Que devient le charisme quand il change de culture ?
Jean-Claude Lavigne, o.p.
N°2018-2 • Avril 2018
| P. 39-56 |
OrientationNos deux auteurs, du monastère dominicain d’Évry (Paris), sont directeur et directeur-adjoint du Centre de recherche sur la vie religieuse (CRVR), qui y dispense, depuis peu, formations et publications (voir pour l’une d’elles notre chronique, p. 70-71). Ils traitent ici de la difficile question du devenir du charisme quand il s’inculture.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Nous vivons une époque intéressante pour la vie religieuse : celle des grandes mutations [1]. Face aux discours ultrapessimistes, force est de constater que si certaines congrégations vivent leurs dernières décennies, d’autres – certes de petits effectifs, avec des modes de vie très différents des congrégations anciennes – naissent, venant parfois d’autres continents ; et des congrégations autrefois majoritairement européennes se déploient et croissent dans d’autres continents, en vivant non seulement la mise en minorité de leurs membres européens, mais parfois la disparition de ceux-ci : d’abord dans les lieux de responsabilité puis même dans les maisons autrefois européennes.
Les statistiques manquent pour mesurer l’ampleur du phénomène, mais il est largement répandu : avec des responsables indiens, malgaches, vietnamiens, brésiliens ou des divers pays d’Afrique venant prendre la relève des anciens responsables européens et même des communautés locales en Europe. La même situation se produit avec des « leaders » de culture américaine, qu’ils soient asiatiques ou nord-américains. Cette réalité est très perceptible dans un très grand nombre de congrégations.
Face à ces mutations, plus ou moins bien vécues par les européens – inquiets, tendus et souvent « dépassés » –, des attitudes contrastées peuvent se manifester : la résignation plus ou moins crispée, le rejet parfois maladroit, la défense réactive face à ce qui est vécu comme une dépossession, la résistance tenace contre des « envahisseurs « ou la joie de voir la congrégation continuer à vivre... mais cette dernière attitude n’est peut-être pas l’attitude dominante, au-delà des discours officiels !
Cette situation, non seulement de multiculturalité (de fraternité sans frontières, dans les situations les plus heureuses [2]), mais surtout de changement de leadership et de culture dominante dans les congrégations, est très visible. Elle semble cependant peu réfléchie théologiquement et spirituellement. La réflexion sur ce que devient le charisme dans de telles situations semble manquer et c’est à cela que ce modeste article voudrait apporter sa pierre. Le mot charisme fait problème même s’il est devenu banal. Le droit canon de 1983 ne le reprend pas, lui préférant le terme de patrimoine (spirituel) :
« La pensée des fondateurs et leur projet, que l’autorité ecclésiastique compétente a reconnus concernant la nature, le but, l’esprit et le caractère de l’institut ainsi que ses saines traditions, toutes choses qui constituent le patrimoine de l’institut, doivent être fidèlement maintenues par tous » (can. 578).
Un « charisme » pourrait être défini selon ce canon comme la résultante d’une action innovante de la part d’un ou des fondateurs/trices qui propose une nouvelle manière de suivre le Christ et que l’Église reconnait comme pertinente pour le salut, car don (charis) de l’Esprit fait à l’Église entière. Cette action doit s’inscrire dans la tradition de la vie religieuse (can. 573 et suivants) et préciser un « groupe cible » particulier (les vieillards isolés, les jeunes sans formation, les non-croyants...), une manière d’annoncer le Christ à ce groupe (œuvres, présences...), une manière de vivre qui s’appuie sur les vœux de religion et une manière de prier, d’entrer en relation avec Dieu.
On voit déjà la difficulté d’utiliser le terme charisme quand le groupe cible est l’univers entier sans distinction, qu’il n’y a pas d’œuvres ou d’actions particulières.... et, de manière générale, quand il manque une composante dans les éléments constitutifs de ce patrimoine.
Le canon 587 précise :
« Pour protéger plus fidèlement la vocation propre et l’identité de chaque institut, le code fondamental ou constitutions de chaque institut doit contenir, outre les points à sauvegarder précisés au can. 578, les règles fondamentales concernant le gouvernement de l’institut et la discipline des membres, l’incorporation et la formation des membres ainsi que l’objet propre des liens sacrés Ce code est approuvé par l’autorité compétente de l’Église et ne peut être modifié qu’avec son consentement.
