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Devenir enfant du Père

Dominique Nothomb, m.afr.

N°1999-6 Novembre 1999

| P. 365-375 |

Déjà, sur un mode plus érudit, nous avons fait honneur à « l’année du Père » en proposant l’étude d’O. Perru se référant à la théologie spirituelle de Jean Baptiste de la Salle (V.C., 1999, 310-336). Faire entendre toutes les harmoniques qui résonnent dans la simple énonciation croyante du vocable « Père », n’est pas possible sans un développement qui prendrait les allures d’une symphonie. Mais, ici encore, le P. Nothomb, avec simplicité et précision, nous fait entendre trois motifs qui, distingués sans être séparés, déploient la richesse de cet accord fondamental : paternité-filiation, au cœur de la Révélation chrétienne. Objective, la distinction opérée n’est en rien un jugement porté sur les « enfants du Père », elle veut seulement favoriser une exacte compréhension du don extraordinaire offert à tous de notre divinisation en Christ.

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Au cours de cette année 1999, un grand nombre de livres, de brochures et d’articles ont été publiés sur Dieu notre Père. Au fond de la brousse africaine où je réside, je n’ai pu en lire que quelques échantillons. Tout missionnaire belge a eu la chance de lire la belle plaquette du cardinal Danneels. J’ai également entendu d’excellentes causeries spirituelles et de bonnes homélies sur ce sujet.

Timidité, ou réticence ?

Il me semble cependant que, sur ce mystère de la paternité de Dieu, plusieurs éprouvent une certaine timidité à en souligner un aspect, pourtant essentiel à mon avis. J’insinuerai plus loin quelques motifs possibles de cette réticence.

En général, les auteurs et les prédicateurs sont très généreux. Ils aiment souligner, avec raison, l’universalité de cette paternité. Pour notre foi, dit-on justement, Dieu est le Père de tous les hommes, et, selon une formule chère à Paul VI, « tout homme est mon frère » : oui, tous les hommes sont frères, car tous, précise-t-on, sont enfants de Dieu. Il ne peut y avoir, à ce niveau, aucune discrimination. Et précisément à notre époque, il semble plus nécessaire que jamais de mettre en relief cette universalité de la paternité de Dieu envers les hommes. Mettre une limite au nombre des enfants de Dieu relèverait d’une mentalité janséniste, ou raciste ; ou bien conduirait à l’orgueil spirituel, à une sorte d’élitisme, ce qui ne vaut guère mieux.

Tout cela est-il pleinement conforme à la révélation biblique ? Au message du Nouveau Testament ? C’est à quoi j’aimerais réfléchir ici d’une manière forcément très brève.

Mon point de départ est celui-ci. Le Nouveau Testament, de toute évidence, connaît trois manières selon lesquelles Dieu est dit Père et un homme est dit son fils. Ces trois formes de paternité-filiation doivent être clairement distinguées, même si le passage de l’une à l’autre, ou l’addition de l’une à l’autre se vérifient également, et nécessairement comme nous le verrons. Trois manières, et non une seule.

Un cas unique

Il y a, avant tout, le cas unique du « Fils monogène » (Jn 1,14-18) le Fils éternel de Dieu, qu’on nomme parfois « la deuxième Personne de la Sainte Trinité ». Ce Fils est, selon les termes du Credo, « Dieu né de Dieu... vrai Dieu né du vrai Dieu... engendré non pas créé, de même nature que le Père ». De ce Fils, Dieu est Père au sens propre, puisqu’il engendre un semblable à lui, ayant même nature que la sienne. Engendrement évidemment mystérieux, absolument, que nous ne pouvons comprendre qu’au sens analogique, comme nous devons le faire chaque fois que nous appliquons à Dieu un concept humain [1]. Dans le cas qui nous occupe ici, aucune antériorité du Père sur le Fils, aucune supériorité - mais égalité parfaite dans le partage de la même nature divine, numériquement une.

