Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Sur l’image de la Transfiguration dans l’exhortation Vita consecrata

Bernard Maës

N°2004-4 Octobre 2004

| P. 227-240 |

Méditant sur l’icône du Christ transfiguré, un jeune théologien voit dans le signe de la vie consacrée un mystère lumineux — commentaire adapté à Vita consecrata s’il en est.

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L’icône du Christ transfiguré est le premier développement conséquent de l’exhortation Vita consecrata : elle est présentée tout au début du premier chapitre intitulé « Confessio Trinitatis, aux sources christologiques et trinitaires de la vie consacrée ». En parcourant la section introductive de ce chapitre (nos 14 à 16), nous voulons étudier comment et pourquoi l’exhortation utilise le récit de la Transfiguration pour méditer la vie consacrée. Notre lecture s’attachera à dégager et articuler différentes harmoniques du texte. Auparavant, une brève récapitulation de la présentation générale permettra de ressaisir le contexte de notre objet d’étude.

Présentation générale (nos 1 à 13)

L’exhortation commence par prendre acte de la vie consacrée qui est un « don de Dieu » ; les hommes qui l’ont adoptée « ont contribué à manifester le mystère et la mission de l’Église ». Dès lors, à la veille du nouveau millénaire, le Synode se proposait d’« approfondir le sens et les perspectives d’avenir » de la vie consacrée. En action de grâce, le texte relève sa richesse ainsi que sa « diffusion universelle », pour le profit de l’évangélisation, à travers « une grande variété de formes et d’expressions ». À ce propos, la vie consacrée est clairement un don fait à l’Église, un « élément décisif pour sa mission » : « elle appartient de manière intime à sa vie, à sa sainteté et à sa mission », « elle est partie intégrante de la vie de l’Église ». Face à ces merveilles, le Synode a voulu « expliquer l’identité des différents états de vie, leur vocation et leur mission spécifique », dans l’esprit d’une communion chrétienne qui intègre la variété. Faisant brièvement mémoire de l’histoire des acteurs de la vie consacrée, l’exhortation voit l’œuvre de l’Esprit dans ces réalisations sous différentes formes, parce qu’elles manifestent « l’unité du commandement de l’amour » : « œuvre constante de l’Esprit Saint », à travers les multiples charismes. S’ensuit une présentation des expressions diverses de la vie consacrée : vie monastique en Orient ainsi qu’en Occident, ordre des vierges, ermites et veuves, instituts contemplatifs, vie religieuse apostolique, instituts séculiers, sociétés de vie apostolique, sans oublier les nouvelles expressions de la vie consacrée, « signe de la complémentarité des dons de l’Esprit Saint ». Suite à ce panorama, l’exhortation entend présenter les fruits du Synode, dans un esprit d’encouragement et d’élan.

L’icône du Christ transfiguré (no 14)

Le premier chapitre aborde la question du « fondement évangélique de la vie consacrée ». On sait à quel point cette question est épineuse. Parmi d’autres théologiens, Luther dénia tout enracinement de la vie monastique dans les évangiles. Notre texte, lui, offre de contempler la « forme de vie » que le Christ a adoptée au cours de sa mission. À tous les hommes, Jésus propose d’accueillir le Royaume de Dieu, mais s’adressant à « certains de ses disciples », il les invite « à mettre leur existence au service de cette cause, en quittant tout et en imitant de près sa forme de vie ». Il nous semble intéressant que ce paragraphe exprime à la fois l’universalité de la mission (tous sont appelés au Royaume) et la singularité de la vie consacrée (certains adhèrent radicalement à la cause). Ne s’agit-il là que d’une affaire pragmatique, les uns se mettant concrètement au service de tous en agissant comme Jésus ? Plus finement, au cœur de l’articulation réside le pôle de la manifestation. En effet, d’après l’exhortation, la singularité est ostensible dans la rupture (quitter) et dans la conformation au Christ (par le moyen de l’imitation). Si ces termes dérivent du domaine de l’action et du champ personnel (éloignement, vie), ils s’apparentent aussi à l’idée de visibilité envers tous (radicalité par rapport au monde, forme). Dans le contexte actuel du défi de la laïcité, la visibilité est parfois pensée comme affirmation d’une identité, condition brandie pour un honnête dialogue ; elle est aussi parfois abordée à partir des signes religieux extérieurs. Ces angles d’approches ont certes leur pertinence pour la réflexion, mais nous voyons que l’exhortation développe une autre perspective [1].