Dans ce code, les éléments spirituels et juridiques seront bien harmonisés ; mais les règles ne doivent pas être multipliées sans nécessité.
Les autres règles établies par l’autorité compétente de l’institut doivent être réunies de façon appropriée dans d’autres codes ; elles peuvent cependant être révisées et adaptées convenablement d’après les exigences de lieux et de temps »
Le charisme concerne donc aussi la manière d’être ensemble (gouvernement, discipline et liens sacrés) et la dynamique de l’institut (formation et incorporation de nouveaux membres). Il est formalisé pour avoir un caractère objectif et servir de critère de légitimité, d’évaluation et éventuellement de contestation en cas de dérive.
Le code affirme à la fois la nécessité d’une fidélité à la « pensée » des fondateurs/trices et la nécessaire herméneutique qui conduit à des évolutions. La pensée du fondateur n’échappe pas à l’interprétation au fil du temps et des changements sociétaux et ecclésiaux, car ceux et celles qui la lisent aujourd’hui et tentent d’en vivre, ne sont plus les mêmes culturellement qu’aux temps de la fondation. Le fondateur lui-même a aussi évolué au fur et à mesure que son intuition devenait une réalité institutionnelle et que les membres croissaient et vieillissaient.
La fidélité ne peut pas être la reproduction à l’identique, infiniment, hors histoire. C’est là que se manifeste l’intégrisme qui refuse à la fois le temps et le statut du lecteur de la règle qui lit avec sa culture, ses préjugements, son éducation... Or il n’y a pas de personnes sans ces déterminations.
Cette pensée du fondateur est relue par et à travers des cultures ; il ne peut en être autrement avec la distance historique et la diversité des membres de l’institut. La notion d’écart pour désigner des « distorsions » n’apparait même pas pertinente car il ne peut en être autrement dès lors qu’il y un lecteur qui n’est pas l’auteur de la règle qui définit le charisme ; et on peut même se demander si lorsque celui qui écrit et celui qui vit est le même, s’il ne s’introduit pas un biais entre ce qu’il a écrit idéalement et ce qu’il vit concrètement.
La fidélité religieuse est donc autre chose que le travail du photocopieur. Comme dit le pape François, les charismes ne sont pas des pièces de musée et on doit renoncer à faire de l’archéologie spirituelle. La fidélité ne peut être qu’une réactualisation permanente d’une intuition et d’une manière de vivre qui lui correspond, qu’une inculturation continue pour que la vie et la mission restent porteuses d’un témoignage évangélique pour son temps : le présent.
Le changement du vécu est clairement reconnu par le code de droit canon, qui néanmoins fixe des clauses de prudence et donne autorité au Magistère. Lorsque les réalités sociales et sociologiques changent, les règles doivent évoluer et des éléments du charisme vont être bouleversés. Lorsque le leadership et la culture majoritaire changent, les autres composantes du charisme sont bousculées de manière légitime.
Les évolutions ne sont cependant pas faciles à repérer quand elles touchent les multiples détails invisibles de la vie quotidienne, les composantes de l’habitus et du vécu communautaire, quand elles touchent la culture, les coutumes. L’invisibilité a cependant des impacts souterrains et structurels qui se manifestent par des tensions, des malaises et parfois par des conflits explicites, des rejets mutuels. Le temps pour ces manifestations est plus ou moins long selon les instituts et la manière de gérer les évolutions mais les changements s’organisent et se manifesteront.
● Le fleuve « tranquille »
Le changement culturel de leadership, résultante le plus souvent d’un rapport de force démographique, va faire bouger la définition du charisme mais ce dernier avait déjà bougé sous la pression de la démographie, du vieillissement et ne cesse de se transformer de manière continue.
L’élément le plus évident est le passage à l’âge de la retraite pour les religieux/ses actifs dans le monde de l’éducation, du social ou de la santé, surtout quand ce passage s’accompagne de difficultés de santé ou de mobilité. Puisqu’ils n’agissent plus en tous points selon ce que prévoyait la règle, le charisme vécu mute. Ces religieux âgés sont souvent en maison de retraite ou ne sortent plus... ils sont parfois perdus n’ayant plus leur support habituel d’intervention. Ne sont-ils plus désormais religieux de leur institut ayant un charisme particulier, alors même que le propos de chaque institut a toujours consisté de façon primordiale à enraciner les personnes dans « l’être » religieux en vue du « faire » religieux que dessine le charisme ? Le lieu d’activité de ces « anciens » est alors la maison spécialisée et non plus l’école ou le centre de santé et il se réduit de plus en plus avec leur perte d’autonomie.
