’une Église dans laquelle les membres vivent le cor unum et anima una de l’Église primitive [9].

La lecture prophétique que fait Clorivière de l’Apocalypse n’est certes pas juste : ce livre n’est pas une annonce des événements à venir. Pourtant, Clorivière rejoint par là l’interrogation du Christ : « Le Fils de l’homme, lorsqu’il viendra, trouvera-t-il la foi sur terre ? » (Mt 13), interrogation qu’il exprime à sa manière dans le Mémoire aux Évêques de France : « C’est la religion tout entière qu’ils voudraient abolir. Jésus Christ est méconnu ; il est publiquement blasphémé. Qu’a-t-on fait ? Que projette-t-on de faire [10] ? »

Le souci de Clorivière consiste à donner à l’Église un corps de témoins du Christ qui, dans des temps tumultueux, soient capables d’affronter les épreuves et de ne pas faiblir dans le témoignage qu’ils ont à rendre au Christ. Dans les temps difficiles, le Seigneur a toujours suscité des ordres religieux « pour réveiller la piété des fidèles et défendre la foi [11] ». Si tout ordre religieux retrace quelque image de l’Église naissante, le propre de la Société est de le faire aux derniers temps : « Ce que nous nous proposons est de retracer, dans ces derniers âges, quelque image de l’Église naissante, de cette Église formée par les Apôtres, enrichie de tous les dons du Saint-Esprit. » Clorivière, et c’est là son originalité, déduit de l’histoire qu’il vit le rôle des Sociétés qu’il fonde. La fonction eschatologique des Sociétés explique leur nature. S’il se trompe sur les conditions de représentation, l’innovation qu’il propose conduit à la redécouverte d’un élément fondamental de la foi : le sens eschatologique des vœux. Cependant, l’eschatologie n’épuise pas le sens des Sociétés dans l’Église.

Réactualisation de l’Évangile

Si l’eschatologie constitue un horizon pour les Sociétés, Clorivière les invite à vivre cet horizon aux prises avec l’histoire, par un retour à l’Évangile qui soit le lieu même de l’inspiration pour une conduite vraiment chrétienne. Ce thème est très présent dans les lettres circulaires, notamment dans la deuxième. Adressée aux membres des Sociétés en 1799, la deuxième lettre circulaire s’intitule « Sur la charité qui, de nos cœurs, n’en doit faire qu’un seul en Jésus Christ [12] ». Clorivière met la première partie d’Ac 4, 32 en exergue : « La multitude de ceux qui croyaient n’avait qu’un cœur et qu’une âme. » Il montre que les Sociétés sont une modalité du dessein de Dieu : « C’est en Dieu seul que nous mettons notre confiance. Il nous assistera pour accomplir ce dont il a daigné nous inspirer le dessein et s’il nous soutient de sa main toute-puissante, est-il rien que nous ne puissions espérer [13] ? »

Clorivière ne se situe pas au niveau de l’organisation des Sociétés, mais il les voit dans le dessein de Dieu qui, aujourd’hui comme hier, appelle les hommes à la connaissance de son Fils, au cœur même des vicissitudes de l’histoire.

« Si l’Église, par un effet de la malice des hommes tombés dans l’incrédulité, doit se trouver, dans ces derniers temps, dans un état d’oppression et de persécution peu différent de celui de son premier âge, n’est-il pas bien conforme à la bonté divine qu’elle en reçoive des grâces qui soient proportionnées à celles qu’elle reçut alors, grâces dont l’effet soit de renouveler sa jeunesse comme celle de l’aigle (Ps 103, 5)  ? »

Les Sociétés se doivent tout entières au Christ, à un Christ apparaissant aujourd’hui dans l’efficacité de sa Résurrection :

« Le bras du Seigneur n’est point raccourci. Sa puissance et sa bonté sont toujours les mêmes ; ce qu’il a fait au commencement de son Église, il peut le faire encore : nous envoyer d’autres apôtres, faire descendre de nouveau son Esprit Saint sur l’Église, lui rendre sa jeunesse première et renouveler partout la face de la terre. »

Les Sociétés suscitées par Dieu à son Église sont appelées à entrer dans les mœurs du Christ en imitant les premiers chrétiens :

« Ce qui distingue surtout les premiers chrétiens, c’est l’union parfaite qui régnait entre eux, union si grande qu’ils n’avaient tous ensemble qu’un cœur et qu’une âme : “La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme .” »

Cette référence n’est pas une invitation à vivre dans une perspective psychologique : « Il est évident, précise Clorivière, que cette unité de cœur et d’âme ne peut être prise que dans un sens spirituel et moral [14]. » L’unité est vécue dans le respect qu’engendre l’Esprit à l’égard des différences : « Chacun des fidèles conservait les qualités propres de son esprit et tout ce qui formait son caractère particulier [15]. » Les Sociétés ne sont pas des sectes. L’unité de cœur de leurs membres ne suppose pas un nivellement, pas plus qu’une absence de personnalité. « Mais en devenant chrétien, il [chacun des fidèles] prenait tellement les mœurs et les goûts des chrétiens […] qu’on eût dit que, tous ensemble, ils étaient un même corps que le même esprit faisait agir et mouvoir à son gré [16]. »

Une telle unité vient de l’union au Christ confessée par chacun. Or, cette unité a nécessairement un rayonnement universel. « Ayons donc une foi semblable à la leur [celle des premiers chrétiens], cette foi produira chez nous les mêmes vertus et bientôt nous n’aurons comme eux “qu’un cœur et qu’une âme” [17]. »

Clorivière trace alors un tableau de la communauté qui peut paraître idyllique :

