Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie consacrée et communion missionnaire

Dominique Arena, o.m.i

N°2019-1 Janvier 2019

| P. 53-68 |

Orientation

Oblat de Marie Immaculée, docteur en missiologie, le père Arena a été longtemps missionnaire au Sénégal et en R.D. Congo, où il a dirigé l’institut Africain des Sciences de la Mission (Kinshasa). Cet ancien supérieur régional enseigne actuellement la missiologie en Italie, notamment au Claretianum (Rome).

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Il y a trente ans, Jean-Paul II, fort de sa participation au Concile Vatican II, semblait résumer le devoir missionnaire propre à l’Église par la locution « communion missionnaire ». En employant ce binôme, il encourageait à relire la mission du Christ, de l’Église et de tout chrétien sous l’angle de la communion. Et il le faisait pour la première fois au numéro 32 de l’Exhortation apostolique Christifideles laici sur « la vocation et la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde » (30 décembre 1988). Ce texte est tellement significatif pour la mission qu’il mérite d’être retranscrit dans son entièreté :

Reprenons l’image biblique de la vigne et des sarments... Porter du fruit est une exigence essentielle de la vie chrétienne et ecclésiale... La communion avec Jésus, d’où découle la communion des chrétiens entre eux, est absolument nécessaire pour porter du fruit... (Jn 15,5). Et la communion avec les autres est le fruit le plus beau que les sarments peuvent porter : c’est, en effet, un don du Christ et de son Esprit. Or, la communion engendre la communion et se présente essentiellement comme communion missionnaire... La communion et la mission sont profondément unies entre elles, elles se compénètrent et s’impliquent mutuellement, au point que la communion représente la source et tout à la fois le fruit de la mission : la communion est missionnaire et la mission est pour la communion. C’est toujours le même et identique Esprit qui appelle et unit l’Église et qui l’envoie prêcher l’Évangile... De son côté, l’Église sait que la communion, reçue en don, a une destination universelle... Cette mission a pour but de faire connaître et de faire vivre par tous la « nouvelle » communion qui, par le Fils de Dieu fait homme, est entrée dans l’histoire du monde.

Certes, au moment où ce texte fut publié, beaucoup de lecteurs n’en ont sans doute pas saisi la pertinence et les implications. Cependant, suite à d’autres interventions magistérielles et à d’autres approfondissements, ce thème de la communion missionnaire a montré peu à peu toute sa richesse théologique.

En fait, on peut y voir un vrai lieu théologique à plusieurs points de vue, car il nous fait remonter à la vie même de la Trinité, prototype et source de la communion missionnaire, qui façonne à son image l’Église dans son être de corps du Christ, communion ouverte à une mission vraiment universelle.

Le paradigme de la communion missionnaire est un véritable lieu théologique également parce qu’elle présente une grande cohérence biblique, enracinée dans la mission du Christ lui-même, puis de l’Église primitive. Ainsi, si on pense au Christ sous l’angle de la communion missionnaire, on peut dire de Lui, par exemple, qu’il est venu parmi nous en missionnaire de la communion trinitaire ; qu’il a accompli sa mission sur terre en pleine communion avec son Père, son Esprit et ses disciples (cf. Jn 20,21-22) ; qu’enfin, il a agi et prié pour l’unité dans un horizon de fraternité universelle (cf. 11,52 ; 17,21). Et, de même, sous cet angle, on reconnait facilement que l’Église primitive évangélisait le monde environnant dans une koinonia simple et joyeuse. C’était une expérience-pilote de communion missionnaire vécue au sein de la communauté de Jérusalem, là où le Seigneur ressuscité accompagnait de sa présence les membres de la première Église vivant en communion avec Marie. La première Église, remplie de l’Esprit de Pentecôte, devenait, dans la communion, protagoniste d’une mission de grande fécondité : « Et le Seigneur ajoutait chaque jour à l’Église ceux qui étaient sauvés » (cf. Ac 1,14 ; 2,1-4 ; 2,42-47).

