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La transfiguration comme « icône biblique » dans Vita consecrata

Grégoire Rouiller

N°1997-6 Novembre 1997

| P. 351-363 |

Certes, l’« icône biblique » de la transfiguration ne peut pas être annexée au profit exclusif de la vie consacrée, mais elle est proposée dans ce document de manière significative et il importe donc d’en contempler, peut-être sous un éclairage nouveau, toutes les dimensions théologiques et - ce qui est ici le propre de la lecture qui en est faite - spirituelles. Pour cela, l’approche que nous offre le professeur Rouiller, exégète du Nouveau Testament à l’Université de Fribourg, nous est très précieuse dans son attentive « lectio divina ».

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C’est seulement durant l’ultime phase d’élaboration du document Vita consecrata (daté du 25 mars 1996) que l’icône biblique de la Transfiguration fut mise en relief comme phare et guide de lecture [1]. Dans les pages qui suivent je voudrais proposer une interprétation de ce grand texte biblique et me permettre ensuite quelques réflexions concernant sa présence et son utilisation dans ce document d’Église. Je ne chercherai pas à écrire, comme s’efforcent de le faire certains commentaires, l’histoire de la rédaction de ce texte. Ma lecture s’efforcera simplement d’en dégager les données essentielles, celles qui éclairent l’usage que Vita consecrata fait de ce récit biblique [2].

En vue de la lecture

La Transfiguration se lit dans les trois évangiles synoptiques (en Mt 17,1-9 ; Mc 9,2-10 et Lc 9,28-36). Elle est également évoquée dans la deuxième épître de Pierre (2 P 1,16-18). L’attention du lecteur doit d’abord se porter sur le contexte fort significatif et éclairant de ce récit. Il est en effet précédé de la confession de foi de Pierre, d’une première annonce de l’événement pascal (mort et résurrection), puis des conditions requises pour suivre Jésus. Il est suivi, chez Marc et Matthieu d’une question sur Élie qui doit revenir, puis, chez les trois évangélistes, de la guérison de l’épileptique et d’une seconde annonce de l’événement pascal. L’insertion de notre texte dans un environnement habité par le mystère pascal ne doit jamais être oublié.

L’accord entre les trois Synoptiques est impressionnant. On retrouve chez chacun l’ascension d’une montagne, la présence des trois mêmes disciples - Pierre, Jacques, Jean -, la mention de la transfiguration proprement dite, la proposition de Pierre d’édifier trois tentes, l’irruption de la nuée et l’audition de la voix avec son injonction d’écouter le Fils ; enfin, le silence des disciples imposé par Jésus ou simplement mentionné.

Les différences significatives entre les trois versions seront notées au fil de la lecture. On reconnaît généralement que la rédaction de Marc a la priorité. Les accords mineurs entre Matthieu et Luc proviennent peut-être d’une version qui leur est commune et qui diffère de celle de Marc. De plus on constate que Luc se révèle être un rédacteur libre et très actif.

Au fil du texte

La structure du texte s’impose d’elle-même au lecteur. Il suffit pour le moment de retenir la répartition du récit en phase de lumière facilitant une vision et en phase de ténèbres propice à l’audition. Mais laissons-nous guider par le récit lui-même.

Une date est mise en évidence : « Et après six jours » (Mt et Mc). Un lien est ainsi établi avec ce qui précède. Annonces de la Passion et gloire de la Transfiguration vont s’éclairer mutuellement. De son côté, S. Luc écrit : « Il arriva, après ces paroles, environ huit jours ». Certains y ont vu, ce qui n’est pas très convaincant, une allusion à la résurrection ou au repos éternel, celui du huitième jour. Par contre la notice pourrait bien suggérer un premier contact avec la Fête des Tentes, à prédominance lumineuse et orientation eschatologique [3].