À cette première « naissance », éternelle, du Fils engendré par le Père, s’est ajoutée une seconde naissance. Le Fils unique du Père par une intervention mystérieuse de l’Esprit Saint a été engendré par la Vierge Marie. Il est donc né de Marie dans le temps qui est le nôtre. Il est fils de Marie également au sens propre, ayant reçu d’elle, par engendrement, sa nature humaine. Jésus est ainsi à la fois fils de Marie en tant qu’homme, et Fils du Père en tant que Dieu : les deux fois au sens propre, puisque la paternité-maternité au sens propre consiste en effet à communiquer à une autre personne sa propre nature, à partir de soi-même.

C’est pourquoi Jésus, s’adressant à Dieu, dit « Père », ou « mon Père ». « Abba », au sens propre et par droit de naissance éternelle. Il ne dit jamais, avec les disciples, le « Notre Père » qui doit être leur invocation de Dieu. Il précise bien : « Mon Père, et votre Père » (Jn 20, 17) en distinguant les deux expressions. Sa situation par rapport à son Père éternel est absolument unique, non partageable. Lui seul est le Fils du Père, éternellement et par nature. Il est également le fils de Marie (Mc 6, 3), laquelle est vraiment « sa mère » (Mc 3, 31 ; Mt 2, 13-20 ; Lc 1, 43 ; Jn 2, 1-3-5 ; 19, 25).

Nous devrons y revenir plus loin car, bien qu’unique, le cas du Fils éternel devenu homme sera à l’origine d’un cas particulier dont Dieu voudra, dans son infinie miséricorde, nous faire bénéficier.

Le cas universel

Le Nouveau Testament affirme aussi que Dieu est « père de tous les hommes » : « Il donne à tous la vie et le souffle, et tout le reste » (Ac 17, 25) ou, comme Luc le dit trois versets plus loin, « C’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être ». « Un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous et demeure en tous » (Ép 4, 6). Si ces formules, comme d’autres, doivent se comprendre au sens universel comme concernant tous les hommes et tout homme sans la moindre exception, il est clair que cette paternité de Dieu ne peut être comprise au sens propre. Dieu n’a pas communiqué à tout homme sa propre nature divine. Il est Père de tous les hommes en tant qu’il est leur créateur et providence. Il n’est pas leur « géniteur ». Il donne à tout homme la vie humaine, son âme humaine, son souffle humain, et non, dans sa naissance humaine, une participation à la nature divine. Dieu est encore Père de tous les hommes, car il est leur bienfaiteur universel, il les aime tous, il veut le bonheur de tous et de chacun, il « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45), sans la moindre discrimination. Il est pour tous une providence veillant sur chacun avec bonté (Sg 14, 3). C’est en ce sens que déjà l’Ancien Testament nomme Dieu « Père » (Dt 8, 5 ; 32, 6 ; Ex 4,22 ; 2 S 7, 14 ; Is 63, 16 ; Os 11, 1 ; Ps 2, 7 ; 89, 27 ; Sg 11, 10 ; 14, 3 ; 18, 13). Mais cette paternité, on ne peut la comprendre au sens propre, comme je l’ai déjà dit plus haut. Je l’appellerais « métaphorique », bien que cette qualification n’est guère satisfaisante.

C’est aussi dans ce sens « métaphorique », ou dérivé, qu’il faut affirmer que tout homme est un « fils de Dieu », car créé par lui à son image, aimé par lui, et objet d’une prédestination dont nous parlerons plus loin. Mais en tant qu’homme, engendré par ses parents humains selon une naissance que, bientôt, nous appellerons une « première naissance », il n’est pas (encore) un fils de Dieu au sens propre du mot.

En conséquence, au niveau de la nature humaine qui est la même chez tous (tout homme est créé à l’image de Dieu), « tous les hommes sont frères », et « tout homme est mon frère ». Ce que d’ailleurs, sans qu’on éprouve le besoin de le dire, chacun comprend instinctivement d’une manière toujours relative. Au sens strict, mon « frère » est celui qui est engendré par mes propres géniteurs ; et en Afrique, il est mon « frère », au sens strict également, en tant que descendant du même lignage. Mais au delà de ce cercle, la « fraternité » reconnue à tel ou tel, où à tous, n’est évidemment que relative et de plus en plus atténuée à mesure de la diminution des liens qui nous unissent à eux.