À cause de tout cela, la communion missionnaire peut bien représenter un vrai tournant de renouvellement pour la mission de l’Église. On peut même considérer cette visée comme un point d’arrivée par rapport à Vatican II et un point de départ pour un nouveau regard sur la mission des baptisés, y compris celle des personnes consacrées. C’est sur cela que j’entends réfléchir dans ces pages, même si c’est rapidement.

Dans un premier temps, je me propose d’opérer une liaison entre le Concile et les enseignements du Magistère qui l’ont suivi, pour mieux connaitre la genèse et les évolutions intervenues récemment à l’égard de la communion missionnaire. Par après, je voudrais montrer dans quelle mesure cette visée est susceptible d’influencer la vie consacrée, afin de prendre conscience que la vie consacrée a le devoir d’intégrer de plus en plus la valeur de la communion dans sa vocation et dans sa mission.

En pratique, il s’agira de suivre les progrès théologiques concernant aussi bien la communion que la mission de la vie consacrée. Et il sied de savoir, pour mieux comprendre cet exposé, que la vie consacrée depuis Vatican II jouit encore davantage qu’avant de l’estime de l’Église. En effet, le Magistère ne cesse de louer l’état de vie consacrée parce qu’elle est un don pour l’Église et pour sa mission : la vie consacrée apporte un surplus de fécondité à la mission de l’Église à cause de son témoignage par les vœux et de son statut communautaire (Lumen gentium, 43-44 ; Perfectae caritatis, 15). Sur cette base, on soulignera deux points : d’un côté, l’état de vie consacrée est absolument nécessaire à l’accomplissement de la mission de l’Église ; et, de l’autre, la mission est une composante essentielle de la vie consacrée. Ainsi, la vie consacrée est foncièrement mission [1].

La communion missionnaire depuis Vatican II

Les recherches autour de la communion missionnaire permettent d’affirmer que cette visée avait germé dans l’évènement exceptionnel de grâce qu’a été le Concile Vatican II ; et que, depuis lors, elle a enregistré des évolutions remarquables [2]. En fait, le texte de Christifideles laici précité, où le Magistère parle pour la première fois de la communion missionnaire, est un fruit des avancées théologiques de Vatican II. Ayant reconnu le mystère trinitaire comme horizon de référence de toute la doctrine chrétienne, le Concile a ouvert les portes à la redécouverte de la Trinité comme mystère de communion missionnaire destinée à illuminer la mission des chrétiens dans le monde. Car les trois Personnes divines, en s’aimant jusqu’au don de chacune aux autres, vivent dans une communion immédiatement ouverte à la mission. Ainsi, la Trinité, dans son dynamisme d’unité dans la diversité, de rencontre et de sortie d’amour, devient la source divine de la mission de l’Église : « Par nature, l’Église, durant son pèlerinage sur terre, est missionnaire, puisqu’elle-même tire son origine de la mission du Fils et de la mission du Saint-Esprit, selon le dessein de Dieu le Père » (Ad gentes, 2). Ainsi, l’Église et sa mission sont rattachées à la Trinité ; elles sont même à l’image de la Trinité. Par cette référence trinitaire, l’Église est conçue elle aussi comme communion missionnaire, communion qui s’exprime en mission. L’Église est « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (LG, 1). Elle est donc pour le Concile un « peuple rassemblé dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint » (LG, 4), un « peuple messianique... établit par le Christ en communion de vie, de charité et de vérité » et « envoyé au monde entier comme lumière du monde et sel de la terre », pour être au milieu de l’humanité un « germe très fort d’unité » (LG, 9).

Ces fondements de communion missionnaire posés par le Concile, aideront à prendre conscience de la compénétration profonde qui existe entre l’Église, la communion et la mission. Ils porteront les théologiens à formuler des équations selon lesquelles : il n’y a pas d’Église sans mission et vice-versa [3] ; il n’y a pas d’Église sans communion et vice-versa [4] ; et il n’y a pas de mission sans communion et vice-versa [5].