Des congrégations ne veulent pas – ou ne peuvent pas – véritablement assumer cette réalité, n’acceptant pas de se résoudre à changer pour devenir missionnaires dans le monde des anciens ou des EHPAD. Beaucoup de congrégations n’ont pourtant plus que cela comme « mission » et leur charisme a subi une mutation très forte, même si les préoccupations liées au charisme antérieur peuvent rester présentes – pour un temps – à travers la prière ou l’information. Il y a certes des traces du charisme mais la réalité ordinaire est tout autre. Dans ce contexte les religieux/ses ne peuvent plus être identifiés à ce qu’ils font mais doivent donner à voir ce qui a motivé leur choix : la radicalité, la gratuité.
Lorsqu’une congrégation se retrouve toute entière en maison de retraite spécialisée, peut-elle encore parler de son charisme d’enseignants ou de militants de la solidarité, avec le monde ouvrier par exemple, alors qu’il n’y a plus d’action et que le quotidien est lui-même organisé et géré par des laïcs ou d’autres congrégations ? Les situations de frères ou sœurs désorientés et même hostiles, voire réfractaires à tout ce qui a constitué la trame de leur vie interrogent encore plus sur la place du charisme.
Le poids des anciens dans la congrégation fait évoluer le charisme en mobilisant – même si beaucoup font attention à ne pas polariser les forces jeunes sur ce point – toutes les énergies de la congrégation. Se développe un nouveau charisme : le soin entre soi, le souci de membres les plus souffrants ou les plus fragiles, ce qui est bon et devrait être valorisé et non refoulé même si cela n’était pas au cœur du projet apostolique de la congrégation.
L’évolution du charisme trouve aussi sa cause quand la situation sociale qui avait présidé à la création de la congrégation vient à disparaitre soit parce que l’État assume ses anciennes interventions ou que des bénévoles laïcs le font. Telles apparaissent être la situation du monde des prisons, l’éducation des petites filles, de la prise en charge des personnes handicapées... L’ancienne mission peut être relue, à l’aune de la modernité, comme un travail de subsidiarité par rapport à l’État. Les engagements dans les pays en voie de développement pour la santé ou l’éducation ne sont-ils pas du même ordre : nécessaires, provisoires... ? Que faut-il faire : se substituer à l’État qui manque à ses obligations ou lutter pour que cet État accomplisse sa responsabilité du bien commun national ? Faut-il investir dans des infrastructures ou plutôt dans un travail de sensibilisation pour que l’État et les politiques agissent au profit des populations ?
Des demandes nouvelles viennent aussi pour faire évoluer le charisme : accompagnement, soutien scolaire ou alphabétisation, funérailles... Ces nouvelles demandes sont dans le prolongement de l’attention aux pauvretés qui ont été à l’origine de nombreuses congrégations ; elles sont donc à considérer de manière positive, mais elles provoquent des mutations charismatiques plus ou moins intégrables dans la logique traditionnelle de chaque congrégation. Le fait d’être acculé au retrait dans l’« être » religieux conduit à réinventer un autre « faire » le charisme, en ouvrant les yeux sur les formes contemporaines de pauvreté. L’élan missionnaire de la première communauté chrétienne lui est-il pas venu, malgré elle, de la persécution alors que le mandat du Ressuscité était déjà clair à ce propos ? Tous ces changements provoquent des évolutions de manière irréversible et assez lente dans le charisme des congrégations. C’est ce que nous appelons le fleuve tranquille.
Les affluents plus tumultueux du fleuve
À ces situations « normales » d’évolution du charisme est venue s’ajouter une des caractéristiques du monde contemporain : la multiculturalité. Fruit du travail missionnaire remarquable réalisé à partir des années 60 ou même avant, des sœurs ou des frères « autochtones » ont été séduits par le charisme d’une congrégation et l’ont rejointe. Des années plus tard ces religieux/ses ont attiré à leur tour des jeunes et la congrégation s’est internationalisée de plus en plus. Ce travail missionnaire n’a pas été fait pour assurer les vieux jours des européens (cf. Vultum Dei quaerere) mais c’est un des effets collatéraux : des jeunes – les rares jeunes de beaucoup de congrégations – viennent donner un coup de main en Europe, manifestant par là leur reconnaissance d’une dette quant à leur vocation.