« Les premiers chrétiens avaient un même cœur, c’est-à-dire que, non seulement, ils étaient pénétrés les uns envers les autres de la plus sincère, de la plus intime charité, mais encore qu’il n’y avait entre eux aucun germe de discorde et de division ; point d’orgueil qui pût les porter à se préférer aux autres ; point d’attachement à leurs propres lumières ; point d’ambition, point d’intérêt particulier ; point d’affection pour les biens de la terre ; point de désir de vengeance ; point de passion déréglée pour quelque chose que ce fût. Uniquement occupés du soin de plaire au Seigneur, animés du même esprit, comme de véritables enfants de Dieu, ils en recevaient tous ensemble le mouvement et la vie. »

En fait, loin d’être le tableau d’un paradis perdu, Clorivière décrit une Église dont le Christ est le centre. L’Église primitive vit sous l’instance du Ressuscité dont elle reçoit l’élan et la vie. Cela n’est pas du passé. Ces mœurs sont celles du chrétien et spécialement du consacré dont le seul souci est de « plaire au Seigneur », comme le rappelle Paul en 1 Co 7, 32-35. La consécration religieuse consiste à mettre le Seigneur au-dessus de tout, de sorte qu’il règle décisions, affectivité, relations… et qu’ainsi notre existence soit intégrée à la sienne. Seule une communauté saisie dans l’Esprit peut vivre des mœurs de l’Évangile :

« Ils tendaient tellement à la même fin, au même but surnaturel : la gloire de Dieu, le bien de l’Église, leur salut et celui du prochain que, quoiqu’ils prissent pour y parvenir des chemins différents, et qu’il y eût entre eux une grande diversité de dons et d’attraits, il paraissait néanmoins que le même esprit les faisait agir et qu’il réglait seul tous leurs mouvements. »

Ces mœurs évangéliques constituent le véritable témoignage rendu au Christ. Bien plus, les événements que Clorivière connaît le conduisent à placer les Sociétés non seulement sous l’instance du Ressuscité, mais dans la présence du Seigneur qui vient, attente qui caractérisait tellement l’Église primitive, attente qui a toujours besoin d’être revivifiée.

« Les désordres inouïs jusqu’à ce temps, auxquels se portent les chrétiens apostats, ne nous montrent-ils pas bien clairement dans quel excès de malheur et d’aveuglement on se plonge, dès qu’on s’éloigne de Jésus Christ ? Et si cela nous pronostique la fin des siècles, l’approche du souverain juge, quoi de plus propre à ranimer notre vigilance ? Quel motif plus fort pour nous engager puissamment à redoubler nos efforts pour retracer parmi nous quelque image de l’Église naissante  ? »

Conclusion

La référence à Ac 4, 32 et par là, à l’Église primitive, a pour but de fonder scripturairement les Sociétés et de les inscrire ainsi dans la tradition de l’Église. L’originalité de Clorivière se situe dans l’utilisation qu’il fait de cette référence. Elle lui permet de souligner la spécificité des Sociétés puisque, sans habitation commune, elles peuvent cependant revendiquer une nature religieuse. Elle lui permet aussi de montrer qu’en puisant l’inspiration dans l’Église primitive, il ne s’agit pas de restaurer la vie religieuse, mais de redonner à l’Église son rôle de témoin du Christ à même le monde. En raison des événements et de la relecture qu’il fait de l’Apocalypse, il découvre comment ces Sociétés ont une fonction eschatologique. Enfin, il met en lumière, grâce à la référence à Ac 4, 32, la nécessité pour les Sociétés de conformer leur vie aux mœurs de l’Évangile sans lesquelles toute confession du Christ demeure vaine.

[1En 1791, alors que l’État supprime la vie religieuse, Pierre-Joseph de Clorivière (1735-1820) fonde deux sociétés religieuses afin de maintenir dans l’Église et pour le monde un corps de témoins entièrement consacrés au Christ. Sur la vie du P. de Clorivière, voir Ch. Reynier, Pierre-Joseph de Clorivière. Un maître spirituel pour aujourd’hui, Parole et silence, 2001.

[2Société des Filles du Cœur de Marie, Documents historiques. Les trente premières années 1790– 1820, Paris, 1981, hors commerce, p. 115-220 ; 267-280.

[3Ibid., p. 127.

[4Ibid., p. 142.

[5Par exemple, le discours de Le Tourneur, curé constitutionnel de Torteval dans le Calvados : « Les ennemis de la patrie cherchent à vous tromper ; ils vous tendent des pièges et malheureusement les esprits faibles s’y laissent prendre. Ils vous persuadent que l’Assemblée nationale veut détruire la religion catholique, apostolique et romaine. Non, mes frères, l’auguste assemblée ne prétend point mettre la main à l’encensoir, ni toucher au spirituel ; son intention est seulement de rappeler l’Église à son institution première et d’élever sur le Trône cette sainte religion, avilie depuis si longtemps. »

[6Cf. Documents historiques, p. 156-162.

[7Documents historiques, p. 176-177.

[8Documents historiques, p. 156.

[9Sur ce sujet, voir J. SEGUY, « De la primitive Église aux temps de la fin : les Sociétés comme utopie », dans Recherches autour du Père de Clorivière. Actes du colloque des 18-19 octobre 1991, Paris, 1993, p. 137-159.

[10Documents historiques, p. 162.

[11Ibid., p. 51.

[12Lettres circulaires 1799– 1808, Paris, 1935 (hors commerce) : deuxième lettre circulaire, p. 39-66.

[13Lettres circulaires, p. 43.

[14Ibid., p. 46.

[15Id.

[16Id.

[17Ibid., p. 47.

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