À partir de ce filon d’« ecclésiologie de communion et de mission [6] » propre à Vatican II, la recherche sur la communion totalisera des avancées remarquables qui confirmeront son lien imprescriptible avec la mission. Le discours sur la communion – à ne jamais confondre avec uniformité ou fixité –, a en effet connu des enrichissements qui révèlent son caractère polysémique.

Et d’abord le Magistère, lors du Synode spécial de 1985, à vingt ans de l’événement conciliaire – celui-là même qui a déclaré que « l’ecclésiologie de communion est l’idée centrale et fondamentale des documents du Concile [7] » – a décrit la « koinonia-communion » en ces termes :

Que signifie dans sa complexité le mot « communion » ? Il s’agit fondamentalement de la communion avec Dieu par Jésus-Christ, en l’Esprit Saint. Cette communion se réalise dans la Parole de Dieu et dans les sacrements. Le baptême est la porte et le fondement de la communion de l’Église. L’Eucharistie est la source et le sommet de toute la vie chrétienne (cf. LG, 11). La communion au Corps eucharistique du Christ signifie et produit, ou construit, l’intime communion de tous les fidèles dans le Corps du Christ qui est l’Église (1 Co 10,16).

Avant le Concile, la notion de communion était comprise dans beaucoup de milieux comme réception d’un sacrement (la première communion) et comme Communion des Saints (l’article du Credo). Grâce au Concile, la communion a commencé à regagner les importantes significations contenues depuis toujours dans les Saintes Écritures et connues de l’antique tradition de l’Église.

C’est ainsi que de nos jours, la communion est devenue un concept théologique qui englobe pas mal d’éléments de la foi et de la vie chrétienne ; elle rappelle tour à tour la véritable nature de l’Église ; la vie même de Dieu-Trinité ; la participation à cette communion de la Trinité dans l’Église par le baptême ; l’unanimité de pensée et d’action autour de la Parole de Dieu ; l’unité de la communauté produite et célébrée dans et par l’Eucharistie ; l’amour mutuel qui unit les disciples du Christ en une fraternité spirituelle riche en participation, accueil et communication (Agapè) ; l’attitude respectueuse et obéissante faite de dévouement et de loyauté envers les pasteurs ; la compassion et la solidarité empressées entre chrétiens et envers toute personne, surtout les pauvres. Tout cela fait de la communion un programme de foi et de vie, solidement fondé dans les Écritures. Programme qui a son achèvement dans la fraternité universelle sur terre, et sa plénitude dans la Communion de Saints dans l’éternité.

Or, tout cela aidera à établir une relation nécessaire et féconde entre la communion et la mission. De plus en plus on prendra conscience de la qualité missionnaire inhérente à la communion. Car la communio chrétienne fondée en Christ, et se traduisant en une spiritualité de communication, est aussi « mission », selon les présupposés doctrinaux de Vatican II [8]. Preuve en est le texte de Christifideles laici cité plus haut. Par après, on parviendra même à attribuer à la communion la plus haute valence de fécondité pour la mission. Ainsi dans ces passages de Redemptoris missio :

Le but dernier de la mission est de faire participer à la communion qui existe entre le Père et le Fils : les disciples doivent vivre entre eux l’unité, demeurant dans le Père et le Fils, afin que le monde reconnaisse et croie (cf. Jn 17,21-23)... C’est dans cette communion que réside le fondement de la fécondité de la mission (RM, 23 et 75 ; cf. aussi 9, 15, 26-27, 51 et 62).

À ce propos, soulignons que cette prise de position concerne aussi la vie consacrée. Dans un document adressé aux personnes consacrées sur « La vie fraternelle en communauté » (1994), il est dit que c’est la communion qui revêt de fécondité la vie consacrée :

Il est nécessaire de rappeler à tous que la communion fraternelle en tant que telle est déjà un apostolat, c’est-à-dire qu’elle contribue directement à l’œuvre d’évangélisation. Le signe par excellence laissé par le Seigneur est celui de la fraternité vécue : « À ceci tous reconnaîtrons que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35)... C’est pourquoi, « toute la fécondité de la vie religieuse dépend de la qualité de la vie fraternelle menée en commun ».