Le lieu où va se dérouler l’événement doit retenir notre attention. Il est diversement précisé. Il s’agit d’« une montagne élevée, à l’écart », pour Matthieu et Marc. Ils sont « seuls » précise Marc. Sur « la montagne » déclare Luc (l’article indiquant normalement une montagne connue), sur « la sainte montagne » précise l’épître de Pierre. À partir d’Origène, et en tout cas de Cyrille de Jérusalem au quatrième siècle, on a voulu y reconnaître le mont Thabor. Il ne faudrait cependant pas qu’une telle localisation, fort hypothétique, détourne le lecteur de ce que les évangélistes ont effectivement suggéré. Si nous nous référons à de nombreux textes bibliques, la montagne apparaît comme un lieu privilégié de contact avec Dieu, de révélation et de prière [4]. On pense bien sûr au Sinaï, mais aussi à la montagne des Béatitudes ou à celle de la rencontre entre le Ressuscité et ses disciples en Galilée (cf. Mt 28,16). La montagne de la Transfiguration entre ainsi dans une séquence de lieux significatifs et lourds de réminiscences. Mais il faut s’imprégner davantage du texte lui-même. F. Martin note finement à quel point cet espace est « délocalisé », « dé-référentialisé ». Il peut écrire : « Les acteurs engagés dans la performance qui va s’y dérouler ont été transférés sur une autre scène - comme celle du rêve - où la vision va faire venir au jour ce que l’espace ordinaire ne fait jamais voir [5]. Cette étrange construction de l’espace explique déjà pourquoi les mots ordinaires n’évoqueront qu’approximativement, à la manière des apocalypses, ce qui va « venir au jour ».

Trois disciples, Pierre, Jacques (cité en dernier par Luc) et Jean sont conviés à cette ascension. Les mêmes disciples accompagnent Jésus lors de l’épisode de la fille de Jaïre (cf. Mc 5,37 et Lc 8,51). Ils sont également compagnons de Jésus à Gethsémani (cf. Mc 14,33). Un tel appel les désigne sans doute comme intimes de Jésus tout en les préparant à leur mission de témoins du mystère pascal. Selon S. Luc, Jésus se rend sur la montagne pour prier. Il associe ainsi ses disciples à une rencontre privilégiée avec son Père. Mais est-ce bien lui qui dirige l’événement ? Si l’on se souvient que la voie de Jésus est celle de l’obéissance amoureuse, on se dit que toute la scène pourrait bien répondre à l’initiative du Père et tendre dynamiquement vers la parole décisive que celui-ci prononcera « écoutez mon Fils ».

Mais venons-en à l’essentiel de la vision proprement dite, nommée « métamorphose » par F. Martin (en décalque du terme grec utilisé) : Jésus « fut transfiguré - métamorphosé - devant eux ». On peut sans doute y reconnaître un passif divin : Dieu le transfigura. Le verbe utilisé désigne ordinairement une mutation profonde (ainsi en Rm 12,2 ou en 2 Co 3,18) [6]. Certains font appel, pour expliquer le terme, à l’éclat glorieux du visage de Moïse après sa rencontre avec Dieu (cf. Ex 34,29). De son côté, Luc utilise une autre expression : « Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre ». Ce qui est suggéré par les trois évangélistes, c’est que la mutation est telle qu’ils ne parviennent qu’approximativement à l’évoquer. Elle déborde les possibilités du langage. Les traits de Jésus « sont portés à un excès de visibilité » (Martin). Son visage « brilla comme le soleil », ce que Matthieu dit, eschatologiquement, des justes en 13,43. Ses vêtements devinrent « blancs comme la lumière » (Mt), « resplendissants, très blancs, tels qu’un foulon sur la terre ne peut ainsi blanchir » (Mc), « sa vêture, blanche, fulgurante » (Lc). On rapproche parfois cette description de certains textes apocalyptiques [7]. Tout tend à évoquer une vision céleste, lumineuse, surnaturelle, présentée sans détail ni description exacte. Ce qui concorde avec les expériences de bien des mystiques [8]. Le voile est levé sur la beauté céleste, indicible. « Ou, comme le note F. Martin, pour le dire autrement, l’image dont le pouvoir mimétique est porté à son intensité extrême tend à faire voir au plus près le réel qui la cause [9] ». Or ce « réel » est bien céleste et surnaturel. Et puisque le lecteur est invité à devenir, par la force de la lecture, un spectateur à son tour, on peut se demander comment il pourra y parvenir. Ne devra-t-il pas, au heu de se contenter des indications approximatives des évangélistes, s’appuyer sur ses propres expériences de la beauté ? C’est en repoussant ou en dépassant ce qu’il a pu entrevoir à travers la beauté des créatures, que le lecteur pourra jouir à son tour du spectacle. Il contemplera dans la foi le Transfiguré [10].