La question, à ce stade encore non abordée, est évidemment d’articuler d’une part l’effectivité de la participation à la mission et d’autre part, la manifestation propre de la vie consacrée. Toutefois, on devine la solution qui réside dans l’unité de la personne du Christ : la mission effectivement universelle se déploie dans la forme singulière de la vie adoptée à cet effet par Jésus. Autrement dit, l’incarnation en tant qu’assomption de l’humanité par le Fils ne saurait résumer l’accomplissement du salut, s’il ne s’agissait que de natures abstraites. Il faut encore contempler le déploiement de la volonté du Fils incarné, déploiement qui s’exprime dans la « forme de vie », assumée en toute connaissance de cause. Par ce moyen, non seulement Jésus rend accessible le salut à tout homme, notamment grâce à la lumière particulière apportée par cette existence singulière – parlons encore ici de manifestation –, mais, en outre, le Christ laisse comme une empreinte dans l’humanité, empreinte de sa propre vie consacrée, trace tangible de sa propre volonté d’amour, dans laquelle bien des hommes et des femmes trouveront l’appel à se conformer en vue de participer à la mission universelle – nous retrouvons ici l’effectivité. Ajoutons qu’il est merveilleux que cette empreinte puisse accueillir la variété des formes de vie consacrée que la section introductive a auparavant décrites.

Le deuxième paragraphe ouvre le propos christologique à la dimension trinitaire : si Jésus imprègne ainsi en quelque sorte la vie consacrée, il en est de même des deux autres personnes divines. En effet, le fidèle qui adopte « cette existence christiforme » ne peut le faire que suite à « une vocation spéciale et en vertu d’un don particulier de l’Esprit ». De fait, l’exhortation souligne le caractère radical de la réponse du baptisé qui choisit la sequela Christi : celle-ci s’inscrit dans une pratique qui exige un don entier de la personne : la pratique des conseils évangéliques et notamment la chasteté pour le Royaume (c’est du moins ainsi que nous comprenons l’enchaînement du paragraphe). Notons dans le texte l’idée que l’origine de la forme de la sequela Christi « est toujours l’initiative du Père ». Cette idée n’est pas ici argumentée. Probablement qu’il faut comprendre que la « vocation spéciale », dont il est question à la phrase précédente, s’origine dans le Père qui authentifie la mission du Fils (la vocation est exprimée d’une manière christocentrique : « Toi, suis-moi ! »). Toujours est-il que, par ces mentions du Père, du Fils et de l’Esprit, l’exhortation arrive ainsi à évoquer le « caractère trinitaire de la vie chrétienne », caractère que la vie consacrée « exprime de manière particulièrement vive ».