On peut souligner ici qu’en fait de fécondité, la mission et la vie consacrée reçoivent le même message. La fécondité de l’une et de l’autre proviennent de la communion. C’est dire que la communion est désormais perçue comme le signe missionnaire par excellence.

On pourrait continuer à mentionner d’autres avancées qui montreraient une vraie « escalade » de la communion dans le domaine théologique. Par exemple, dans certains documents du Magistère, la communion est à elle seule « la nature » du Royaume de Dieu [9]. Cependant, à ce niveau, la chose plus surprenante, c’est que la communion est devenue la clef herméneutique de toute l’histoire du salut en Christ. Une clef de lecture pertinente et fascinante, comme dans ce passage du document sur la vie fraternelle, au numéro 9 :

En créant l’être humain à son image et à sa ressemblance, Dieu l’a créé pour la communion. Le Dieu créateur qui s’est révélé comme Amour, Trinité, communion, a appelé l’homme à une intime relation avec Lui ainsi qu’à la communion interpersonnelle et à la fraternité universelle. La plus haute vocation de l’homme est d’entrer en communion avec Dieu et avec les hommes, ses frères. Ce dessein de Dieu a été compromis par le péché qui a brisé toutes les relations... Dans son grand amour, le Père a envoyé son Fils afin que, nouvel Adam, il restaure la création tout entière et la porte à sa parfaite unité... La venue de l’Esprit Saint... a réalisé l’unité voulue par le Christ... Durant son pèlerinage en ce monde, l’Église... a pris une conscience toujours plus vive d’être peuple et famille de Dieu, Corps du Christ, Temple de l’Esprit, Sacrement de l’intime union du genre humain, communion, icône de la Trinité.

De cela ressort que la communion est une réalité théandrique qui en même temps a des implications théologiques et anthropologiques. Don de Dieu et fruit de l’engagement d’amour des disciples du Christ, la communion, est d’un côté la « plus haute vocation de l’homme » et, de l’autre côté, elle est « au sommet de l’histoire de l’homme selon Dieu » (Vita consecrata, 46). En plus, tout cela nous confirme que la communion et la mission sont deux réalités liées intiment entre elles à partir de la Trinité, puisque la mission du Fils et de l’Esprit sont en vue d’un rétablissement et d’une plénitude de communion.

Il est certain que le Magistère depuis Vatican II tient la mission pour indispensable soit à l’Église soit à la vie consacrée ; et que leur commune mission, pour être véritablement féconde, doit s’accomplir dans la communion. C’est l’Église toute entière qui souhaite que sa mission soit pour ainsi dire inondée par la communion. Et cela pour relever le défi de ce troisième millénaire de globalisation galopante. Pour accomplir sa mission d’évangélisation à notre époque, l’Église ne veut-elle pas devenir « la maison et l’école de la communion », où se fait l’expérience et d’où rayonne pour le monde « une spiritualité de communion » (Novo millennio ineunte, 43) ?

En définitive, ces avancées concernant l’Église, sa communion et sa mission, modèlent la mission qui revient aux différentes catégories ecclésiales. Ce qui est normal puisque la mission de l’Église doit se concrétiser nécessairement dans l’engagement personnel de tous les disciples du Christ au sein des communautés ecclésiales auxquelles ils appartiennent. Nous allons maintenant vérifier cela dans le cas de la vie consacrée : dans quelle mesure la visée de communion missionnaire intervient-elle pour modeler l’identité de la vie consacrée et de sa mission ?

La communion missionnaire et les personnes consacrées

Effectivement, si on prend le temps de méditer Vita consecrata – l’exhortation apostolique post synodale de 1996 qui est la voix plus autorisée pour le sujet qui nous préoccupe –, on pourra découvrir que l’état de vie consacrée est profondément influencé par la communion missionnaire [10]. Selon ce document, la vie consacrée, tout en se tenant aux avant-postes de la sainteté par l’effort mystique et ascétique, est appelée à se tenir aussi aux avant-postes de la communion missionnaire [11]. On sait que Vita consecrata a trois parties aux titres emblématiques : Confessio Trinitatis (Confession de la Trinité), Signum fraternitatis (Signe de fraternité) et Servitium caritatis (Service de charité). Ainsi, ce document replace la vie consacrée dans l’horizon de la Sainte Trinité et dès lors, la vie consacrée retrouve sa vraie source en Dieu-Trinité. Ainsi, à l’instar de l’Église, elle devient signe de la communion divine au milieu de l’humanité par et dans la mission (cf. VC, 21 et 41). Ce qui va déterminer une mise en valeur de la réalité de la communion aussi bien au niveau de la vocation que de la mission des personnes consacrées.