Pour revenir à cette paternité-filiation de tout homme vis-à-vis de Dieu, nous pouvons en célébrer la grande richesse et la beauté. Elle autorise envers ce Dieu-Père infiniment bon et miséricordieux, tout puissant de surcroît, une confiance illimitée. Tout homme, quelles que soient son origine, sa religion (ou son incroyance), sa vertu (ou ses vices), et ainsi de suite, peut dire avec le psaume 102 : « Comme la tendresse d’un père pour ses fils, tendre est le Seigneur pour qui l’adore », donc pour moi également, ou tant d’autres versets des psaumes de confiance. Tout homme, quel que soit son péché, peut se dire, en pensant à Dieu : « Oui, je me lèverai, et j’irai vers mon Père » (Lc 15, 18). Tout homme peut se sentir aimé par le Père céleste, en sécurité dans ses mains, abandonné à sa miséricorde et à sa Providence...

Et pourtant, il y a encore une troisième manière dont Dieu est Père, et il me semble rare qu’on en souligne assez la nouveauté radicale et qualitative, par rapport à celle, déjà si belle, dont nous venons de parler...

Le cas « privilégié »

Évidemment, dès qu’on parle d’un « privilège », certains se cabrent ou se hérissent... Notre Dieu n’accorde de privilège à personne, dit-on. Nous sommes tous égaux devant lui... Bien sûr... Mais lisons l’Écriture.

« À ceux qui croient en son nom, il a donné [c’est un don, un “privilège”...] le pouvoir [donc pas encore la réalité] de devenir [ils ne l’étaient donc pas avant] enfants de Dieu » (Jn 1, 12).

« À moins de naître d’en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu... Nul s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3-5). En plus de notre première naissance, à partir de nos parents, il y en a donc une seconde, une « nouvelle naissance » (Tt 3, 5). Et qu’est-ce « naître », sinon devenir fils ou fille de quelqu’un qui, ici, est manifestement Dieu et qui, à partir de cet engendrement nouveau, devient Père d’une manière nouvelle, non encore réalisée auparavant.

« Nous avons été prédestinés à être, pour lui [le Père] des fils adoptifs, par Jésus Christ », par pure grâce, et non par nature (Ép 1, 5-6). Car « par nature, nous étions, tout comme les autres (avant notre conversion) voués à la colère » (Ép 2, 3). Tout le passage de Ép 2, 1-22 montre bien qu’au départ, nous étions « loin de Dieu », et c’est par pure grâce - privilège non mérité - que nous avons pu, en un second temps, « avoir accès auprès du Père » et devenir membres de la famille de Dieu.

Auparavant, en Galates 4, 5, il est écrit que Dieu nous a donné d’être des fils adoptifs. Puis en Romains 8, 14 : « Ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l’Esprit de Dieu ». Or il est bien évident que, pour Paul, tous les hommes ne pont pas conduits par cet Esprit de Dieu. Il en était de même pour Jésus, chez Jean : tous, en vertu de leur première naissance humaine, ne sont pas encore renés dans l’eau et l’Esprit pour pouvoir entrer dans le Royaume de Dieu et ainsi devenir ses fils en un sens tout nouveau.

Ces textes, auxquels on pourrait en ajouter d’autres, suffisent pour nous convaincre qu’il y a une manière dont Dieu est Père, ou dont l’homme est son fils, qui est radicalement différente de celle envisagée dans le « cas universel ». Elle est inaugurée par une seconde et nouvelle naissance, un événement spirituel situé dans le temps, fruit d’une pure grâce et qui n’est pas encore donnée effectivement par la première naissance. Celle-ci faisait de nous des « fils d’homme » et donc aussi des « fils de Dieu » mais dans le sens métaphorique du mot, comme nous l’avons vu plus haut. Par la nouvelle naissance, Dieu nous engendre (lui qui auparavant, nous avait créés), il nous engendre au sens propre du mot, c’est-à-dire qu’il nous communique sa propre vie divine, éternelle. Nous devenons (nous ne l’étions pas avant) « participants de la nature divine » (2 P 1,4). Une transformation profonde, « ontologique » s’est produite en nous.

Nous ne sommes plus seulement des hommes créés à l’image de Dieu, ce qui est déjà merveilleux, mais des hommes divinisés, élevés au dessus de notre nature humaine, ce qui est absolument prodigieux.

