Ascèse. Depuis Antoine
Jean-Claude Lavigne, o.p.
N°2001-4 • Juillet 2001
| P. 252-258 |
Ce n’est pas un sujet facile à traiter... l’auteur l’avoue d’entrée de jeu. Mais les quelques brèves notations, sur le mode familier d’une conférence spirituelle, Indiquent bien le sens de toute démarche de « sortie de soi ». Ce thème d’ailleurs se doit d’être abordé par toute théologie spirituelle consciente des mutations de valeurs propres à une culture de la « quête de soi », que des textes récents explorent avec intérêt (cf. Christus, 188, oct. 2000, « Le souci de soi », ou, Jacques Arènes, La recherche de soi, DDB, 2000).
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Travailler sur un tel sujet n’est pas simple ; il faut vraiment y être pressé par ses frères car le thème est facilement connoté de manière négative ou archaïque.
On est cependant frappé de trouver une apologie de l’ascèse hors du discours chrétien : dans le discours écologiste en forme d’appel à une vie économe, à lutter contre la société de consommation ou chez les bouddhistes qui sont si souvent comparés aux chrétiens et mieux valorisés que ces derniers. Certains textes, très éloignés des problématiques croyantes, comme par exemple La tyrannie du plaisir de J.C. Guillebaud [1] vont même encore plus loin...
Alors pourquoi pas, ne pas essayer de dire à d’autres croyants qu’il n’y a pas de vie sans expérience de la mort et qu’avant toute Résurrection, il y a la Croix, mais de leur dire aussi que s’il y a dans le christianisme une certaine austérité elle est surtout prêchée par Jean Baptiste et non pas par Jésus que l’on voit souvent participer à des banquets... et qu’il ne faut pas confondre prise au sérieux de la vie avec dolorisme.
Le mot grec askêsis désigne des manières de faire en vue d’une perfection, des exercices en vue de progresser. Il suggère à la fois l’idée d’effort continu et de méthodes utilisées pour un dépassement de soi. L’ascèse renvoie à un absolu, à un horizon vers lequel avancer sans crainte des difficultés.
Les néo-ascètes
Les sportifs, les danseurs, les top-modèles sont les prototypes des ascètes contemporains – les néo-ascètes. Nous les imitons tous un peu dans les régimes alimentaires pour rester minces, dans le jogging hebdomadaire... Ils s’entraînent sans discontinuité, dans la souffrance, la rigueur... pour réussir. Mais ils sont beaux, forts, bien dans leurs corps... à l’inverse des images d’autrefois où l’ascète était effroyable portant déjà le visage de la mort sur lui. Les ascètes d’aujourd’hui sont loués pour leur effort (à l’inverse des dopés), valorisés dans l’opinion publique. L’ascète contemporain se centre sur son corps pour des performances corporelles. Il est fort, beau, il va vite... et choisit volontairement de se donner une discipline corporelle pour arriver à son objectif. En fait cet ascétisme est très archaïque : il ne fait qu’inverser les référents. Là où les anciens voulaient mépriser leurs corps, les néo-ascètes le veulent beau et fort ; là où les anciens voulaient souffrir, ils veulent se sentir bien.
Dans la société de facilité qui est la nôtre, société du refus de la contrainte et de la pénibilité, l’ascète contemporain donne le modèle de l’effort, du courage, de la ténacité mais hors du champ de la production, de l’économie... dans le champ de l’exploit, de la gratuité [2] pour soi. L’ascèse s’inscrit dans une « auto-transcendance immanente » : le développement du soi, référent suprême de la modernité.
Il y a des côtés positifs dans cette attitude : prise en main de sa vie, refus de se laisser mener par la société de consommation et souvent une certaine orientation spirituelle, une dimension exploitée par le New Age.
L’autre comme horizon
Restant dans le domaine du sport, on peut relire 1 Co 9,24-27, texte dans lequel saint Paul compare la vie de foi avec les jeux sportifs. La différence entre les ascètes contemporains et ceux que présente saint Paul est dans l’horizon sur lequel s’inscrit l’ascèse. Pour Paul et les chrétiens, il ne s’agit pas de soi (de sa propre gloire) mais du Christ, c’est-à-dire d’un autre avec lequel une relation est possible.
L’ascèse devient une démarche à finalité spirituelle, c’est-à-dire une manière de se rendre disponible au don qui vient de Dieu ; c’est là sa facette principale. Elle n’a pas de fin en elle-même, elle n’a rien à voir avec l’exploit du fakir ni avec la souffrance pour elle-même ou pour jouir.