De même, on sait que, grâce à ce cadre trinitaire, l’exhortation donne un grand relief à la vie fraternelle en communauté pour la mission. Elle retient que la communion fraternelle des communautés religieuses est fondamentale pour la mission d’évangélisation et pour la vocation prophétique propre aux personnes consacrées. Car, comme on l’évoquait plus haut, la fécondité apostolique de la vie consacrée réside spécialement dans le témoignage de communion donnée au sein de la vie communautaire. Ce témoignage, en accord avec Vatican II, a la prérogative de rendre actuelle la présence du Christ ressuscité pour le salut du monde. En effet, Vita consecrata – faisant écho à Perfectae caritatis, 15 – affirme ceci :

Dans la vie de communauté, on doit pouvoir en quelque sorte saisir que la communion fraternelle, avant d’être un moyen pour une mission déterminée, est un lieu théologal où l’on peut faire l’expérience de la présence mystique du Seigneur ressuscité (cf. Mt 18,20). Cela se réalise grâce à l’amour mutuel de ceux qui composent la communauté, amour... qui introduit l’âme dans la communion avec le Père, et avec son Fils Jésus Christ (cf. 1 Jn 1,3), communion qui est source de la vie fraternelle (VC, 42).

C’est ainsi que la vie consacrée se trouve prête à accomplir de manière féconde la mission qui lui revient dans l’Église.

D’ailleurs, l’exhortation montre la vie consacrée capable de réussite dans toutes les voies et les formes suivies par la mission de l’Église (cf. VC, 47 ; 74 ; 82 ; 86). En particulier, la vie consacrée est capable d’apporter des solutions innovatrices tout spécialement dans les domaines de l’internationalité et des rencontres interculturelles qui caractérisent l’humanité d’aujourd’hui, devenant ferment de fraternité universelle. À cet égard, Vita consecrata s’exprime ainsi :

À notre époque, caractérisée par la mondialisation des problèmes et par le retour des idoles du nationalisme, les Instituts internationaux ont la responsabilité particulière d’entretenir le sens de la communion entre les peuples, les races, les cultures, et d’en témoigner (VC, 51).

Grâce à sa « responsabilité particulière » face à la fraternité universelle, la vie consacrée est confirmée comme un état de vie favorable à la communion. D’ailleurs, Vita consecrata considère les personnes consacrées comme possédant, de par leur vocation spécifique, un certain profil spirituel qui garde vivante l’aspiration à l’unité, selon la prière du Christ (Jn 17,21) [12]. Ainsi, elles sont censées rechercher ce qui unit, et unifier ce qui est disparate. Mieux encore, les personnes consacrées ont la faculté de « faire naître l’unité entre l’auto-évangélisation et le témoignage, entre le renouveau intérieur et le renouveau apostolique, entre l’être et l’agir... » (VC, 81 ; cf. 51).

Or, en lien avec ces fondements trinitaires et communautaires, Vita consecrata octroie aux personnes consacrées un autre type de mission (qui apparemment peut sembler « nouvelle »). Une autre mission d’envergure communionnelle, à accomplir sous l’emblème de la communion. En effet, plus d’une fois ce document confie aux personnes consacrées la tâche de vivre, de témoigner et même de diffuser la communion et sa spiritualité, à partir du deuxième chapitre de l’Exhortation qui traite de « la vie consacrée, signe de communion dans l’Église », précisément au numéro 46. Dans ce numéro, on invite les personnes consacrées à vivre leur vocation en l’enrichissant de la valeur de la communion :