Cette fois, nous sommes devenus fils de Dieu, et Dieu est notre Père au sens propre. Il est notre Père non seulement en tant que créateur et bienfaiteur universel, et Providence attentive, mais en tant que « géniteur », communicateur de sa propre vie. Nous voilà donc rapprochés du « cas unique » qui est celui de Jésus, le Fils éternel. Mais avec une différence infinie. Lui est Fils par nature, et nous par grâce ; lui, éternellenent, nous dans le temps ; lui en plénitude, nous par participation. Il y a donc une distance infinie entre la relation « Père-Fils » propre à Jésus, et celle dont bénéficient ceux qui « sont renés dans l’Esprit Saint ».

Pour marquer cette différence, on le sait, Jean réserve le mot « fils » (huios) au seul Jésus, et applique aux « renés dans l’Esprit » le mot « enfants » (tekna). Paul, lui, n’hésite pas à appeler ceux-ci également des « fils », mais il précise : « fils adoptifs », Jésus étant seul le « propre Fils ». Toutefois, il y a un lien évident entre le cas unique de Jésus et le cas des renés dans l’Esprit. Car, dit Paul, c’est bien « en lui » (le Christ), et « par lui » qu’ils le sont devenus (Ép 1, 4-6). Ils sont devenus, selon une belle expression forgée par le Père Mersch, et reprise dans Gaudium et Spes (n° 22) « fils dans le Fils ».

À son tour, la relation « Père-fils (ou enfants) » qui a été accordée par grâce aux renés dans l’Esprit, est infiniment supérieure à celle contractée par la première naissance, celle qui faisait de nous des hommes créés à l’image de Dieu, jouissant de ce grand bien qu’est la nature humaine, mais pas (encore) de cet autre bienfait, sans commune mesure avec le précédent, qu’est la « participation à la nature divine ». Seule une seconde naissance peut nous la communiquer.

C’est ce « saut qualitatif » entre la « paternité métaphorique » de Dieu et sa paternité au sens propre (mais par pure grâce) dont seul sont bénéficiaires les « renés dans l’Esprit », qui n’est pas assez souligné, me semble-t-il, dans de nombreux exposés sur Dieu notre père. Il ne s’agit pas seulement, pour considérer Dieu comme mon père au sens propre, comme on semble le dire parfois, d’un affinement psychologique de mon sens religieux. Il ne me suffit pas de progresser dans la confiance et l’abandon au père. Il faut une prise de conscience vive (dans la foi) que Dieu a fait de moi, vraiment un « homme nouveau ». Il m’a engendré, il m’a communiqué sa vie, il m’a introduit dans sa famille trinitaire. Chaque année, à Noël, nous entendons la parole fameuse de saint Léon : « Chrétien, prends conscience de ta dignité ! » Et quelle dignité ! Quelle noblesse plus haute que toutes les dignités humaines : celle d’être un vrai enfant de Dieu, celle de l’être devenu par pure grâce, par une « nouvelle naissance » dans l’Esprit Saint. Comme Jésus, je puis désormais dire « Abba » (Ga 4, 6 ; Rm 8,15) non seulement parce que ma sensibilité religieuse et filiale est devenue plus délicate, mais parce que, lui, le père éternel de Jésus, m’a radicalement transformé. Il m’a divinisé, il m’a adopté dans son fils unique, je suis donc devenu au sens propre « fils dans le Fils » par pure grâce de sa part.

Je pense que beaucoup de chrétiens n’ont pas (encore) été bouleversés jusqu’aux larmes en prenant conscience de cette archi-merveille. Que Dieu puisse leur accorder d’en faire l’éblouissante découverte.