De façon également condensée, le texte en vient alors à considérer dans la vie consacrée « l’anticipation de l’accomplissement eschatologique vers lequel tend toute l’Église ». Autrement dit, il existe dans la conformation à l’existence « christiforme » non seulement une participation effective à la mission universelle, mais encore un rapport particulier au temps du salut. Étant singulièrement pétrie des relations trinitaires, la vie consacrée anticipe l’accomplissement de la vie chrétienne, mais, notons bien, dans une perspective ecclésiale. Ce n’est pas tel baptisé consacré qui anticipe la course de tel autre, mais c’est le Corps entier qui se trouve concerné par sa réponse singulière à la vocation. Par conséquent, nous quittons la considération du singulier en relation à l’universel, pour scruter plutôt la relation organique de l’existence « christiforme » avec le corps ecclésial : cette organicité ne doit pas être considérée uniquement selon ce qu’on pourrait appeler une dimension purement esthétique (la forme contemplée pour elle-même en contraste avec d’autres formes ou « informités »), mais selon une dramatique (une conformation particulière qui anticipe l’accomplissement du tout). C’est au regard de la dramatique que l’esthétique trouve sa place : si nous pouvons admirer la radicalité de vie des consacrés dans l’Église, c’est en tant qu’elle anticipe une certaine conformation du Corps à la Tête, conformation ecclésiale et non plus singulière [2]. L’exhortation ne développe pas ici ce point. Une certaine lumière apparaît si l’on envisage l’Église eschatologique comme entièrement constituée, consacrée dans le sacrifice parfait du Christ, unie à son culte d’action de grâce (Ep 1,9-10 ; He 10,14 ; 13,15 ; Ap 4) ; présentement, la vie consacrée serait alors dans le Corps la marque inscrite du mystère pascal et ecclésial, sans être pour autant spécifiquement sacramentelle sinon par le baptême. Toutefois, nous devançons notre texte sur ce point de la conformation ecclésiale.

Avec cette considération visant l’aspect formel, ces deux premiers paragraphes ouvrent donc notre propre regard sur la vie consacrée et sa dimension de manifestation. C’est important, puisque la suite du chapitre se propose de nous faire contempler un épisode particulièrement lumineux et riche de la vie du Christ : la Transfiguration. Celle-ci sera reprise en rapport avec la vie consacrée, selon les différentes tonalités qui ont été introduites : la perspective trinitaire est développée dans la première section : « I. À la louange de la Trinité ». Nous entrevoyons la dramatique dans « II. De Pâques à la plénitude des temps » (avec la perspective eschatologique), puis la dimension ecclésiale dans « III. Dans l’Église et pour l’Église », et enfin le vécu de l’existence christiforme dans l’Esprit de Jésus : « IV. Guidés par l’Esprit de sainteté ». Notre article se contente d’étudier la section introductive, comme il a été dit.

Le troisième paragraphe du chapitre explique l’intérêt de porter l’attention sur le récit de la Transfiguration en lien avec cette « vocation spéciale » (c’est-à-dire la vie consacrée). L’épisode offre une « vision d’ensemble » par rapport au reste des « gestes et paroles du Christ ». Deux points fondamentaux sont à prendre en compte : le Christ offre un « visage rayonnant », et la Transfiguration relève d’un « mystère ». Par conséquent, nous trouverons dans ce récit une lumière qui éclaire autre chose que des aspects superficiels : elle brille au sein du mystère. Du point de vue de l’application de cette péricope évangélique à la vie consacrée, deux arguments sont avancés. Premièrement, l’exhortation s’appuie sur le recours habituel de la « tradition spirituelle ancienne » au Christ transfiguré. Cette tradition « relie la vie contemplative à la prière de Jésus “sur la montagne” », ce qui soulève un léger problème, car Matthieu ne mentionne pas cette prière de Jésus lors de la Transfiguration (alors que Luc insiste sur ce point). Soulignons d’ailleurs que parmi les trois témoignages reportés en note, seul le dernier texte fait explicite-ment référence à la Transfiguration, mais sans du tout évoquer la prière de Jésus. Ces deux remarques montrent que le principal topos visé est en fait « la montagne », lieu dans lequel s’inscrivent et se comprennent la Transfiguration et la prière de Jésus.