Une tâche importante est confiée à la vie consacrée, notamment à la lumière de la doctrine de l’Église comme communion, proposée par le Concile Vatican II avec tant de vigueur. Aux personnes consacrées, il est demandé d’être vraiment expertes en communion et d’en pratiquer la spiritualité, comme « témoins et artisans du projet de communion qui est au sommet de l’histoire de l’homme selon Dieu ». Le sens de la communion ecclésiale, qui devient une spiritualité de la communion, encourage une façon de penser, de parler, et d’agir qui fait progresser l’Église en profondeur et en extension. En effet, la vie de communion « devient un signe pour le monde et une force d’attraction qui conduit à croire au Christ [...]. De cette manière, la communion s’ouvre à la mission, elle se fait elle-même mission », ou plutôt « la communion engendre la communion et se présente essentiellement comme communion missionnaire ».

Ici, on confie la communion missionnaire aux personnes consacrées, en se servant du texte de Christifideles laici, cité plus haut, et en utilisant pour la première fois l’expression « spiritualité de la communion ». Et c’est dans cette spiritualité que les personnes consacrées sont désormais invitées à vivre leur vocation et leur mission, tout en cultivant évidemment la spiritualité de leurs congrégations et les charismes de leurs fondateurs et fondatrices.

Or, selon ce numéro 46 de Vita consecrata, cette spiritualité semble devoir affecter profondément la vie et la mission des personnes consacrées en termes d’ouverture, d’adhésion et d’option, mais aussi d’engagement concret et de témoignage en faveur de la communion. C’est en cela que les personnes consacrées peuvent devenir « vraiment expertes en communion », des vrais maîtres, des témoins et des guides (cf. EN, 41). Et cette tâche « importante », confiée aux personnes consacrées, représente, pour ainsi dire, « une mission dans la mission ». En pratique, il s’agit, pour les consacré(e) s, d’une mission à intégrer dans le déploiement de leur engagement missionnaire et ecclésial habituel et qui permet à l’Église de « progresser... en profondeur et en extension ».

Notons que cette invitation à être des guides experts dans la communion est justifiée non seulement par le profil intime possédé par chaque candidat, mais aussi par l’identité même de la vie consacrée. En effet, la vie consacrée est constituée par une variété multiforme de charismes qui peuvent se comprendre pleinement et être efficacement au service de l’Église lorsqu’ils se présentent unifiés dans l’harmonie de la communion. C’est pourquoi :

Les personnes consacrées sont appelées à être des ferments de communion missionnaire dans l’Église universelle par le fait même que les multiples charismes des divers Instituts sont donnés par l’Esprit Saint, en vue du bien du Corps mystique tout entier (VC, 47).

Finalement, les personnes consacrées, en plus d’être à l’avant-garde des questions de mission et de sainteté, sont aussi appelées à l’être dans le domaine de la communion [13]. En effet, elles sont invitées à la développer en la diffusant et vice-versa :

L’Église – renchérit Vita consecrata – confie aux communautés de vie consacrée le devoir particulier de développer la spiritualité de communion d’abord à l’intérieur d’elles-mêmes, puis dans la communauté ecclésiale et au-delà de ses limites, en poursuivant constamment le dialogue de la charité, surtout là où le monde d’aujourd’hui est déchiré par la haine ethnique ou la folie homicide. Insérées dans les sociétés de ce monde... les communautés de vie consacrée, où se rencontrent comme des frères et des sœurs des personnes d’âges, de langues et de cultures divers, se situent comme signes d’un dialogue toujours possible et d’une communion capable d’harmoniser toutes les différences » (VC, 51).

Au total, il semble que l’état de vie religieuse – état de vie qui contient les multiples expériences de sainteté des saints fondateurs et saintes fondatrices – s’affermit comme l’espace ecclésial parmi les plus visés par la communion missionnaire. Ainsi, de plus en plus, la vie consacrée, avec son ensemble de charismes variés, à respecter dans leur spécificité, acquiert une autre vocation particulière, celle d’être un exemple entraînant, un guide de communion missionnaire. Mieux encore : un moteur. En effet, elle est appelée à accomplir un « devoir particulier », celui de propulser cette communion missionnaire partout (cf. VC, 51). Dès lors, les personnes consacrées auraient à leur actif cette autre mission, à savoir la mission de reprendre la communion au-dedans et en dehors de l’Église comme annonce d’un évangile de la fraternité.