La présence de ces jeunes, puis bientôt des moins jeunes, dans les instances de gouvernement des congrégations va donner au charisme d’apparaître sous un jour nouveau. La seule présence des jeunes peut donner de la vie, mais ce n’est pas toujours le cas quand ces jeunes sont exploités ou mal accueillis ou qu’on tente de les formater hors de leurs racines culturelles... après un temps où elles/ils jouent à être de sages « petites filles » modèles ou de bons garçons serviables. La révolte légitime ne sera pas toujours bien comprise, ne sera pas tolérée... et le résultat sera négatif pour toutes les parties.
Dans cette perspective, la question des jeunes devient plus essentielle que celle des sœurs âgées car les jeunes partagent avec les nouveaux leaders une culture commune. Le vieillissement n’est pas négligé, mais il est toujours corrélé à la situation européenne, donc à une petite partie de la congrégation ou pour le moins pas la partie la plus significative et ne peut pas mobiliser la priorité des autres continents. On ne veut plus que les sujets européens soient le centre de toutes les préoccupations et les seuls juges de ce qui est bon et pertinent pour les autres... et cela est souvent mal ressenti par les membres européens, habitués à être au centre ou au sommet de la congrégation.
Les soucis des nouveaux leaders sont davantage la mission, les constructions et les investissements, la formation de bon niveau... ce qui n’est plus la préoccupation majeure des européens qui n’ont plus une vraie mission, qui ont dû céder leurs institutions il y a plus de 40 ans ou qui ne ressentent plus le besoin de se former, ce qui était aussi une posture idéologique de certaines congrégations dans les années 70.
Outre ces divergences de préoccupations, les incompréhensions les plus fréquentes – les plus immédiates souvent – vont concerner le rapport à l’État et en particulier à la laïcité, et par là le port ou non de l’habit, la visibilité, l’absence de privilèges pour les religieux... La laïcité est un sujet complexe [3] lié à l’histoire européenne – et française en particulier – qui invite à certains comportements qui sont vus, hors de la culture européenne, de manière négative, comme des lâchetés, des manques de confiance en la vie religieuse et même comme des manquements de foi... Les stratégies des nouveaux leaders vont parfois dans le sens opposé de ce qui a bien souvent été vécu depuis les années 70... et chacun pense que le charisme est en cours de destruction et campe sur sa position, bien souvent en la durcissant.
L’histoire semble méconnue de part et d’autre. Par les nouveaux leaders et les plus jeunes venant de cultures extra-européennes qui effacent ou ne connaissent pas les causes des mutations qui ont conduit à la situation actuelle et qui sont néanmoins vues comme actes de fidélité, et par les anciens qui oublient toutes les évolutions et la patience qu’ils ont quémandée de la part des responsables d’autrefois. On ne se comprend plus et le risque d’anathèmes et d’exclusions est fort de part et d’autre : on s’accuse de traditionalisme archaïsant vu comme un retour en arrière. Ce retour est critiqué à la fois par les anciens qui accusent de revenir avant Vatican II et par les nouveaux leaders et jeunes frères/sœurs qui accusent de rester en arrière depuis Vatican II. Proximité des accusations qui ne peut pas être constructive : chacun revendique sa vision du charisme et donne ses preuves qui sont plus des rêves incantatoires que des réalités ayant été vécues. Or il y a peut-être à comprendre que les sociétés européennes sont des sociétés sécularisées alors que dans plusieurs pays du Sud, il s’agit de sociétés religieuses, ce dont chacun devra être conscient pour savoir relativiser son jugement sur l’autre.
Les mutations culturelles ont aussi des impacts sur les conceptions de l’Église et de sa hiérarchie. La notion d’« Église peuple de Dieu » n’est pas appréhendée de la même manière. La crainte de l’autorité ecclésiale ou les relations fraternelles avec celle-ci ne sont pas partagées avec les mêmes critères. Le charisme s’en ressent quant à la liberté de créativité, à une inventivité pour l’évangélisation, à un lien avec les laïcs engagés... Les différences culturelles redessinent la manière d’exercer le charisme dans l’Église et cristallisent parfois beaucoup d’amertume.