C’est précisément cet aspect d’élévation qui est relevé dans le deuxième argument : l’« ascension sur la montagne » suivie d’une « descente de la montagne ». L’exhortation y voit l’enchaînement des deux parties contemplative et active de la vie consacrée. Le lieu de la montagne est-il de cette sorte réservé aux chrétiens qui professent les conseils évangéliques ? Il est en tout cas propre à éclairer le mystère vécu dans la vie consacrée. Car dans ce paragraphe, par trois aspects, Pierre, Jacques et Jean sont rapprochés des disciples qui sont consacrés par appel : premièrement, ils jouissent de « l’intimité du Maître », trait que nous retrouvons dans la sequela Christi. Deuxièmement, ils sont « un moment enveloppés par la splendeur de la vie trinitaire et par la communion des saints » ; l’exhortation a auparavant évoqué le caractère trinitaire de la vie chrétienne exprimé de manière particulièrement vive dans la vie consacrée. Dans l’expérience de la Transfiguration, les disciples sur la montagne sont « comme emportés dans l’éternité », ce que traduit notamment concrètement le choix de la chasteté pour le Royaume, ou bien encore, à diverses échelles selon le mode concret, le choix d’un certain temps consacré à la prière et à la méditation de la Parole de Dieu. Troisièmement, l’exhortation considère le retour de l’illumination à la vie ordinaire : « Ils sont soudain ramenés à la réalité quotidienne ; ils ne voient que “Jésus seul” dans l’humilité de la nature humaine » ; là encore, nous pouvons facilement percevoir une note de la vie consacrée, dans laquelle les disciples font l’expérience d’une illumination au milieu d’une expérience ordinaire : les trois conseils évangéliques restent par exemple difficiles à vivre. Les disciples sont invités à « partager ses efforts [de Jésus] dans la réalisation du dessein de Dieu », et à « prendre avec courage le chemin de la croix ».

Ainsi donc, la péricope de la Transfiguration convient particulièrement pour réfléchir la vie consacrée. Le premier argument est le topos de la montagne, lieu symbolique et sujet de prédilection de la tradition monastique, en raison du caractère éloigné de la vie ordinaire (topos de la vallée) et rapproché du ciel (topos de la vie béatifique) ; ce que le moine dit ici de lui-même peut être adapté aux autres formes de vie consacrée. Le deuxième argument porte sur l’intensité de la relation des disciples, vécue à ce moment précis sur cette montagne avec le Christ. Certes, tout chrétien a quelque chose à vivre de cette expérience, mais précisément, ce jour-là, seuls furent emmenés à l’écart Pierre, Jacques et Jean pour la vivre dans sa totalité. De manière similaire, seuls certains chrétiens sont choisis pour la vie consacrée.

Pour terminer l’analyse de ce no 16 qui introduit au récit de la Transfiguration, nous voyons que l’existence « christiforme » ne consiste pas seulement à se laisser façonner à partir d’une « empreinte » ou d’un modèle extérieur, fût-il celui du Christ. Cette existence consiste à entrer dans une relation spéciale, au sein même de cette existence à la suite de Jésus. Le « visage rayonnant du Christ dans le mystère de la Transfiguration » (troisième paragraphe) n’a pas pour seul but de faire découvrir une nouvelle tonalité « christiforme » à appliquer par un quelconque quatrième conseil évangélique : quel homme ou femme peut-il obtenir d’être transfiguré par acte de volonté ? Si le visage de Jésus est resplendissant, c’est en tant que visage offert à la relation, en tant que donné pour être reçu au sein de la sequela. Et c’est à l’aune de cette considération que l’icône du Christ transfiguré permet de saisir les traits essentiels de cette vocation spéciale à la vie consacrée « dans une vision d’ensemble ». Dans cette vision offerte, le disciple passe de la splendeur de la contemplation au chemin de la Croix. Autrement dit, l’épisode de la Transfiguration est éclairant parce qu’il interdit de regarder la vie consacrée dans un sens unilatéral, celle d’une pure imitation christiforme. La profession des conseils évangéliques est aussi et avant tout un appel à entrer singulièrement dans le mystère de Jésus révélé en acte, mystère de Dieu fait homme pour le salut du monde entier.