Oserais-je ajouter ici une réflexion qu’il faudrait peut-être introduire par quelques précautions oratoires, dont je vais cependant me dispenser. Est-ce sûr qu’une certaine génération de religieux-religieuses accepte cette distinction entre les deux formes de paternité divine que je viens d’exposer ? J’en prends comme indice le constat suivant. Il fut une époque, et peut-être y sommes-nous encore ici ou là, où la recommandation habituelle faite aux plus jeunes consistait à leur dire, d’une manière ou d’une autre : « De grâce, soyez humains ! Soyez pleinement humains ! » Recommandation excellente, bien sûr, si elle signifie : « Ne soyez pas inhumains, comme tant d’hommes le sont dans le monde d’aujourd’hui. Soyez aimables, bons et proches des gens, pleins “d’humanité" comme Jésus l’était ». On ne peut souhaiter mieux. Mais recommandation ambigüe pour deux motifs. D’abord, parce que « être humain » n’est pas toujours recommandable : être égoïste, violent, orgueilleux, sensuel et ainsi de suite, c’est aussi, hélas, être « humain », très humain. Ensuite, parce que le « soyez humains » tend parfois à remplacer le « soyez des spirituels » de saint Paul (1 Co 2, 12-16 ; Ga 6,1), ou le « soyez surnaturels » de nos prédécesseurs ; ce qui voulait dire : comportez-vous à la manière de Jésus, comme de vrais fils de Dieu, divinisés, conduits par l’Esprit Saint, « tout tendus en avant, vous élançant vers le but en vue du prix attaché à l’appel d’en haut... » (Ph 3, 14).

On est devenu très timide, et presque allergique, dans certains milieux religieux, à exhorter à une sainteté qui soit plus qu’une perfection humaine, mais une divinisation de tout notre être humain...

Alors, pas tous ?

Arrivé ici, il faut avoir le courage de dire, en toute logique, qu’à ce niveau de la grâce « tous les hommes ne sont pas (encore) fils de Dieu au sens propre ». Car il faut le « devenir ». Seuls ceux qui « sont renés dans l’Esprit Saint » le sont. (J’évite de dire « seuls les baptisés », ou « seuls les chrétiens » car Dieu seul connaît ceux qui sont « renés dans l’Esprit », à l’intérieur ou à l’extérieur des sacrements ou des structures de l’Église). Et cela choque. On me dit tout de suite : « Tu rejettes donc certains hommes. Tu discrimines. Tu fais des comparaisons. Tu entres dans la problématique des disciples qui discutent pour savoir qui est le plus grand. Avant le dernier jugement, tu mets les uns à droite et les autres à gauche. Tu distingues les bons et les mauvais... » et ainsi de suite.

Je réponds : « Je ne juge personne. Dieu seul connaît le cœur des hommes. Oui, tous sont fils de Dieu au sens universel décrit plus haut. Tous jouissent de la dignité humaine d’image de Dieu qui fait d’eux tous mes frères à ce niveau-là. Mais je crois que Dieu veut donner à tous une autre dignité, infiniment supérieure. Cependant, l’octroi de cette dignité nouvelle, divine, ne peut se faire que par une seconde naissance, un acte gratuit de Dieu dont ne bénéficient pas (encore) tous les hommes, c’est trop évident.

Nous l’avons lu chez saint Jean : tous, en vertu de leur première naissance, en ont reçu « le pouvoir » (Jn 1, 12), mais pas encore la réalisation effective. Une seconde naissance est, pour cela, nécessaire.

Ce que je souhaite, en insistant sur cette vérité révélée, c’est d’inviter tous ceux qui effectivement sont « renés dans l’Esprit » d’en prendre une conscience vive. « Chrétien, prends conscience de ta dignité ». Ils pourraient alors, dans l’émerveillement et l’action de grâce, prendre plus résolument le chemin de la sainteté, de la divinisation, de la conformité de toute leur vie à celle de Jésus, le Fils de Dieu, selon la volonté de Dieu et sous la motion de l’Esprit Saint.

Ce qui heurte encore davantage, c’est d’oser dire - et il faut le dire - qu’au niveau de la grâce, « tout homme n’est pas (encore) mon frère ». On me rétorque tout de suite : « S’il n’est pas ton frère, est-il donc ton ennemi ? » Bien sûr que non. Il est évidemment mon frère au niveau de notre commune nature humaine. Mais s’il n’est pas (encore) rené dans l’Esprit Saint, il ne fait pas (encore) partie de cette « fraternité » dont parle Pierre dans son épître (1 P 2, 17 ; 5, 9). Il est bien clair que dans les premières communautés chrétiennes, n’étaient considérés comme « frères » et « sœurs » que ceux et celles qui, par leur foi et leur conversion à Jésus Christ (et leur baptême) avaient adhéré à ces communautés. Donc, pas indistinctement tous les hommes. Il n’y a aucun rejet, aucun mépris à ne pas considérer telle ou telle personne comme n’étant pas (encore) enfant de Dieu au sens propre, donc par une seconde naissance dans l’Esprit Saint, et donc comme n’étant pas (encore) mon frère ou ma sœur à ce niveau de la participation à la nature divine. Tous y sont certes prédestinés, et, s’il plaît à Dieu, tous y parviendront, mais il faut tout un cheminement avant d’en avoir reçu la grâce, et tous les hommes ne sont pas (encore) au terme de ce voyage.