Mais « voici », motif d’étonnement, que le tableau s’enrichit : deux hommes apparaissent en conversation avec Jésus. Ce sont, « apparus en gloire » (Lc), Moïse et Elie. Celui-ci est cité en premier par S. Marc afin peut-être de mieux mettre en lumière son rôle de précurseur (cf. Mc 9,11-13). Mais la tradition juive, dans le poème des quatre nuits, attendait également un retour de Moïse. S. Luc est le seul à nous dire que ces personnages parlaient avec Jésus « de son exode qu’il était sur le point d’accomplir à Jérusalem ». Sur ce terme « exode » Bovon [11] écrit dans son commentaire : « Au sens premier, le mot appartient au récit historique et dit la mort de Jésus ; au sens second, d’événement mystérieux, il devient un oracle » (p. 484). Le terme doit cependant être rapproché de celui d’« enlèvement » utilisé par Luc en 9,51. Comme le note Fitzmyer le terme d’« exode » dit plus que la mort, il désigne l’ensemble du voyage sacrificiel de Jésus (mort, résurrection et ascension).

Au sujet de cette conversation à trois, je me permets les réflexions suivantes :

  • S. Luc est seul à nous la situer durant la prière de Jésus. Il est seul à nous en livrer le contenu : Moïse et Élie « l’entretenaient de son exode, celui qu’il était sur le point d’accomplir à Jérusalem ».
  • Au lieu de parler d’ajouts de Luc, il vaudrait mieux, me semble-t-il, parler d’explicitation et de dramatisation de ce qu’expriment implicitement Matthieu et Marc.
  • Mais voici l’essentiel de l’hypothèse que je propose : il est accordé aux trois disciples de « contempler » un réel surnaturel, d’être introduits dans le « film » même de la prière solitaire de Jésus. Je m’explique. Jésus vit une heure décisive de son pèlerinage terrestre. Il vient d’annoncer l’événement pascal et il va le faire encore dès sa descente de la montagne. Habité par l’imminence de cette redoutable épreuve, pourquoi irait-il sur la montagne sinon pour prier et par la prière discerner la volonté de son Père ? C’est de la substance de cette prière que les disciples furent les témoins privilégiés.

De quelle « réalité » furent-ils les spectateurs :

  • d’abord de Jésus lui-même dans un environnement de lumière et de gloire, celui-là même qui correspondait à cette heure de présence et de liturgie trinitaire ;
  • ensuite de la mise en scène « dramatisée » de sa prière. Jésus veut accomplir la volonté de son Père. Il sait que cette volonté est consignée dans l’Écriture, concrètement dans la Loi et les Prophètes. D’où la mention de Moïse et d’Élie, à l’écoute desquels Jésus prie et auprès desquels il puise les éléments de son discernement. C’est au cœur de ce discernement que la vision introduit les disciples. On comprend mieux une telle « dramatisation » si on se réfère à deux circonstances analogues. Lors des tentations au désert, Jésus emprunte à l’Écriture l’intégralité des réponses qu’il oppose à Satan. De même, quand il s’agit de tirer les pèlerins d’Emmaüs de leur impasse et de leur tristesse, Jésus leur propose une véritable initiation à la lecture de l’Écriture : « commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait ». De plus, sur la montagne, la prière de Jésus se rapproche étonnamment de celle de Gethsémani. Ici encore, le silence du Père et l’opacité de l’avenir sont surmontés par la parole de l’Écriture dont Jésus accomplit le mémorial amoureux, libre et obéissant. Ceci est confirmé par l’expression « l’exode qu’il devait accomplir » qui nous renvoie (comme en 9,44 où le même verbe est utilisé) au dessein de Dieu que Jésus entend servir sans réticence.