Et il fut transfiguré devant eux (no 15)

Après avoir cité le récit de la Transfiguration (Mt 17,1-9), l’exhortation précise en deux paragraphes l’application de l’épisode à la vie de l’Église. D’abord est explicité le mystère qui est en jeu : il s’agit d’un affermissement dans la foi, d’une préparation à la Croix, et d’une anticipation de la gloire de la Résurrection. Cet « événement révélateur » semble bien récapituler ou condenser en un « moment décisif » l’ensemble de la vie de Jésus. Comme premier destinataire participant de ce mystère, l’exhortation énonce sans surprise l’Église : « Ce mystère est continuellement revécu par l’Église ». Soulignons ce « revécu continuel » du « peuple en marche vers la rencontre eschatologique », car ces expressions évoquent le passé pour éclairer le présent, dans une perspective d’avenir : elles permettent de comprendre en quoi l’Église peut participer aujourd’hui au mystère du Christ. Mais une autre dimension temporelle est soulignée : celle d’une contemplation de la Transfiguration suivie de la contemplation de la Croix : « le visage transfiguré du Christ » fait place à « son visage défiguré sur la Croix ». Autrement dit, en tant qu’affermissement, préparation et anticipation, la Transfiguration est proprement au cœur de deux échelles temporelles : celle de la vie de l’Église, celle de la vie singulière du Christ (les deux dimensions ne pouvant évidemment pas être considérées indépendamment l’une de l’autre). Et que ce soit sur la montagne ou face à la Croix, l’Église « est l’Épouse devant l’Époux, elle participe à son mystère, elle est entourée de sa lumière ». L’image nuptiale ici employée est tout à fait propice pour récapituler les différentes caractéristiques ecclésiales de ce récit : face-à-face et participation, ou : union à travers le temps et au fil du temps.

Dans le deuxième paragraphe, l’exhortation commence par dire que cette lumière dont est entourée l’Église s’applique à tous, car tous sont « également appelés à suivre le Christ en fondant sur Lui le sens ultime de leur vie » ; en s’inscrivant dans la révélation de ce sens, la Transfiguration concerne donc effectivement l’ensemble des chrétiens. Toutefois, l’exhortation affirme ensuite que « les personnes appelées à la vie consacrée font certainement une expérience unique de la lumière qui émane du Verbe incarné ». Cette expression « expérience unique » est heureuse, au regard du paragraphe qui précède, car elle indique entre autre que l’Église n’est pas « l’Épouse devant l’Époux » selon une globalité corporative qui ferait l’économie des expériences uniques de nuptialité propres à certains chrétiens. La lumière du Christ est donc personnellement éprouvée par les disciples, et la pointe en est le resplendissement que les personnes consacrées portent alors en elles-mêmes : « En effet, la profession des conseils évangéliques fait d’eux des signes prophétiques pour la communauté de leurs frères et pour le monde. » Notons bien la portée du propos : il ne s’agit pas de refléter à l’extérieur une lumière reçue personnellement, car ceci est vrai pour tout chrétien. La spécificité de la vie consacrée, c’est « la profession des conseils évangéliques », lesquels tranchent par rapport à la vie mondaine et jettent une lumière prophétique [3]. Bien sûr, en dernier recours, cette lumière est bel et bien reçue personnellement, dans l’appel à la vie consacrée.