Émerveillement

Le but de cette réflexion, ai-je dit, est de susciter l’émerveillement de ceux et de celles qui ont reçu la grâce de la nouvelle naissance.

En Jésus, deux naissances. Celle, éternelle, du Père. Par elle, il est de même nature que le Père. Celle, dans le temps, de Marie. Par elle, il participe à notre nature humaine [2].

En nous, aimés du Père, également deux naissances, mais en sens inverse. Celle de nos parents humains, collaborateurs de l’œuvre créatrice de Dieu. Par elle, nous jouissons de la nature humaine et nous recevons la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu. Hélas aussi, d’une nature humaine marquée par le péché, ne l’oublions pas. Puis, la seconde naissance dans l’Esprit Saint. Par elle, nous sommes devenus participants de la nature divine. « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu », disent les Pères. Privilège sublime, destiné à tout homme, mais non (encore) accordé de fait à tout homme, pour des motifs que Dieu seul connaît.

Cette nouvelle manière dont je suis (je l’espère !) « fils de Dieu au sens propre » (bien que par « adoption » dans un sens d’ailleurs différent de la pure adoption humaine), et dont Dieu est mon Père au sens propre, m’invite avant tout, comme l’enseigne saint Léon le Grand à la suite de la parole citée plus haut, à la sainteté de vie. Noblesse oblige. Toute ma conduite doit s’accorder à ma dignité désormais divine. Mais elle assume aussi toute la beauté de la première manière, universelle, de me savoir fils de Dieu et de voir en Dieu mon Père, comme Bienfaiteur universel. Elle en assume aussi toutes les merveilleuses conséquences. La plus importante est la confiance totale en la Providence de notre Père, et l’abandon total et filial entre ses mains. Mais désormais, depuis que j’ai pris conscience que Dieu est mon Père non seulement en tant que créateur aimant, mais aussi en tant que géniteur, me communiquant sa propre vie, me rendant, par une nouvelle naissance, participant de sa nature divine, quel élan et quelle liberté peuvent qualifier maintenant ma confiance filiale. Avec quel amour centuplé, je puis m’abandonner entre ses mains. À une condition cependant : que mon obéissance à sa volonté et que mon souci d’accomplir son bon plaisir soient à la mesure de la grâce qu’il m’a accordée en faisant de moi son « fils dans le Fils de son amour ». « Je viens, Père, pour faire ta volonté ». « Oui, Père, tel est ton bon plaisir ». « Père, je remets mon esprit entre tes mains ».

Dominique Nothomb, Belge, prêtre dans la Société des Missionnaires d’Afrique depuis 1948, missionnaire au Rwanda de 1956 à 1977, au Tchad depuis 1978 jusqu’à ce jour. Auteur de nombreux articles et de quelques livres dont Un humanisme africain , Lumen vitae, Oui, Père (sur la prière), Comme un trésor caché (sur la pauvreté évangélique), L’enseignement de Charles Lavigerie, Un oui total à Dieu (sur la vie religieuse en Afrique), et récemment Car tu es mon Père : Paroles de bonheur.

[1L’analogie est une ressemblance dans une différence. Or « on ne peut trouver entre le Créateur et la créature de ressemblance qui n’implique une dissemblance plus grande encore » (“Inter Creatorem et creaturam non potest similitudo notari quin inter eos maior sit dissimilitudo notanda”) IV. Concile de Latran. DS 806.

[2Et selon une tradition patristique, le Christ a reçu une troisième naissance, celle de sa résurrection d’entre les morts.

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