S’agit-il d’une nouvelle mission pour la vie consacrée ou est-elle ancienne ? Certes, l’exhortation du Magistère à cet égard est tout à fait nouvelle, mais plusieurs facteurs nous portent à penser que cette mission caractérisée par la communion est ancienne et même constitutive de la vie consacrée. Et cela, avant tout, par son origine, puisque la vie consacrée est née comme imitation de la vie apostolique qui avait en son centre l’idéal de vivre en communion et de proclamer un évangile d’amour et de fraternité en Christ, comme les Apôtres. Ensuite, il faut considérer que pour les personnes consacrées, dépositaires de la variété des charismes de leurs instituts, vivre en communion est une question d’identité. C’est seulement ensemble, dans la communion, qu’elles peuvent montrer la totalité du visage du Christ. C’est alors qu’elles peuvent déployer le mystère du Christ dans sa totalité, étant donné que leurs charismes correspondent soit à une de ses paroles, soit à un de ses gestes, soit à un des aspects de sa vie. D’ailleurs, il fut un temps où la consécration des religieux prévoyait l’observance de la loi de la koinonia ; et où on promettait, dans la profession, trois choses : la chasteté, la communion et l’obéissance [14].

Qu’elle soit ancienne ou nouvelle, la mission qui engage à vivre, témoigner et développer la communion reste une exigence vitale pour les personnes de vie consacrée.

*

En conclusion, on peut se réjouir du fait que cette approche de communion missionnaire soit susceptible de reconnecter l’Église d’aujourd’hui à la mission telle qu’elle avait été envisagée par le Christ lui-même et telle qu’elle avait été pratiquée par les chrétiens des premiers temps. Ce faisant, l’Église renoue avec un type de mission de la plus grande fécondité. De son vivant, le Seigneur Jésus n’avait-il pas établi le sommet de rayonnement de la mission dans l’unité et la communion d’amour ? (cf. Jn 13,34-35 ; 17,21). La communauté de Jérusalem ne vivait-elle pas sa mission sur la base de la koinonia qui rendait présent le Christ par son Esprit au milieu des frères ?

C’est, en tout cas, cette approche de communion missionnaire, si fidèle aux Saintes Écritures, qui peut mieux aider l’Église à relever le grand défi de notre troisième millénaire : devenir ce sacrement de communion salvifique dans un monde en plein essor de globalisation. Cela serait en continuité avec Evangelii gaudium, là où « la communion missionnaire » (EG, 23 ; 31 ; 89) est dite « vivante et de participation... dynamique, ouverte... solidaire » et « évangélisatrice » (EG, 24 ; 27 ; 31 ; 89 ; 130). Il y a lieu de croire qu’à partir de la communion, le peuple de Dieu serait encore plus à même de vivre l’effort missionnaire dans la joie, donnant suite à « la mission de sortie » proposée par cette exhortation. Mission de sortie pour une rencontre plutôt que pour une confrontation ; mission qui renonce à tout esprit de conquête et intègre le principe plus efficace de l’attraction et de la contagion qui agrège. C’est en tout cas ce type de mission qui convient au monde d’aujourd’hui, caractérisé par le mélange pluriel de ses cultures et de ses religions, mais à la recherche de leur harmonisation enrichissante.

Dans cet environnement, la vie consacrée se trouvera à son aise pour déployer sa mission de communion. Une mission qui gardera la vie consacrée en première ligne pour faire de l’Église « la maison et l’école de la communion » et pour coopérer encore mieux à la nouvelle évangélisation du monde d’aujourd’hui.