L’exhortation médite alors les paroles de Pierre faisant le constat de sa situation : « Il est heureux que nous soyons ici ! » De même, dans le resplendissement prophétique de leur vie, les personnes consacrées « doivent nécessairement vibrer de manière particulière » à ces paroles enthousiastes. Le constat, c’est « l’orientation christologique de toute la vie chrétienne ». Mais plus spécifiquement, les paroles « expriment avec vigueur le caractère radical qui donne son dynamisme profond à la vocation à la vie consacrée ». Autrement dit, en ratifiant dans l’action de grâce le signe prophétique qu’elle donne dans le monde, la personne consacrée célèbre ce dynamisme. Le cri de Pierre n’a pas qu’une portée statique ; au contraire, Pierre semble dire : « Il est heureux que nous soyons ici, dans cette suite dynamique qui oriente profondément et de belle façon notre vie. » L’exhortation va dans ce sens, si l’on veut bien considérer le cri en question comme la première manifestation prophétique d’une vie centrée sur le Christ : « Comme il est beau pour nous de rester avec Toi, de nous donner à Toi, de concentrer de manière exclusive notre existence sur Toi ! » Le visage resplendissant de Jésus trouve un écho dans le cœur ravi de Pierre, et l’exhortation précise le médium de cet écho, à savoir la communion d’amour : « Celui qui a reçu la grâce de cette communion d’amour spéciale avec le Christ se sent comme saisi par son éclat. » La Transfiguration offre donc un bel éclairage sur la vie consacrée, apprenant à lire au sein du ravissement du disciple la cause ultime de ce même ravissement : un signe retentissant au plus intime de la personne.

Finalement, il nous semble que l’image de l’Église vue comme « l’Épouse devant l’Époux » rend parfaitement compte de l’utilisation du récit de la Transfiguration lorsque ce dernier est lu dans la perspective de méditer la vie consacrée. C’est plutôt une surprise, car dans le texte évangélique, rien n’évoque une telle image nuptiale, sinon justement le face-à-face offert, et le cri de joie de Pierre, détail en général peu commenté selon cette signification (Luc semble éluder l’importance de cette réaction, en ajoutant : « Il ne savait pas ce qu’il disait », Lc 9,33). A travers le signe prophétique des personnes consacrées, l’Église découvre l’amour nuptial dont elle est choyée. Si la Transfiguration fut proposée individuellement et en petit groupe à Pierre, Jacques et Jean, elle devient néanmoins en tant que parole de Dieu adressée à l’Église tout entière.

Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le (no 16)

L’exhortation voit dans l’appel du Père un approfondissement de l’extase dont les disciples sont sujets : c’est un appel à centrer leur vie sur le Christ. Plutôt qu’un approfondissement, certains auraient lu un arrachement à l’extase, une objectivation ou la sortie d’un état déconnecté de la réalité. Mais comme nous l’avons vu, si nous voulons absolument évoquer une « sortie de l’extase », alors il faut pointer la descente au retour de la montagne, suite à l’intervention de Jésus (Mt 17,7). La voix du Père intègre à l’illumination des disciples un principe objectivant d’authentification, clef théologique et morale, leur permettant de devenir signes prophétiques du Fils.

Toutefois, le véritable arrachement mis en œuvre dans la vie consacrée n’est pas celui de l’extase, mais celui de la vie usuelle : « Une nouvelle profondeur à l’invitation à le suivre que Jésus lui-même, au début de sa vie publique, leur avait adressée, en les arrachant à leur vie ordinaire et en les accueillant dans son intimité. » Ainsi, la réalité à découvrir et à approfondir, c’est « la grâce de cette communion d’amour spéciale avec le Christ » dont il a été question au numéro précédent. L’exhortation reprend ce thème : « C’est précisément de cette grâce spéciale d’intimité que proviennent, dans la vie consacrée, la possibilité et l’exigence du don total de soi par la profession des conseils évangéliques. » Aussi bien, la vie consacrée ne saurait être considérée comme une juxtaposition incohérente de montée extatique sur la montagne et de descente dans les difficultés de la vie ordinaire. Dans la parole du Père – « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le » – est au contraire suggéré l’enracinement de la sequela Christi au cœur même de l’expérience unique initiée par la lumière de la Transfiguration. Le véritable terreau des conseils évangéliques est cette écoute du Christ, cet approfondissement de sa parole. L’exhortation montre la portée de ces conseils : « Avant d’être un renoncement et même davantage, [ils] permettent d’accueillir le mystère du Christ d’une manière spécifique, vécue à l’intérieur de l’Église. » Plus qu’une configuration à des commandements, configuration déjà en soi légitime, les conseils résultent de cette grâce de l’amour nuptial.

