Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une branche d’amandier en fleurs

Propos sur la vie éternelle

Robert De Coster, s.j.

N°2007-3 Juillet 2007

| P. 202-214 |

La vie éternelle est-elle une illusion, ou le fond même de notre réalité ? Ces libres propos d’un sage veulent nous faire réfléchir aux « fins dernières » que sont la mort, le jugement, la résurrection de la chair, la possibilité de l’enfer ; au-delà de toutes les attentes et représentations demeure l’image qui évoque le mieux l’Amour divin, aux dires de Joinville : une branche d’amandier en fleurs…

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La liturgie nous parle presque chaque jour des biens futurs : « Que le corps du Christ nous garde pour la vie éternelle », demande le célébrant. Ce sujet autrefois privilégié des missions populaires, avec le péché, la mort et l’enfer, n’a plus la cote. Lors du concile Vatican II, Mgr Garronne, évêque de Toulouse, s’étonnait déjà, avec les Pères – à propos du chapitre VII de Lumen gentium sur l’avenir eschatologique de l’Église – « qu’on n’ose plus guère aujourd’hui regarder de près la vie éternelle… et en particulier le fait accablant d’une perte possible de soi-même pour toujours [1] ». Et pourtant, il s’agit d’un élément essentiel de notre foi : « S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité et vide est notre foi » (1 Co 15,13-15). Pour nous, êtres pétris de matière, parler d’une réalité spirituelle nous conduit à bégayer. Les termes utilisés ne sont guère enthousiasmants : « au-delà », « banquet céleste », « repos éternel », « vision béatifique ». De plus, les expressions « résurrection des corps », « résurrection de la chair » posent bien des problèmes.

C’est une aspiration profonde de notre être que de pouvoir se survivre. D’instinct, nous refusons de croire que tout s’achève avec notre dernier soupir. Cette survie se résume bien souvent, dans les croyances non chrétiennes, à une ombre, un zombie. Dans le shéol biblique, où « nul ne Te connaît » (Ps 6,6 ; Is 38,18), les humains s’entassaient dans une sorte de salle d’attente ennuyeuse et stérile. C’est la révélation chrétienne qui en fera un séjour de joie et de bonheur, une « vie », le terme le plus employé dans le Nouveau Testament. Croire à cette survie relève de la foi. Nous y croyons parce que nous croyons en Dieu et en son envoyé, Jésus Christ. À la lumière de cette foi, nous pouvons essayer de satisfaire notre désir de savoir et de comprendre.

Y a-t-il une « vie après la vie » ?

Rien n’est plus beau que l’amour. Dieu ne peut être qu’Amour (Jn 4,7). Dieu a créé l’homme par Amour pour l’aimer et en être aimé. Ce qui suppose la liberté de refuser cet amour. Malraux, agnostique, dans son dernier livre Lazare, disait son admiration pour cette formule « Dieu est Amour », tout en regrettant vivement que son incroyance l’empêchât de la faire sienne. Dieu nous offre son amour mais sans nous forcer. C’est pourquoi il est si discret. S’il n’en allait pas ainsi, nous tomberions dans un déterminisme moral. Amour et liberté sont indissociablement liés.

Mais ces pauvres hommes, on ne peut imaginer qu’après les avoir chéris pendant toute une vie, le Créateur les renvoie dans le néant. Ce serait un Dieu bien égoïste, une caricature de Dieu. Dieu nous aime pour l’éternité ou Il ne nous aime pas et Il n’est pas Dieu.

De quelle nature sera cette vie ? Notre recherche se heurte à deux difficultés. D’une part, notre condition d’homme, immergé dans la matière ; d’où l’ « hyper matérialisation » de nos conceptions du spirituel. Et à l’inverse, l’ « hyper conceptualisation » d’une vie, réduite alors à un acte intellectuel.

Hyper matérialisation

L’homme, composé de matière et d’esprit, ne peut connaître qu’au travers de la matière. « Nihil in intellectu quod non fuerit prius in sensu », répétait l’école scolastique. Rien ne pénètre dans l’intelligence qu’en passant par les sens : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat. Or l’âme spirituelle ne se voit pas, ne se touche pas – « Je ne l’ai pas trouvée sous mon scalpel », disait, sarcastique, un grand chirurgien. L’éternité n’est pas du temps prolongé et le ciel chrétien n’est pas un lieu mais un état. Les élus existeront en-dehors de l’espace et du temps.