Une admirable séquence s’ébauche ainsi : le Père parle par Moïse et Élie, c’est-à-dire par la Loi et les Prophètes. Jésus entre en prière. Il s’y met à l’écoute de la Parole afin de consentir en toute sérénité à sa mission dans l’amour et l’obéissance. Les disciples devront à leur tour écouter la Parole révélée en plénitude, le Fils élu, le bien-aimé du Père.

Mais que deviennent les spectateurs devant une telle vision ? S. Luc nous les présente d’abord comme « accablés de sommeil ». On pense spontanément à leur attitude à Gethsémani. Pourtant ici l’évangéliste veut surtout nous indiquer que les trois disciples sont l’objet d’une exclusion provisoire. Ils ne peuvent être pour le moment acteurs dans le spectacle de « gloire » que la prière de Jésus joue devant eux. F. Bovon écrit : « Leur étourdissement donne la mesure de l’éclat insoutenable de la transfiguration » (p. 485). Mais est-ce déjà la réaction habituelle de crainte devant une théophanie, telle qu’elle est mentionnée dans la suite du texte ? N’est-ce pas plutôt le signe de la faiblesse humaine, incapable - pour le moment - de participer à un spectacle auquel elle est pourtant convoquée pour guider son comportement futur (« ils virent sa gloire et les deux hommes debout avec lui ») ? Le verbe suivant « tirés de leur torpeur » est commenté par F. Bovon : « Cette formulation de Luc suggère donc que leur état n’était ni le sommeil ni la veille mais une sorte d’état second, que la Bible attribue par exemple à Abraham (Gn 15,12) et à Daniel (Dn 8,18 et 10,9) » (p. 486-487).

Une telle vision fait des trois disciples des spectateurs comblés. Martin parle de dimension « pathémique » et de « jouissance ». La proposition de Pierre de construire trois tentes se réfère peut-être à la Fête des Tentes (cf. Riesenfeld) et à son aspect de lumière et de réalisation eschatologique (des tentes analogues sont qualifiées d’« éternelles » en Lc 16,9). Le Targum de Lv 23,42-43 déclare : « Pendant sept jours vous demeurerez dans des huttes ; tous les indigènes en Israël demeureront dans des huttes, afin que vos générations sachent que j’ai fait demeurer les enfants d’Israël dans les nuées de la Gloire de ma Shekinah, sous l’image de huttes, au temps où je les fis sortir, libérés, du pays d’Égypte ». De toute façon, l’image de la « tente » est bibliquement fort parlante. Elle évoque à la fois la présence de Dieu et sa marche au milieu de son peuple. Il n’y a pas de tente prévue pour les disciples. La jouissance de leur vision les assimile intégralement aux personnages contemplés. Ayant entrevu la fin du voyage, Pierre voudrait donc s’y fixer, mais, note l’évangéliste, « ne sachant ce qu’il disait ». Voilà le premier temps du récit, celui de la vision comblante qui, par Pierre, est comprise prématurément comme achèvement de l’événement. Mais après un excès de lumière, voici la ténèbre.

Le Seigneur reprend en effet l’initiative. Il n’est plus question de trois tentes mais d’une seule qui les recouvre tous. La lumière cède la place à la nuée. L’œil doit se fermer afin que l’oreille puisse s’ouvrir. Quand la vision s’efface, l’écoute devient essentielle. On sait la place de la nuée qui conduit le peuple (Ex 13,21-22) et signale la présence de Dieu (Ex 33,9-10 ; 40,38). Elle se manifeste aussi lors de la consécration du Temple (1 R 8,10). Le verbe « les couvrit de son ombre » fait encore penser à l’Annonciation et à son atmosphère de sainteté.

C’est pourquoi, après la joie de la vision, l’irruption de la nuée (ou de la voix selon S. Matthieu) provoque chez les spectateurs une réaction bien compréhensible de crainte sacrée. La déclaration céleste qu’ils entendent rappelle celle du baptême. Il leur est solennellement confirmé que celui qu’ils ont contemplé, enveloppé de gloire, est bien le Fils. Le Messie sans doute, mais pas n’importe quel Messie. F. Bovon écrit très justement : « En appelant Jésus « Fils », la voix divine parle du Fils préexistant, au sens chrétien de la relation du Père au Fils » (p. 488). De plus ce Fils est qualifié de « bien-aimé », un terme qui, dans l’Ancien Testament, désigne Isaac, le fils de la promesse (cf. Gn 22,2.12.16). Matthieu ajoute que ce Fils bien-aimé est « celui qu’il m’a plu de choisir » et Luc le qualifie d’« élu », l’un et l’autre faisant ainsi référence aux textes d’Isaïe (cf. Is 42,1) qui parlent du Serviteur.