Pratiquer l’ascèse c’est – en suivant saint Paul – tenter de briser, ou pour le moins d’élimer, ce qui empêcherait la rencontre avec tout autre et le tout Autre. En cela, elle est totalement différente de l’ascèse valorisante du corps et du moi. Cette ascèse permet le frayage du désir et non pas son occultation ; elle est un exercice pour qu’un espace soit fait à l’autre, qu’un espace existe pour l’autre... et que du plaisir et de la vie naissent de cette rencontre.
Sortir du moi totalitaire
Ce qui s’oppose à la relation, c’est d’abord la fermeture sur son propre miroir et sur la fascination pour soi. Pas d’accès à l’autre parce qu’il n’y a que moi. L’ascèse est alors une pratique de libération contre les tyrannies du moi, contre les emprisonnements du miroir... et c’est en cela qu’elle est donneuse de vie.
L’ascèse est une lutte contre l’invasion du moi, contre l’hypertrophie de l’ ego, contre l’égocentrage (moi comme référence) ou contre l’ égoïsme (moi comme seul centre d’intérêt), contre ce que Thérèse d’Avila aime à nommer les points d’orgueil [3]. Elle se manifestera par l’apprentissage de la générosité et du don de soi, par l’humilité – terreau de toutes les autres vertus aux dires de Catherine de Sienne –, par la découverte d’autres réalités que celles de son milieu, par la compassion pour l’autre, par tout ce qui nous fera sortir de nos crispations. Avec une double déviance toujours possible : celle du mépris de soi (contraire au projet de la création) et celle qui légitime les pratiques d’humiliation... attitudes fréquentes et destructives dans certaines écoles spirituelles du XIXe siècle.
L’autre facette de cette tentative pour sortir du moi totalitaire est celle qui ne suit pas toutes les inclinations de son corps, de ses besoins corporels, qui résiste aux penchants spontanés et à suivre toutes les pulsions qu’elles soient sexuelles, alimentaires, meurtrières... pour que l’autre puisse entrer avec sa liberté dans ma propre vie. Cette ascèse-là n’est pas éloignée de la Loi qui renvoie le désir à la négociation avec l’autre.
Freiner ses désirs de nourriture, de jouissance sexuelle ou de paresse sont les formes les plus usuelles que proposent les religions avec là aussi des risques de dérive : la violence contre le corps prenant la place de la violence du corps, la tyrannie de la volonté se substituant à la tyrannie des pulsions.
Cette ascèse, qui est difficile à pratiquer et dangereuse à cause des risques de dérives toujours proches, se manifeste particulièrement dans les trois vœux religieux qui touchent aux trois fonctions essentielles de l’humain qui tendraient à envahir toute son existence et à le lier : le sexe, l’avoir et le pouvoir (de décider). Les vœux devraient être libérant pour une rencontre avec le mal-aimé, le pauvre et l’esclave.
Opérativité
L’efficacité de l’ascèse, sa pertinence comme pratique religieuse possible, réside ainsi dans la rencontre qu’elle permet. Si on ne rencontre que l’ascèse (ou la souffrance qu’elle produit) à l’issue de l’ascèse, on est alors dans le non-sens, le masochisme. L’ascèse doit rendre disponible – sans aucune assurance – à la rencontre de l’autre : le frère dans sa particularité ou Dieu.
L’ascèse permet d’entendre l’autre, de l’introduire dans ses préoccupations quotidiennes ; elle devient proximité avec la souffrance et le bonheur de l’autre, solidarité. C’est pourquoi Isaïe peut dire que le jeûne qui plaît à Dieu c’est héberger le pauvre et ne pas se dérober devant un autre humain : Is 58,5-11. L’ascèse est la destruction du mur que nous mettons entre les autres et nous pour ne pas entendre leur appel.
L’ascèse permet d’entendre Dieu, dans le frère, certes selon la première épître de Jean, mais aussi en tant que Dieu, d’un Dieu qui ne se livre qu’à l’écart, dans le silence, le désert. Expériences d’Élie, de Jésus, des innombrables moines du désert et de leurs successeurs : expériences du renoncement aux bruits du monde et à leurs propres bruits pour se rendre disponibles à la parole de Dieu, aux mots essentiels qui ne peuvent être que murmurés. Expériences possibles pour tout chrétien, passages obligés pour devenir attentifs à la voix de Dieu (1 R 19).