Nos artistes, comme Fra Angelico, qui ont tenté de représenter le Paradis, n’ont pu que peindre des corps. À Dieu aussi, nous prêtons un visage humain. « Dieu a créé l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu » a-t-on dit. Comment pourrait-il en être autrement ? Nos penseurs sont contraints d’employer des images matérielles pour décrire le spirituel. On dira : « monter au ciel », « le visage de Dieu », « le repos », « le banquet céleste », Jésus est « assis à la droite du Père », toutes images inadéquates. Le petit Catéchisme d’autrefois décrivait les élus comme « agiles, subtils et impassibles [2] » et les damnés comme « hideux, pesants, grossiers [3] ». L’autre composante de notre personnalité, la plus importante, l’âme, les penseurs s’y attardent peu. On pourrait croire que les âmes n’intéressent guère auteurs, peintres et catéchismes. Que pourrait-on en dire d’ailleurs, puisqu’on ne peut qu’employer des termes « matérialisants » ?

Le caractère spirituel de l’âme peina à se faire reconnaître. On la définissait comme pneuma leptotaton, « une brise très légère ». Saint Augustin retarda longtemps sa conversion à cause de cette difficulté à concevoir un être purement spirituel. Le roi saint Louis, que le problème taraudait, demanda à son Sénéchal : « Puisque Dieu n’a ni visage, ni corps que nos sens puissent appréhender, quel serait selon vous l’image qui le représenterait le mieux sur la terre ? » Et Joinville de répondre, après réflexion : « Je crois que ce serait une branche d’amandier en fleurs », ce qui est à la fois touchant et assez près de L’humilité de Dieu, perçue par François Varillon. Nous pouvons pressentir l’existence du spirituel, nous ne pourrons jamais que le décrire avec nos sens ! Déclarer que, par conséquent, il n’existe pas, est présomptueux.

Hyper conceptualisation

La théologie a longtemps conçu le ciel comme une vision, une contemplation intellectuelle et « aimante ». La seule action qui s’y développe est d’ordre cérébral, dirions-nous. Benoît XII la définissait, en 1336, comme une vision et une jouissance de l’esprit (« Cette vision et jouissance de leur âme donne aux défunts une vie et un repos éternel »). Pour les thomistes, il ne s’agit que d’une vision. Pour Suarez ou saint Bonaventure, de vision et d’amour, la perfection pour l’homme se trouvant dans l’intelligence et la volonté. Il est vrai que la joie de connaître peut être exaltante mais ne satisfait qu’une partie de notre être. Tout cela est bien statique, notionnel.

Cette conception révèle l’influence des doctrines philosophiques antiques. Quel est en effet, pour ces écoles, le plus haut degré de la perfection humaine ? Connaître. Idéal qui prend son origine dans la légendaire curiosité grecque : « ti esti ? », « qu’est ce que c’est ? » Quand le penseur grec pouvait définir un être, il était satisfait. Cet intellectualisme a profondément imprégné la spiritualité chrétienne. Le ciel, perfection suprême, ne pourra être qu’une connaissance parfaite et totale, voire un amour contemplatif. Voir, connaître, est sans conteste un élément très important. Les élus « verront Dieu » (Mt 5,8) ; « Celui qui vient de Dieu, voit le Père » (Jn 6,46), « Qui me voit, voit aussi le Père » (Jn 14,6) ; « Pour qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu » (Jn 17,3) ; « Nous le verrons face à face » (1 Co 3, 2). Mais le mot le plus employé dans le Nouveau Testament est celui de vie éternelle.La vie est plus que la connaissance, elle est activité et pas seulement intellectuelle.

Que pourrait bien avoir de séduisant pour la majorité des humains un bonheur « immobile » ? Une éternité de contemplation peut-elle plaire à d’autres qu’à des intellectuels ? Ce fauteuil devant une télévision éternelle ne devrait guère attirer les grands hommes d’action, les créateurs. Cette fruitio, cette jouissance, paraît en fin de compte assez égoïste, une sorte de duo avec Dieu seul. Connaître est bien pauvre en comparaison de la joie de créer. Et beaucoup de chrétiens désintéressés refuseraient de vivre pour obtenir cette seule « satisfaction dans le bien possédé », alors qu’ils rêvent de se dépenser, de (se) donner. Le ciel, dira-t-on, sera un don perpétuel de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. Mais que pourrait signifier ce don inutile à l’Etre parfait et cette jouissance égoïste chez l’élu ? En somme, un amour assez platonique. Ce n’est guère exaltant. Cherchons plus loin. Pour comprendre la réalité du ciel, consultons ce qu’en ont dit les saints. Leurs réponses correspondent parfaitement aux aspirations les plus profondes que Dieu a inscrites dans notre nature.