La voix ajoute : « écoutez-le ». Cette parole nous renvoie peut-être à Dt 18, 15 et au prophète semblable à Moïse qu’il faut écouter. F. Bovon peut préciser : « Dans « écouter » résonne déjà la signification ultérieure d’obéir » (p. 489). L’enseignement de Jésus concernant sa Passion prochaine et les conditions pour devenir son disciple en prennent un relief nouveau. Le Père se rend garant d’un tel enseignement. L’icône du Fils est désormais parfaite. Le temps de la foi et de l’obéissance peut commencer. Matthieu est seul à mentionner le geste de Jésus qui touche, met debout et rassure. Martin note au sujet de ce geste : « Ainsi sont-ils dépris des deux pôles passionnels - jouissance et crainte - qu’ils viennent de traverser. « Levez-vous, soyez sans crainte ». Vocabulaire de la « surrection », par lequel il est signifié que les trois disciples sont désormais en état de marche » [12].

L’ordre leur est donné de ne raconter cette vision à personne (Mt et Mc). Selon Luc les disciples gardent d’eux-mêmes le silence. C’est qu’on ne peut accéder à la foi dans le mystère pascal qu’après la Passion et la Résurrection. On ne peut témoigner vraiment qu’après la Pentecôte.

Quand on devient lecteur

Nous l’avons constaté : ce texte est enveloppé de mystère. Sa situation spatiale est « autre », unique. Les époques sont confondues et rendent possibles des rencontres insolites (celles de Moïse et d’Élie). Les matériaux utilisés fourmillent de souvenirs (concernant la montagne, la tente, la nuée...). La mémoire convoque spontanément bien d’autres textes (du Sinaï au Jourdain et au baptême de Jésus). Les figures sont de couleur apocalyptique. Aussi les commentateurs se sont souvent demandé : de quoi s’agit-il ? Quel genre littéraire les évangélistes ont-ils utilisé ? S’agit-il d’une scène d’intronisation, de vision prophétique, apocalyptique, d’épiphanie divine, de commentaire midrashique, de récit cultuel ou même d’expérience post-pascale transportée avant Pâques ?

Pour ma part, je pense que les évangélistes nous ont livré un admirable sommaire [13] de la profession de foi chrétienne. Un sommaire théologique et herméneutique qui éclaire tout le paysage évangélique environnant. Ce court récit de la Transfiguration concentre en lui-même :

  • la mise en pleine lumière de l’identité de Jésus, dans sa gloire de Fils et dans son humilité de Serviteur.
  • le « film » de la prière de Jésus, celui de son discernement à l’écoute de l’Écriture (d’où la présentation dramatisée de ceux qui sont les serviteurs inspirés de la Parole, Moïse et Élie) et de son consentement. Nous sommes si proches de Gethsémani.
  • l’évocation, grâce au seul mot d’« exode » de la marche sacrificielle de Jésus qui sera explicitement présenté à partir de Lc 9,51.
  • un prodigieux raccourci de la vocation du chrétien invité à contempler dans la foi la Gloire de l’Envoyé-Ressuscité, à s’imprégner de sa Parole et à le suivre en toute confiance au point de prolonger son humanité.

Je constate enfin qu’une certaine couleur apocalyptique convient fort bien à un tel sommaire. Le texte s’apparente en effet au motif du voyage vers les régions célestes, accompagné de visions, cher aux auteurs d’apocalypses. Une fois descendus de la montagne, comme au retour d’un voyage apocalyptique, les disciples peuvent poursuivre la route qui leur est proposée en pleine connaissance de cause et en toute sérénité.