Les remises en cause de l’obéissance et de l’autorité [4] constituent un autre champ complexe où les cultures et leurs évolutions historiques jouent un rôle majeur. On ne peut pas seulement parler des cultures d’autrefois qui bien souvent ne perdurent que comme traces quand cela arrange les uns ou les autres, alors que les cultures mondialisées et métisses sont partout à l’œuvre. L’appel à la « culture » est bien souvent un alibi pour masquer des traits psycho-sociologiques et l’immobilisme : la tendance au despotisme, le refus ou la peur de la discussion et de la remise en cause ou l’individualisme, la paresse ou un désir consumériste irraisonné mal maîtrisé, le relativisme ou un subjectivisme détonnant, le formalisme ou la culture de l’apparence...
Mais ces aspects culturels vont alimenter un certain discours sur l’obéissance et sur la liberté, la tradition, quelle qu’elle soit, ayant souvent bon dos pour arrêter tout débat. Vont alors s’ériger des manières de gouverner, d’obéir et de désobéir qui ne reposent pas souvent sur le dialogue, la confiance ou la liberté. Cette situation peut crisper des manières de vivre la fraternité sans frontière et la rendre difficile. Elle transforme aussi la manière de gérer les relations entre les membres des congrégations, en particulier la place des anciens et des « chefs » qui disqualifient le débat ouvert, un des éléments composant le charisme.
Ces multiples conceptions divergentes ont des impacts sur la conception de Dieu. Dans des cultures ou des « temps culturels » qui valorisent la hiérarchie ou l’obéissance sans dialogue, Dieu n’est pas appréhendé de la même manière que dans les cultures plus démocratiques ou égalitaires. Cette différence quant à l’image de Dieu est fondamentale dans la prière partagée, dans les apostolats (en particulier la catéchèse), dans les discussions ou les réflexions théologiques fraternelles. Même si on dit facilement que c’est le même Dieu que chacun aime, cela n’est pas totalement sûr si cela n’est pas vérifié par la lecture commune de l’Évangile du Christ Jésus. Ainsi, sont mis au jour pour chacun des lieux de conversion spécifiques, et surtout le fait que la conversion est un chemin ouvert pour tous et où chacun a la responsabilité de démolir ses idoles pour approcher de plus en plus le Dieu vivant et vrai, ce qui est moins confortable qu’une unanimité culturelle.
Comme tous ne sont pas animés par la même image de Dieu, l’évangélisation commune à travers le charisme ne sera pas facile. La domination d’une certaine image de Dieu par rapport aux autres va forcer certains aspects et faire du charisme un outil différent. L’annonce explicite ou non n’est pas le seul problème qui résulte de ces divergences : quel est le Dieu qui est dit à travers la congrégation et ses pratiques ? Un Dieu frère, juge, maître, le Roi du destin, le guérisseur de toutes maladies... ? Et cette image conduit à des pratiques qui ne sont pas toujours acceptables par tous les membres de la congrégation.
Une tendance contemporaine, particulièrement dangereuse parce que séductrice et facile, est la dérive vers un Dieu cosmique, un Dieu du New Age. Croyant toucher par là un plus grand nombre, certaines congrégations sortent en fait du christianisme qui met l’accent sur l’Incarnation de Dieu, sur le choix de l’humanité par Dieu (Il a tant aimé le monde !) et non sur une vague Transcendance où Dieu est la « super Nova », la Force (merci Star Wars !), l’Énergie primordiale... Nombre de diaporamas qui circulent et sont utilisés dans nos temps de prière ne sont-ils pas plus New Age que chrétiens ? Une fracture peut alors se produire dans la congrégation entre des sensibilités divergentes portées par des cultures différentes.