Un besoin vital : être utile

Toute action bonne, désirée ou acceptée, même la plus humble, comme balayer sa chambre ou ouvrir une fenêtre, apporte une amélioration, un épanouissement, si léger soit-il. C’est chaque fois une petite ou une grande création de mieux-être. Analysons la motivation de John Roebling, l’ingénieur qui construisit le pont de Brooklyn, ou celle de Michel-Ange arrachant au marbre son David ou celle, très simple, de la maman repassant du linge. Ce n’est pas jeter un pont (travail inutile si personne ne doit y passer), ni dresser une statue (à quoi bon, si personne ne vient l’admirer), ni étendre du linge, mais créer du mieux-être chez d’autres, ce qui épanouit en même temps leur auteur.

Créer, construire dans le réel, en-dehors de soi, du semblable à soi, bref être utile aux autres, est une aspiration fondamentale de l’être humain. Cette aspiration se révèle par excellence dans la paternité et la maternité. Le père et la mère épanouissent leur enfant, ce qui les rend eux-mêmes profondément heureux. Créer, réaliser est un instinct qui surclasse tous les autres, que ce soit l’instinct de conservation, de reproduction ou d’excellence. Souffrir pour rien est intolérable. Souffrir pour un inconnu peut être acceptable. Souffrir pour ceux qu’on aime, exaltant. L’homme peut alors se ruiner, se laisser humilier, faire même le sacrifice de la vie, comme le martyr ou le soldat qui défend sa patrie. Montherlant, dans Le Maître de Santiago, cite ce grand capitaine s’humiliant devant les remparts où sa fille est retenue prisonnière. Le Père Damien ou Mère Teresa se sont tant dépensés parce que leur action et leur présence aidaient leurs protégés. Le pire, en fin de vie, est de réaliser, un jour, qu’on ne sert plus à rien. On n’a plus alors de raison de vivre.

L’amour vrai est créateur de l’autre ou il n’est qu’égoïsme. La joie de l’éducateur est de collaborer à l’épanouissement d’une jeune personnalité. L’activité qui ne s’achève pas en autrui ne nous intéresse guère. Faire des « réussites » aux cartes ou des ronds dans l’eau peuvent être des délassements passagers, ils ne combleront jamais un désir profond. Michel-Ange, devant sa Pietà achevée, illustre bien ce besoin de l’homme. Le sculpteur (il a vingt-trois ans) exulte et sa fierté est si grande que, dans un transport d’enthousiasme, il burine à larges coups son nom sur le bandeau qui barre la poitrine de la Vierge. Il a créé une œuvre de beauté et elle est sienne. Mais elle n’aurait aucun sens pour lui s’il n’y avait les hommes pour l’admirer et en devenir meilleurs, plus hommes. Ces constatations faites, pouvons-nous imaginer que, dans notre vie future, ce besoin fondamental soit abandonné ? Et notre dynamisme créateur remplacé par une placide réceptivité ?

On pourra, dès lors, discerner deux aspects, deux pôles dans cette vie céleste. D’abord, la connaissance et l’amour qui nous unissent à Dieu lui-même, et qu’on a appelé la vision béatifique. Mais il y aura aussi la relation aux autres. Relation avec les chrétiens de la terre, que nous trouvons dans la tradition, chère à l’Eglise, de l’intercession des saints, si bien résumée par Thérèse de Lisieux : « Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre. » Jésus a dit : « Il y aura plus de joie au ciel pour un pécheur qui se convertit que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui persévèrent » (Lc 15,1-10) ; et même : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir », rappelle saint Paul (Ac 20,35).

Mais serons-nous utiles à Dieu ? Nous a-t-on assez répété que Dieu est insensible, « le grand moteur immobile » ! Même nos fautes ne le toucheraient pas. « Qui aime plus, dépend plus », dit François Varillon [4]. Dans la relation mère-enfant, qui dépend le plus de l’autre ? On répondrait que c’est le petit enfant, qui ne peut rien faire sans l’aide de sa mère. Et pourtant. Si la maman décède, l’enfant pleurera, sera désorienté. Mais si l’enfant décède, pour la mère « chaque jour devient une nuit, et chaque nuit, un cauchemar », comme écrivait l’une d’elles. Il en va de même pour le Créateur. Il nous aime plus que nous ne l’aimons, donc Il dépend plus. La sensibilité est une grande qualité humaine. Dieu doit l’avoir eminenter (« éminemment »), comme disent les théologiens. Un père, une mère font tout pour leur enfant, le nourrir, l’habiller, le soigner. Et lui peut faire si peu pour eux. Mais quelle n’est pas leur joie, leur bonheur, quand leur petit les récompense d’un câlin, d’un : « Tu sais, je t’aime, Maman. » Et nos « mercis » laisseraient Dieu indifférent ?