Ces pratiques ascétiques peuvent prendre un aspect initiatique ; elles sont alors la marche du seuil pour la rencontre avec Dieu, un temps premier pour ceux et celles qui s’aventurent dans la voie spirituelle de manière plus radicale. Elles deviennent méthodes pour se rendre libres à l’advenir de la vie divine, à la préparation à la rencontre avec Dieu (pratique de noviciat, jeûne eucharistique, pratiques de Carême..). Elles sont aussi inscription de la mémoire du passage et de l’attente de l’Autre dans sa propre existence, sur son propre corps (cf. Dt 6, 6 ; Ex 13,16), acte de rappel, de souvenance à dimension personnelle ou collective de la visitation par Dieu, aussi fugace fût-elle... Creuser un manque pour que la présence de l’Autre soit un plein, pour que le plein des préoccupations humaines n’occulte pas la question de l’Autre comme ce qui se réalise dans la pratique du jeûne alimentaire.
Cette manière de concevoir l’ascèse peut être déviée si l’on croit que la méthode garantit le résultat : elle devient alors manipulation psychologique et création d’hallucinations (cf. le jeûne dans les sectes) car elle remplace la grâce divine par la volonté humaine.
Questions à la foi
La pratique de l’ascèse pose trois questions radicales à la foi chrétienne : celle de la volonté, celle du corps et celle de la souffrance.
L’ascèse est toujours une œuvre de volonté. Si cette volonté devient recherche de pouvoir spirituel, maîtrise sur les résultats (garantie) elle relève du pélagianisme et est rejetée par l’Église (ce fut le cas du jansénisme, même s’il a laissé des traces dans l’éducation chrétienne). On ne peut pas contraindre Dieu : les efforts qu’on peut faire ne sont que de l’ordre de la mise en disponibilité, d’un lâcher prise et ne peuvent conduire qu’à l’attente confiante. Il faut faire preuve de volonté d’abandonner sa volonté (passivité mystique) et inscrire l’effort dans une réponse amoureuse à un appel premier de Dieu. L’ascèse qui plaît à Dieu n’a de sens que si elle est une manière de répondre à son appel aimant.
L’ascèse touche l’ensemble de notre être à partir du corps (pas seulement, mais la plupart du temps), c’est reconnaître au corps une place privilégiée dans notre humanité. L’ascèse est disqualifiée si elle est une manifestation du mépris ou du dégoût pour l’humanité de notre existence (cf. l’option cathare, mais trace aussi chez les chrétiens : Louis de Grenade). C’est pourquoi Matthieu (Mt 5,17) associe jeûne et parfum, car il s’agit de magnifier le corps et non de l’annuler. L’ascèse conduit même à un respect renouvelé du corps : ne plus fumer, ne plus boire permettent au corps de retrouver sa dignité. Le corps étant le symbole du rapport que nous voulons établir avec le monde est un des lieux qui doit dire la place que nous offrons à l’autre et à Dieu.
L’ascèse pose enfin la question de la souffrance car c’est cette modalité qui est perçue par le corps ou l’âme quand on s’exerce volontaire à une ouverture. Il y a toujours une certaine violence dans la pratique ascétique. Dieu bien évidemment n’aime pas la violence contre soi mais la kénose libératrice est toujours positive même si elle apparaît douloureuse tout comme le fut la mort du Christ sur la Croix. Ce qui est proscrit, c’est l’apologie de la souffrance pour elle-même.
Le niveau d’exigence proposé par le Christ est élevé (cf. les Béatitudes) et n’est pas atteint sans effort. Il y a un effort à faire qui est celui de rompre avec le mal, le mortifère, ayant confiance dans l’Esprit Saint qui viendra au secours de nos faiblesses. Le christianisme n’est pas à ce niveau une religion de facilité. Si la souffrance endurée ne rachète rien, elle est cependant le prix à payer pour que la vie l’emporte sur la mort.
Jean-Claude Lavigne, Dominicain, Prieur du Saint Nom de Jésus à Lyon, Directeur général d’Espaces, association des dominicains pour l’Europe. Maître des novices de 1989 à 1993 (Abidjan, Tours). Derniers livres publiés : « Le prochain lointain », Cerf, 1994. « Habiter la Terre, une spiritualité de la création », Éd. de l’Atelier, 1996. « Travailler pour vivre ? » (en collaboration avec I. Berten), Éd. de l’Atelier, 1997. « Construire une éthique de la coopération » (avec B. Lestienne), Éd. Chronique Sociale, 2000, 29 rue Hobbéma, 1000 Bruxelles/104 rue Bugeaud, 69006 Lyon.