Parmi les sujets de tension liés aux mutations culturelles, le rapport aux locaux de la maison mère ou du « berceau » ou du « lieu de fondation » est souvent évoqué. Tous et toutes sont attachés aux moments fondateurs de leur institut, mais pour les européens – quand la congrégation est d’origine européenne – les lieux apparaissent parfois comme trop grands, trop coûteux, non adaptés... et ils sont prêts à les vendre. Une telle idée semble aux non-européens comme une violence hérétique : on coupe des racines, on méprise les origines. Ces divergences résultent de deux conceptions : la première, qui ne « sacralise » pas les locaux, se veut pragmatique et efficace (économiquement) alors que la seconde s’appuie sur des dimensions plus affectives et symboliques. Plus on est étranger par rapport aux lieux d’implantation première, plus on semble attaché à ceux-ci comme si les lieux étaient une garantie de rattachement au charisme lui-même, une assurance de ne pas être séparés et laissés seuls devant l’histoire, un point d’ancrage pour ceux qui sont en phase d’édification, expériences que n’éprouvent pas ceux qui ont une autre histoire.
Les canaux de dérivation
Après le fleuve tranquille et ses affluents plus tumultueux, il y a des canaux de dérivation qui viennent évacuer ou bloquer les situations. Nous en retiendrons deux parmi les nombreux possibles : l’économie et les discriminations.
L’économie est un des grands ressorts de l’évolution du charisme. Face aux difficultés financières de la congrégation dans son ensemble ou aux nécessités d’une meilleure autonomie financière de certaines parties de l’institut, il faut trouver de nouvelles ressources. La fidélité scrupuleuse au charisme traditionnel ne conduit bien souvent pas à un équilibre financier surtout dans les pays du Sud et plus particulièrement quand ce charisme invite à se mettre au service des plus pauvres.
Quand il n’y a pas de riches héritiers dans les congrégations ou des liens privilégiés avec des familles aisées et que la congrégation travaille au service des démunis, l’activité ne permet pas le développement de l’institut : ni le quotidien, ni la formation, ni les soins... Si les liens avec l’Europe – mais en réalité avec le capital accumulé par les activités passées des frères ou des sœurs – ne sont plus possibles ou si les parties européennes de l’institut n’ont plus de moyens, alors la congrégation ne peut plus faire face et doit évoluer vers de nouvelles activités ou élargir son champ d’action. La nécessité d’un auto-financement est une des causes les plus importantes des changements dans le charisme.
Pour survivre et assurer une vie décente à ses membres, l’institut doit développer des projets rémunérateurs, du moins des projets générateurs de revenus. Il va sortir de son cadre charismatique : il va faire de l’élevage ou de l’agriculture, il va créer des écoles ou des cliniques pour classes moyennes ou aisées, il va ouvrir des stations-services ou faire de la location (d’immeubles ou de salles)... Il va ouvrir ses locaux pour faire des EHPAD, accueillir des laïcs comme pensionnaires de sa maison-mère reconvertie en maison pour retraités... Ces choix, pertinents pour faire face aux difficultés financières, obligent à former des personnes en des domaines éloignés du charisme initial, à développer de nouvelles compétences, à affecter du personnel à ces nouvelles activités... et cela de façon non marginale.
Cela n’est certes pas « mauvais », mais provoque des mutations profondes du charisme. C’est spécialement vrai dans les congrégations implantées dans des pays du Sud où le volet agricole s’est imposé quand le travail pour l’Église s’est révélé être du bénévolat que n’assumaient plus – ou ne pouvaient plus assumer – les membres de la congrégation du Nord. Cette exigence est d’autant plus forte et impérieuse que les besoins de constructions de maisons ou de locaux semblent importants – indispensables ? – du moins dans le court terme dans ces pays où la vie religieuse se développe.
Il y a là comme un paradoxe : par souci de préserver le charisme, puisque c’est de cela qu’il s’agit en définitive, on ouvre des champs où il est réévalué et reformaté. L’économique est un puissant levier dans ces mutations qui peuvent impliquer un grand nombre de membres de la congrégation, introduisant ainsi des changements importants ou même radicaux.
Le charisme peut aussi évoluer au contact de situations objectives rencontrées sur le terrain de la mission. Des congrégations enseignantes ont évolué vers la santé soit parce que les écoles ont été nationalisées ou parce que les formations sanitaires étaient inexistantes et il était urgent de donner dans la santé pour continuer à œuvrer pour le royaume de Dieu. Le réalisme économico-politique s’impose, mais cela peut entrainer des tensions entre les « puristes » et les « réalistes », opposition qui peut recouvrir les différences culturelles et les changements de culture dans le leadership.