L’activité d’aide aux humains, elle, restera une activité secondaire car elle devra normalement cesser un jour, avec la fin de notre monde. Les saints seront-ils (et nous aussi), réduits au chômage ? Devrons-nous nous contenter de contempler l’Essence divine et nous contempler mutuellement ? Une contemplation mutuelle peut être très douce, comme l’est la soirée d’un vieux couple, silencieuse, mais si riche d’amour inexprimé, ou la « présence » mutuelle de deux amis : « Nul ne peut être mon ami, s’il n’a pu se taire une heure avec moi. » L’amour crée, épanouit, à la fois l’être aimé et celui qui aime. Mais cet amour exige rapidement des actes.

Le banquet céleste

C’est ici qu’intervient l’image du banquet. C’est ainsi que Jésus présente le ciel (Lc 14,13 ; Mt 8,11 et 22,2). Non pas, bien sûr, pour faire ripaille mais pour ce qu’il représente de convivialité, d’union et aussi d’activité et de services. Le dîner familial est le forum des communications, des rapports d’expériences. Il renforce l’union. Un banquet avec ses joies reste toujours la meilleure manière de fêter les grands événements : baptême, profession de foi, fiançailles, mariage, jubilés. Tous les membres de la famille apportent leur part de travail, de cadeaux. La fête devient le centre d’une activité intense, soutenue par une affection, un amour que cette participation augmente encore. N’est-ce pas la plus belle image de ce que sera notre activité céleste ?

Nous nous créerons mutuellement notre félicité. « Ce n’est pas d’aller moi-même au paradis, mais de t’y mener qui m’importe », a écrit André Gide. « L’insupportable bonheur dont on serait seul à jouir [5] ! » Y a-t-il bonheur plus grand que faire celui d’autrui ?

Un repos éternel

Le terme du Nouveau Testament pour désigner le séjour céleste est le plus souvent vie. Et qui dit vie dit activité. On comprend cependant le succès du terme repos. Par opposition aux tracas et fatigues qui sont le lot universel des humains, cette image de la relaxation paisible est séduisante. Après une période de labeur et de soucis, nous aspirons à retrouver la sérénité et la paix d’un repos mérité. Mais le transformer en un farniente prolongé n’attire personne. Notre besoin d’activité reprend vite le dessus. Comme on disait à Bernard Shaw vieillissant qu’il devrait se reposer, il réparti : « Pourquoi ? Les vacances éternelles, le repos éternel, cela me paraît assez bien être la définition de l’enfer. »

Du reste, le repos est lui-même activité. Ne parle-t-on pas à juste titre d’un sommeil réparateur ? Pendant le sommeil, nos muscles, notre cœur, notre cerveau se régénèrent, épuisant à cette fin une grande part de nos réserves énergétiques, ce qui nous permet de nous réveiller frais et dispos, le matin. En-dehors du sommeil, le « repos », les détentes prennent le plus souvent la forme d’une activité, parfois intense. L’avocat, l’homme d’affaires se reposent, après une journée harassante, en jouant au tennis, en faisant trois longueurs de bassin. En transpiration ou essoufflés, ils se sont… reposés ! Le gardien de musée, assis pendant des heures sur son tabouret, où il semble ne rien faire, se fatigue et attend avec impatience le moment où il pourra s’échapper, se reposer en retournant les parterres de son petit jardin. Se reposer, c’est essentiellement faire ce qu’on aime, se livrer à son passe-temps favori. Que peut-il y avoir de plus relaxant que se dévouer à ceux qu’on aime ?