Les exégètes se sont interrogés sur l’origine d’une telle page. Si mon hypothèse est fondée, elle doit reposer (comme d’autres sommaires) sur des expériences vécues et concrètes, peut-être multiples. Mais, pour reprendre une distinction de J. Delorme, voilà un texte bien difficile à lire « dans l’histoire ». Il a du reste été dévalorisé par les « historiens » marqués par un positivisme en quête de vraisemblable. C’est le langage qui est ici le roi et le guide. Il organise une icône (appellation retenue par le document Vita consecrata), rendant visible non seulement la face glorieuse du corps du Christ en prière et son environnement vestimentaire, mais aussi, en les dramatisant (sous forme de personnages bibliques), les données de son discernement obéissant et de sa prière personnelle. Ainsi, à partir d’un point focal, un personnage situé dans un excès de lumière, on peut se diriger vers un amont trinitaire : adorer le Père, Seigneur de toute la scène, reconnaître la préexistence et la gloire de Celui que le Père manifeste, acclamer l’Esprit visible, comme toujours à travers l’Écriture, en ses porte-parole (les prophètes apparus en gloire) ou en ses œuvres de sainteté (la lumière de gloire et la nuée). On peut aussi s’orienter vers un aval de rédemption et de salut, contemplant le Fils glorieux sur le point, obéissant, de s’enfoncer dans le tunnel de la mort afin d’atteindre résurrection et ascension. Cet amont et cet aval s’ouvrent au disciple. Il se sait convoqué à prendre la parole à son tour, celle de la louange et de l’obéissance.

La Transfiguration comme « icône » de Vita consecrata

Le récit de la Transfiguration est qualifié d’« icône » par le document Vita consecrata (n. 14 et 17). C’est la version de Matthieu qui est intégralement citée au n. 15, puis évoquée ensuite à neuf reprises dans la suite du document. La version de Luc est citée deux fois (n. 23 et 40) afin de tenir compte de l’« exode » de Jésus rapporté par ce seul évangéliste.

Le document ne prétend nullement accaparer ce texte biblique au seul profit de la vie consacrée. Il peut pourtant déclarer : « Dans l’Évangile, nombreux sont les gestes et les paroles du Christ qui éclairent le sens de cette vocation spéciale. Toutefois, pour en saisir les traits essentiels dans une vision d’ensemble, il est particulièrement utile de fixer le regard sur le visage rayonnant du Christ dans le mystère de la Transfiguration » (n. 14).

Le bibliste est heureux de constater que le document Vita consecrata respecte les données et enseignements essentiels de ce grand texte biblique. En particulier sa dimension de révélation trinitaire, la joyeuse manifestation de la Gloire du Fils, la mise en lumière de son sacrifice pascal, la valeur anticipatrice de la Transfiguration qui annonce la mort, la résurrection, l’ascension de Jésus, le prolongement de la présence du Ressuscité dans la vie du baptisé et de toute personne consacrée.

Les deux mouvements qui encadrent le texte - la montée sur une montagne et la descente - sont mis en valeur « spirituellement ». Les Pères de l’Église l’avaient déjà fait. Le document cite en effet plusieurs Pères qui relient la vie consacrée contemplative à la prière de Jésus sur la montagne (cf. n. 14). La descente en vue de la mission et de la Croix éclaire aussi la vie apostolique.

Débordant davantage la signification du texte biblique, le document se plaît à développer le « n’ayez pas peur » de Mt 17,7, non seulement comme soutien devant la manifestation du Saint mais aussi comme consigne devant un avenir parfois « crucifiant ». La beauté et la profondeur de la réflexion font pardonner ce débordement de lecture : « Jésus, s’approchant, les toucha et leur dit : « Relevez-vous, et n’ayez pas peur » » (Mt 17,7). Comme les trois Apôtres lors de la Transfiguration, les personnes consacrées savent d’expérience que leur vie n’est pas toujours illuminée par la ferveur sensible qui fait s’écrier « Il est heureux que nous soyons ici » (Mt 17,4). C’est cependant toujours une vie que la main du Christ « touche », que sa voix rejoint, que sa grâce soutient » (n. 40).