La discrimination, quant à elle, a de multiples contours qui vont provoquer des évolutions dans la manière de vivre le charisme ou même son évolution. Si elle est certes le plus souvent inconsciente, elle créée une évolution à deux vitesses. Si pour des raisons culturelles, on ne croit pas – tant pour des motifs objectifs que pour des motifs subjectifs et idéologiques – en la capacité des frères et sœurs de la nouvelle génération et/ou de la nouvelle culture dominante, ils ne se verront pas confier des responsabilités ou même des formations de haut niveau et ils seront infantilisés. La discrimination, et parfois même la peur de la rivalité et la jalousie, conduira à une « baisse de niveau » qui pousse à diminuer les ambitions évangéliques de la congrégation, à faire des activités sans grande créativité, répétitives ou reproduisant des manières d’être du passé ou sans imagination adaptée à la modernité... Il y a ainsi un appauvrissement culturel du charisme, par exemple dans l’éducation ou les services sanitaires et sociaux. Cette situation est explosive et peut conduire à des fractures institutionnelles et des conflits. La discrimination n’est pas le seul fait des membres de la congrégation. Elle peut venir des usagers des services rendus par la congrégation eux-mêmes : ils se méfient des membres autochtones, ils ne font pas confiance à leur capacité professionnelle, ou même l’insuffisance de moyens due à la réduction ou la suppression des aides des pays du Nord peut disqualifier le recours aux membres locaux des congrégations. La crise se fera sentir et avec elle le ressentiment, la mutation du charisme...
La conception de la femme selon les cultures produit des manières d’être par rapport aux membres masculins des hiérarchies ecclésiastiques qui réduisent l’envergure qui appartenait au charisme originel. On peut retrouver un impact semblable dans l’opposition prêtres/non prêtres pour les hommes. Il en est de même du rapport aux ainé(e)s qui brident l’aspect démocratique ou la liberté d’innovation et d’adaptation aux défis de la modernité.
Le choix des membres de son clan par les leaders – tant européens que non-européens – est sûrement le risque majeur pour les congrégations. Cette option relève bien souvent des contraintes sociales et n’est pas un choix délibéré mais il s’impose culturellement. Le besoin d’avoir des complices ou des oreilles amies qui comprennent les leaders pour l’exercice du pouvoir pousse dans ce sens. Alors une porte s’ouvre sur les dysfonctionnements de la vie religieuse qui s’est construite sur une idée plus large de la participation de tous et de toutes au charisme. Le vœu d’obéissance n’est pas un vœu de soumission aveugle et sans limitation (cf. can. 603) et ne peut s’identifier à l’écrasement d’une culture par une autre, au détriment du dialogue et du débat. Que ceux qui aujourd’hui sont majoritaires ne reproduisent pas ce qu’ils ont pu reprocher à ceux qui étaient par le passé en position de force !
*
Cette modeste et séminale réflexion sur le charisme est partie d’un constat : le charisme est assimilable à un organisme vivant qui, reçu par les croyants, devient fécond en s’adaptant face aux besoins, dans les milieux et dans la vie des personnes. Comme l’Évangile, il a sa chance dans toutes les cultures et dans toutes les situations. Mais cette vitalité peut rencontrer des obstacles et devenir étiolement.
Le défi est de veiller aux fondamentaux, à l’« être » qui suppose le « faire » et l’anime. Pour que le charisme soit florissant, chaque groupe doit imaginer une solidarité entre générations et ou groupes et cela appelle analyses et lucidité, audace du débat et remise en cause. Chaque congrégation doit trouver le secret de son unité dans une solidarité et une résistance dépassant la simple conformité idéologique à la modernité ou aux rapports de force. Or ceci requiert une grande attention et un grand soin pour le charisme. Cette attitude, qui est en fait celle de l’Amour, on devra veiller à l’établir de manière constante en lien avec « l’étincelle inspiratrice » du départ, sans cesse inculturée et actualisée dans les défis du monde contemporain et de la vie de la congrégation.
Par-delà des ajustements, chaque religieux/se, et en particulier ceux et celles qui ont reçu la responsabilité du service de l’autorité, doit garder la mémoire évangélique de sa mission prophétique et l’appel à la conversion. Nos congrégations ne sont que des écoles pour se laisser approcher sans peur par le Dieu de Miséricorde et de Tendresse.