Le Jugement dernier

Jésus en fait une longue description (Mt 25,31-46). « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire et tous les anges avec lui, alors il siègera sur son trône de majesté. Toutes les nations seront rassemblées […] il séparera […] les boucs des brebis […]. » C’est très solennel ! « J’avais faim, j’avais soif, j’étais étranger, qu’avez-vous fait pour moi ? » Longtemps, nos ancêtres n’ont retenu de ce texte que le jugement à la fin des temps et celui des damnés. En fait, Jésus y annonce surtout que nous serons jugés sur notre souci des autres, confirmant ainsi l’essentiel de sa doctrine : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il ne mentionne ni notre compétence, ni nos dévotions, ni notre fidélité à la prière, ni même notre respect ou notre amour de Dieu, qui semblerait passer ici au second plan. Dans tout texte évangélique, il est indispensable de chercher d’abord ce qu’il veut affirmer. Et ici, c’est la primauté de l’amour du pauvre, de la Charité.

Et la résurrection de la chair ?

Nos ancêtres ont pris cette expression au pied de la lettre. Nous savons aujourd’hui que ce n’est ni réaliste, ni raisonnable. Les corps, malgré nos précautions, finissent toujours par être « recyclés ». Il faut pouvoir admettre que la pensée religieuse affine progressivement la compréhension et l’expression d’une foi qui, elle, ne change pas dans sa réalité profonde. Un mystère ne signifie pas qu’une réalité est définitivement insaisissable mais que sa vérité se dévoile progressivement à nos recherches. L’apparition de la vie sur terre, elle aussi, reste encore un mystère mais, avec les progrès de la recherche scientifique, nous le pénétrons lentement.

Face aux présentations anciennes d’une survie diminuée, fantomatique, la tradition chrétienne a voulu affirmer la plénitude de vie qui sera la nôtre. Il n’y avait qu’une manière de le faire comprendre à des mentalités peu perméables à la notion de spirituel, c’était d’affirmer que nous serons tout entiers nous-mêmes, sans diminution d’aucune sorte, capables d’agir et d’aimer sans restriction. Les anciens ne pouvaient l’imaginer autrement que sous une forme charnelle. Nous pouvons désormais pressentir qu’une vie totale peut être spirituelle comme le disait déjà l’épître aux Corinthiens : « On sème un corps psychique (c’est-à-dire fini), il ressuscite un corps spirituel » (1 Co 5,44 et 55). Dès lors, certains diront qu’il serait temps de changer les formulations de notre Credo. Il ne nous semble pas. En météorologie, nous continuons à dire que le soleil se lève et se couche alors que tout un chacun sait que c’est la terre qui tourne ! Nous continuons à parler du cœur comme siège de nos sentiments, alors que ce muscle y est bien étranger !

Et l’enfer ?

L’enfer ! Comment un Dieu miséricordieux et aimant peut-il générer une souffrance pareille ? Nous sommes pris de pitié pour ces pauvres damnés. Une page de Georges Duhamel dans Cécile parmi nous [6] résume assez bien notre réaction sentimentale devant ce châtiment possible.

Ils sont là, tous les bienheureux, comme dans une académie ou une citadelle. Tous, ils ont triomphé des épreuves de la terre. Ils ont été, malgré les défaillances, des hommes admirables. Ils ont baisé les lépreux au visage, soigné les pestiférés, enduré le martyre. Et à partir du moment où ils ont leur billet pour le ciel, c’est fini, c’en est fini de la Charité comme de toutes les autres vertus. Ils sont les élus, les heureux. Et ils jouissent de leur bonheur. Et ils vont en jouir pendant le reste de l’éternité, tranquillement, égoïstement. Et il n’y en aura pas un seul pour aller trouver Dieu le Père ou, mieux encore, le pauvre Jésus, Jésus le douloureux, et pour lui dire en tombant à genoux : « Seigneur, permettez-moi de descendre en enfer pour y soigner, pour y consoler les damnés. » Comprends bien, Cécile, soigner les malheureux, consoler les malheureux, voilà ce qu’ils ont fait toute leur existence, les saints. Et je ne peux pas m’imaginer qu’ils vont soudain renoncer à leur vocation et dire « maintenant c’est fini, j’ai gagné mon fauteuil et ma retraite ». Non, non, c’est une idée insupportable. Pense à Vincent de Paul, ma sœur. Eh bien, je suis sûr que Vincent de Paul est en enfer à l’heure actuelle et qu’il y soigne les suppliciés. Sans cela, il n’est plus Vincent, mais un petit rentier médiocre. Si j’étais Dieu… je ne souffrirais pas les arrivistes du ciel.