[1« Leur appel [des personnes consacrées] comprend donc l’engagement à se donner totalement à la mission ; de plus, sous l’action de l’Esprit Saint, qui est à l’origine de toute vocation et de tout charisme, la vie consacrée elle-même devient une mission, comme l’a été la vie de Jésus tout entière... On doit donc affirmer que la mission est essentielle pour tous les Instituts, non seulement les Instituts de vie apostolique active, mais aussi les Instituts de vie contemplative » (Vita consecrata, 72 ; cf. Redemptoris missio, 69).

[2D. Arena, Le Christ parmi nous (Mt 18,20). La communion missionnaire, perspective de nouvelle évangélisation, Kinshasa, Baobab, 2013.

[3« Ainsi la mission de l’Église ne s’ajoute pas à celle du Christ et de l’Esprit Saint, mais elle en est le sacrement : par tout son être et dans tous ses membres elle est envoyée pour annoncer et témoigner, actualiser et répandre le mystère de la communion de la Sainte Trinité » (Catéchisme de l’Église Catholique, 738). Cf. aussi Y. M.-J. Congar, « Principes doctrinaux », dans J. Schutte (dir.), L’activité missionnaire de l’Église. Décret « Ad Gentes », Paris, Cerf, 1967, p. 188.

[4Cf. J.-M. R. Tillard, Église d’Églises. L’ecclésiologie de communion, Paris, Cerf, 1987, p. 215 ; J. Ratzinger, « Alcuni aspetti della Chiesa intesa come comunione », dans J. Capmany, e.a., La Chiesa mistero di comunione e di missione, Roma, Urbaniana University Press, 1994, p. 57-69.

[5Cf. J. Lopez-Gay, « Ecclesiology in the Missiological Thinking of the Post-conciliar Years », dans Bibliografia missionaria XLVI (1982), p. 378 ; G. Routhier, Le défi de la communion. Une relecture de Vatican II, Paris-Montréal, Médiaspaul, 1994, p. 32-34.

[6Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. IX/1, 1986, Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1987, p. 1783.

[7« Synthèse des travaux de l’Assemblée synodale. Le rapport final voté par les Pères », dans La Documentation catholique 1909 (1985), p. 39.

[8J. Ratzinger, La comunione nella Chiesa, Cinisello Balsamo (Milano), San Paolo, 2004, p. 64 ; cf. W. Kasper, « L’Église comme communion. Un fil conducteur dans l’ecclésiologie de Vatican II », dans Communio XII/1 (1987), p. 31.

[9« Le Royaume doit transformer les rapports entre les hommes et se réalise progressivement, au fur et à mesure qu’ils apprennent à s’aimer, à se pardonner, à se mettre au service les uns des autres. Jésus reprend toute la Loi, en la centrant sur le commandement de l’amour... C’est pourquoi la nature du Royaume est la communion de tous les êtres humains entre eux et avec Dieu. En un mot, le Royaume de Dieu est la manifestation et la réalisation de son dessein de salut dans sa plénitude » (Redemptoris missio, 15).

[10Cf. P. K. Chunshim, La comunione missionaria : la vita consacrata nella teologia postconciliare, Roma, Città Nuova, 2011, p. 346.

[11Cf. D. Arena, « La communion : une nouvelle mission pour la vie consacrée ? Enquête sur une évolution attendue », dans Éveil et Croissance (numéro spécial février 2015), p. 1-58.

[12« La volonté de rétablir l’unité de tous les chrétiens est présente naturellement dans toutes les Églises et concerne aussi bien le clergé que les laïcs. Mais la vie religieuse, qui puise ses racines dans la volonté du Christ et dans la tradition commune de l’Église indivise, a sans nul doute une vocation particulière dans la promotion de cette unité. » (Discours du pape François aux participants au colloque œcuménique de religieux et religieuses organisé par la CIVCSVA, 24 janv. 2015, consulté sur w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches).

[13Cf. D. Arena, « Mission et sainteté en Afrique dans la perspective de la communion missionnaire », dans Revue Africaine des Sciences de la Mission 22-23 (2007), p. 123-210.

[14M. Sedano, « Il cammino storico dei voti religiosi », dans Seminario Internazionale Consecratio..., p. 8-13.

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