Comparant les différentes vocations dans l’Église, qui sont « comme les rayons de l’unique lumière du Christ », l’exhortation insiste à propos de la vie consacrée sur son aspect eschatologique : la vie consacrée doit montrer Jésus comme « le terme eschatologique vers lequel tout tend, la splendeur face à laquelle pâlit toute autre lumière, la beauté infinie qui peut seule combler le cœur de l’homme » (les laïcs sont plutôt situés selon une dimension d’achèvement cosmologique, et les ministres sacrés dans la perspective de l’attente de la gloire). La vie consacrée est donc envisagée selon sa qualité intensive, en tant qu’expression incisive au cœur du monde de l’étincellement eschatologique. D’où les conseils évangéliques : il s’agit « de vivre et d’exprimer cela par une adhésion qui est “configuration” de toute l’existence au Christ, dans une orientation radicale qui anticipe la perfection eschatologique ». Nous découvrons ici une autre tonalité de l’existence « christiforme » que nous avons rencontrée plus haut : il n’est pas question de se conformer plus ou moins, en fonction d’abord de tel ou tel désir personnel, mais selon un principe clairement exprimé : il s’agit de choisir la radicalité pour autant qu’elle anticipe la « perfection eschatologique ». De fait, l’exhortation admet la diversité de mise en œuvre de cette radicalité, une fois comprise l’orientation adéquate, « selon les différents charismes et pour autant qu’il est possible d’y parvenir dans le temps ».

Le texte poursuit en passant en revue les trois conseils de chasteté, pauvreté et obéissance : la personne consacrée cherche « à reproduire en elle-même, dans la mesure du possible, “la forme de vie que le Fils de Dieu a prise en entrant dans ce monde” (LG 44) ». A chaque fois est pointé le lien du Fils au Père, exprimé dans la vie consacrée : la virginité enseigne l’unicité du Fils uni au Père ; la pauvreté exprime la réception filiale des dons du Père, et l’obéissance fait entrevoir l’amour de la volonté du Père. L’exhortation peut alors introduire la première section sur la Trinité : « La vie consacrée réalise à titre spécial la confessio Trinitatis qui caractérise toute la vie chrétienne. »

Conclusion

Ce parcours, plus ou moins proche du texte de l’exhortation, nous a permis de découvrir quelques notes de la vie consacrée, à la lumière du récit de la Transfiguration. En ce qui concerne ce récit, nous sommes frappés de l’originalité du commentaire proposé, notamment lorsque l’exhortation évoque la dimension nuptiale de l’Église face au visage du Christ transfiguré. Du point de vue de la vie consacrée, nous retenons comme fondement essentiel l’existence « christiforme » que représente le vécu des conseils évangéliques. Ce choix de vie, qui admet de multiples formes, doit être régulé par un principe ecclésial : l’anticipation eschatologique résultant du rapport entre les personnes consacrées et l’Église. Toutefois, la pointe de l’exhortation réside dans le lien proposé entre d’une part cette existence « christiforme » et son corollaire eschatologique, et d’autre part la nuptialité.

En effet, l’application à la vie consacrée de la scène de la Transfiguration permet de mettre en valeur un élément tout à fait éclairant : les conseils évangéliques s’entendent comme un appel, à l’intérieur même de la contemplation de l’amour intime dont fait l’expérience le disciple appelé sur la montagne. Le visage rayonnant du Christ n’éclaire pas seulement le mystère de sa propre personne humaine et divine, mais aussi le mystère d’amour au cœur du disciple. Ce dernier a de quoi s’exclamer sur la bonté de sa situation, avant même d’éprouver la difficile participation au chemin de la Croix. Et à travers la sequela Christi professée par les conseils évangéliques, le disciple découvre, dans le signe prophétique qu’il porte en lui-même, le resplendissement de la lumière du Christ. De l’intime à la profession extériorisée, c’est bien la même lumière qui réjouit le disciple.