« L’enfer, c’est les autres », disait Sartre. Non, l’enfer, ce n’est pas les autres : c’est même exactement le contraire. L’enfer, c’est la solitude totale, éternelle.Le ciel est l’épanouissement de l’amour, l’enfer, la confirmation délibérée de l’égoïsme, le refus définitif d’aimer. C’est se condamner soi-même à rester seul définitivement avec soi-même, sans plus aimer, sans plus être aimé, sans plus être utile à personne. C’est la pire des souffrances. Car ce n’est pas Dieu qui damne, c’est l’homme qui se damne lui-même.Dieu respecte sa liberté. Il demande au réprouvé : « Veux-tu vraiment n’être qu’à toi seul, sans plus avoir de relation avec les autres ? » Répétons-le, pour pouvoir dire librement « oui » à l’Amour, il faut pouvoir lui dire « non ». L’enfer n’est pas un lieu de feu et de tortures infligées par des démons. Le feu et les souffrances physiques n’ont d’ailleurs jamais été dogme de foi. Simplement, une manière imagée de suggérer l’horreur de l’éternité « infernale ». Seule la peine du dam est de foi définie, c’est-à-dire la séparation d’avec l’Amour divin : ici, l’être est replié sur lui-même et se ronge sans fin.

Celui qui a vraiment aimé (d’un amour oblatif, non égoïste) ne va pas au « feu éternel ». « Le plus petit verre d’eau donné ne restera pas sans récompense » ; « J’avais soif et tu m’as donné à boire ». Ce qui fait dire à certains qu’il n’y a peut-être personne en enfer. Construire une prison ne signifie pas nécessairement qu’un condamné y est enfermé.

Pour moi, la plus belle page de la littérature universelle est la parabole de l’Enfant prodigue. Voilà un père beaucoup trop bon, qui donne à son fils sa part de fortune avant l’heure. Celui-ci se complait dans les plaisirs égoïstes et vulgaires. Et c’est encore un sentiment discutable qui le fait revenir au foyer de son enfance : il a faim. « Dans la maison de mon père, les serviteurs ont de la nourriture en abondance… » Et il retourne : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. » Il fait un geste très humble, vers son père. Il retourne vers Celui qui l’aime, il ré-accepte l’Amour. Et son père court à sa rencontre. Il ne lui dit pas : « Demande pardon », « Tu ne recommenceras plus », « Il faudra réparer », « Il faudra restituer ». Non, il le serre dans ses bras : « Mon fils était mort et le revoilà vivant. » Parce qu’il a accepté le pardon. Jusqu’où peut aller la tendresse paternelle, la tendresse divine ! Reconnaître l’amour, c’est neutraliser l’enfer.

Conclusion

La première épître de saint Jean résume bien le mystère de notre sur-vie : « Telle est la promesse que le Fils nous a faite, la vie éternelle » (1 Jn 2,25) ; mais il ajoute : « Ce que nous serons ne nous paraît pas encore clairement… nous savons que nous Lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’Il est » (1 Jn 3,2). Dieu ne peut se définir que comme parfait : il est l’Amour. Ayant créé l’homme pour l’aimer et en être aimé, il ne peut le renvoyer au néant après sa courte existence terrestre.

La nature du ciel, séjour spirituel, échappe aussi à nos investigations. Nous pouvons toutefois présumer, à travers nos aspirations profondes et notre besoin de nous dévouer, que ce séjour confirmera ces désirs. Parce que nous nous retrouverons dans la tendresse de ceux que nous avons aimés, de ceux que nous avons aidés et que nous continuerons à aimer et aider. Et dans l’amour de Celui qui nous a créés par amour.

Terminons par cette confession, prêtée au philosophe allemand Johann Fichte (1762-1814), qu’on avait accusé d’athéisme : « Si, à mon lit de mort, il m’était montré avec une évidence suprême que je me suis trompé, qu’il n’y a pas de survie, qu’il n’y a pas de Dieu, je ne regretterais pas de l’avoir cru. Je croirais que je me suis honoré en le croyant. Que si l’univers est quelque chose d’idiot et de méprisable, c’est tant pis pour lui, que la faute n’est pas en moi d’avoir cru que Dieu est mais en Dieu de n’être pas. » Et c’est encore un bel acte de Foi. Le ciel est vraiment la grande espérance (Tt 2,13).

[1Ce qu’il faut croire, s.d., p. 31.

[2Catéchisme de Malines, 1915.

[3Catéchisme de Liège, 1927.

[4Joie de croire, joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, p. 28 sq.

[5Pages de journal,Paris, Gallimard, 1934, p. 31.

[6Paris, Mercure de France, 1963, p. 14.

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