La place accordée à la Transfiguration dans Vita consecrata est judicieuse. Une telle « icône » maintenue constamment devant les yeux du lecteur unifie admirablement la lecture et l’enveloppe de lumière. Comme le note un commentateur récent : « Tout engagement à l’action rédemptrice est ainsi décrit comme le fruit d’une joie, non d’un manque ou d’une douleur, comme l’accomplissement d’un surcroît et non l’obligation d’un devoir plus ou moins onéreux. Parce que tout est gagné déjà, tout est déjà donné et il « suffit » de suivre courageusement ce chemin de la gloire et de la croix ». Le même commentateur constate : « S’il n’y a pour les consacrés ni lieu ni parole spécifique - mais il en est ainsi de plusieurs sacrements-, il y a pourtant l’indubitable expérience d’une personne, le Christ, d’un appel du Père, d’un genre de vie aussitôt mis en œuvre (avant le IVe siècle, bien sûr) et toujours vivant dans l’Esprit : voir sur le visage de Jésus resplendir la gloire du Père peut conduire - c’est un don de l’Esprit - à « reproduire » la virginité, la pauvreté et l’obéissance du Fils, par une, « identification », une « configuration » qui réalise à un titre spécial la Confessio Trinitatis caractéristique de toute vie chrétienne » [14].

Abbaye de S. Maurice
SUISSE

[1Même la rédaction très élaborée fournie à la Secrétairie d’Etat après la troisième session d’étude de la commission post-synodale tenue du 10 au 12 octobre 1995 n’accordait qu’une attention réduite à cette icône biblique mentionnée parmi les neuf autres retenues. Cf. B. Secondin, Il profumo di Betania, La vita consacrata come mistica, profezia, terapia, EDB, Bologna, 1997, p. 34.

[2Pour un état de la question sur l’interprétation de notre texte, on peut lire l’article serein et bien documenté de E. Cothenet, « Transfiguration », Catholicisme XV, Letouzey et Ané, Paris, 1997, col. 217-223.

[3Le Targum de Lv 23,36 déclare : « Sept jours vous offrirez des offrandes devant le Seigneur. Le huitième jour sera pour vous jour de fête et de sainte assemblée ».

[4La prière sera du reste la raison de ce pèlerinage selon S. Luc, théologien si sensible à ce thème.

[5F. Martin, Pour une théologie de la lettre. L’inspiration des Écritures, Cogitatio fidei 196, Cerf, Paris, 1996, p. 155. Nous retiendrons plusieurs remarques des excellentes pages de cet ouvrage consacrées au récit de la Transfiguration.

[6Philon l’utilise de manière significative et dans un contexte analogue. Il affirme que Moïse protégeant les filles molestées par des bergers auprès d’un puits fut « métamorphosé en prophète » ce qui provoque une crainte sacrée chez les spectateurs. Cf. Mos I, 57.

[7On cite ainsi Daniel 12,3 : « Et les gens réfléchis resplendiront comme la splendeur du firmament ». Pour la blancheur des vêtements, on pense aussi à l’Apocalypse (3, 4.5.7.9...)

[8Parlant d’Allâj, Massignon dit : « Celui qu’il aime n’a pas de visage ». Mais cette beauté indicible peut parfois « combler » et « blesser » à travers la créature trop belle. Massignon parle alors de « l’âme blessée d’amour divin à travers une créature... ».

[9F. Martin, op. cit., p. 156.

[10Je pense à telles pages de Monchanin intitulées : Les deux voies spirituelles, par les signes et hors des signes. L’auteur déclare : « Deux voies spirituelles : l’une va à Dieu par le sensible et l’intelligible comme signes, l’autre hors et même par rejet des signes », J. Monchanin, De l’esthétique a la mystique, Casterman, Tournai-Paris, 1955, pp. 105-111.

[11F. Bovon, L’Évangile selon saint Luc (1,1-9,50), Genève, Labor et Fides, 1991.

[12F. Martin, op. cit., p. 158.

[13On connaît l’importance des « sommaires » des Actes qui livrent les traits majeurs de la communauté primitive ou de ceux que S. Marc introduit parfois au cours de son développement.

[14N. Hausman, « L’exhortation postsynodale « Vita consecrata » : un document exceptionnel », NRT 119 (1997) 205-217. Nos citations, p. 206 et 207.

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