Dès lors, la méditation menée par l’exhortation sur le récit de la Transfiguration permet de considérer de manière particulièrement heureuse l’exacte portée des conseils évangéliques dont la profession définit la vie consacrée : les conseils induisent véritablement en jeu l’anticipation eschatologique de la dimension nuptiale de l’Église, Épouse ravie contemplant le visage radieux de l’Époux qui s’offre pour elle (Ep 5,25). S’inscrivant dans le mystère de l’amour de Dieu pour l’homme, l’existence christiforme de certains des membres communique au Corps entier la lumière des noces de l’Agneau, à l’image des cinq vierges prévoyantes préparant avec leurs lampes la venue de l’Époux (Mt 25, 1). Inscrit dans la dramatique pascale, le moment de la Transfiguration inaugure le temps nouveau de la manifestation effective de la vie consacrée. Or, le ravissement anticipé de l’Église reçoit la plus haute confirmation par l’autorité même de la voix du Père. C’est pourquoi tout chrétien se doit de méditer et honorer l’exemple des personnes consacrées au sein de l’Église, non pas par un regard pauvrement esthétique, mais ouvert à la grâce de lumière offerte et agissante dans la vie consacrée.

Ajoutons pour notre part une réflexion : les sacrements trouvent chacun leur inscription dans les mystères joyeux, douloureux et glorieux traditionnellement médités dans le rosaire. La vie consacrée, elle, qui ne se définit pas comme sacrement, brille davantage au sein des mystères lumineux nouvellement proposés par Jean-Paul II, dans lesquels figurent l’enseignement des béatitudes et précisément la Transfiguration. Elle est un chemin de grâce « autre » et pourtant intégré, manifestation de ce qui est déjà donné, nécessaire surabondance dans l’économie de l’amour impatient, délicat joyau serti dans la précieuse couronne baptismale, nuptiale et sacerdotale, offert par l’Époux à son Élue en certains de ses membres pour le bien du Corps entier. Puisse chacun et chacune se laisser saisir devant ce mystère lumineux que constitue le signe de la vie consacrée.

[1Il est d’ailleurs préférable ici de parler de manifestation ou d’expression plutôt que de visibilité, mot qui ne s’ancre pas suffisamment dans l’opératoire (quitter tout et imiter une forme de vie).

[2Il serait intéressant ici, en se restreignant à des considérations christologiques, de préciser le lien qui existe entre deux concrétisations du corps du Christ : par son incarnation, Jésus assume un corps dont le vécu est façonné par une existence formelle particulière, celle d’une vie consacrée par les trois conseils évangéliques. Là encore, il faut contempler avant tout la volonté humaine du Christ dans les actes d’apprentissage de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance (cf. He 5,8). Les stigmates représenteront le signe glorieux de cette conformation corporelle de la vie du Fils offerte dans l’amour du Père et dans le souffle de l’Esprit. Or, comme le paragraphe nous le fait entrevoir, cette conformation trinitaire va jusqu’à anticiper l’accomplissement du corps ecclésial. Autrement dit, dans leur dimension authentiquement dramatique et pas seulement esthétique, les images ou icônes du Christ – par exemple celles d’un Jésus dépouillé, ou serviteur, ou priant etc. – sont susceptibles d’être investies d’un regard ecclésiologique qui voit dans le corps humain de Jésus l’accomplissement du corps de l’Église.

[3La présence de Moïse et d’Élie autour de Jésus esquisse la note christocentrique du prophétisme. Les trois disciples peuvent y contempler extérieurement la réalité dans laquelle ils sont introduits personnellement.

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