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La pédagogie du Cardinal Cardijn : une formation enracinée dans la vie

Maurice Cheza

N°2009-3 Juillet 2009

| P. 163-175 |

Revenir sur la figure du Cardinal J. Cardijn, fondateur de la JOC, c’est mettre en évidence sa célèbre pédagogie, toute enracinée dans la vie, autant qu’une brève histoire du mouvement ; mais c’est aussi, pour l’auteur, africaniste bien connu, montrer comment une formation inspirée de l’Évangile peut trouver aujourd’hui en Afrique de très puissants échos – en Afrique seulement ?

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Pour le concile Vatican II, « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur » (GS, 1). De son côté, le théologien Karl Barth disait que le chrétien doit tenir le journal dans une main et la Bible dans l’autre. Un autre exemple de ce souci d’unité entre vie concrète et foi chrétienne a été donné par Jean-Marc Éla, le grand théologien camerounais qui nous a quittés récemment. Sa réflexion théologique et pastorale s’appuyait constamment sur ses études sociologiques et sa connaissance du terrain. Bref, on peut difficilement vivre sa foi en étant sourd et aveugle face à la vie quotidienne des gens.

Jésus lui-même avait un sens très aigu de la dimension concrète de la vie. Il ne déversait pas des idées abstraites, mais parlait de ce qu’il voyait : les grains que le cultivateur disperse, la semence qui pousse toute seule, les blés qui mûrissent, la moisson qui approche, la vigne et le soin qu’elle exige, la pêche, les filets, les barques, les moutons et leurs bergers, les lys des champs à la beauté surprenante, la petite graine de moutarde qui donne naissance à un arbre,… et cette liste pourrait s’allonger. Du reste, c’est toute la Bible qui est écrite dans un style très concret : plutôt qu’une somme de doctrines, elle contient principalement des récits, des interpellations prophétiques, des conseils de sagesse, des prières situées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Africain se trouve plus proche de la culture biblique que l’Européen cartésien.

L’abbé Joseph Cardijn, fondateur de la JOC et futur cardinal, a eu le mérite d’élaborer une méthode qui parte des situations concrètes, relues à la lumière de l’Évangile, et qui y recherche « ce que Dieu attend de nous aujourd’hui ». L’aspect le plus connu de cette méthode se résume en trois mots « voir-juger-agir ». Il a été repris sous toutes les latitudes et a souvent montré son efficacité. Deux autres aspects de la pédagogie de Cardijn s’expriment aussi dans un slogan à trois termes ; d’une part : « entre eux, par eux, pour eux », ce qui signifie que « personne, quels que soient les moyens dont il disposerait, ne pourrait remplacer les jeunes travailleurs eux-mêmes pour la solution des problèmes de leur vie quotidienne » ; d’autre part : « faire, faire avec, faire faire », qui souligne la progressivité de l’invitation à l’engagement. En d’autres mots, Cardijn fait confiance aux jeunes et à leur capacité à prendre en mains leur propre libération. Le présent article développera surtout une relecture de la méthode « voir-juger-agir » [1].

La personnalité de Cardijn

Joseph Cardijn est né le 13 novembre 1882 à Schaerbeek (Bruxelles), dans un milieu pauvre. Très tôt, il est sensibilisé à la souffrance des ouvriers, surtout des plus jeunes. À l’âge où ses camarades quittent l’école pour aller travailler, il manifeste son désir de devenir prêtre. Il poursuit donc des études, mais constate, lors des vacances, qu’un fossé s’est creusé entre lui et ses anciens condisciples. Ceux-ci, qui sont entrés en usine, sont devenus révoltés, anticléricaux, livrés à la promiscuité. « Ce fut comme si on m’enfonçait un poignard dans le cœur », dira-t-il dans la suite. Ses biographes voient dans ce choc la source de toute son œuvre et de sa passion pour les jeunes travailleurs et leur dignité. Autre moment important : à la mort de son père, il fait le serment de consacrer toute sa vie de prêtre à sauver la masse des ouvriers.

Il est convaincu que chaque jeune travailleur est appelé à une destinée humaine et divine que personne ne peut lui enlever. « Vous n’êtes pas des esclaves, mais des fils et des filles de Dieu ; soyez fiers, ne vous laissez pas mépriser », se plaît-il à crier aux jeunes. Pour lui, la société dans laquelle les jeunes vivent est en contradiction avec cette destinée. C’est pourquoi, ils doivent s’unir et lutter contre l’exploitation et l’injustice. Personne ne peut le faire à leur place. Le réalisme et le souci du concret sont essentiels chez Cardijn, et pour lui-même et pour la pédagogie du mouvement. Dès son plus jeune âge, il a toujours fait preuve d’une grande curiosité et d’une soif d’apprendre, tant par la lecture que par l’observation de la vie concrète des gens. Plus tard, son passage en sociologie à Louvain le familiarisera avec les outils d’enquêtes.

En 1925, il fonde donc un mouvement de laïcs, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), qui vise la masse et pour lequel il met au point la méthode dont il est question ici. Il invite les jeunes travailleurs et les jeunes travailleuses à observer et analyser ce qui les entoure, à rechercher les causes de tous les événements, à porter sur eux un jugement de valeur et à entreprendre des actions, même petites, pour que les choses changent. La formation se fait en lien avec l’action. Le mouvement est créé en Belgique, mais très vite l’abbé Cardijn se lie à l’abbé Guérin, vicaire à Clichy dans la banlieue rouge de Paris. La JOC prendra ensuite une dimension internationale et s’implantera dans tous les continents. En République Démocratique du Congo, la JOC se développe à partir de 1954 pour les garçons et de 1957 pour les filles. Cardijn, qui voyage beaucoup, s’est rendu plusieurs fois en Afrique. Je me souviens de sa visite à Lubumbashi en octobre 1964. C’était quelques mois avant son élévation au cardinalat. Lors de sa conférence publique, il avait impressionné son auditoire en se frappant la poitrine des deux mains et en criant : « Je mourrai jeune » [2].

Cardijn est créé cardinal en février 1965. Mgr Prignon, qui était à l’époque recteur du Collège belge à Rome, m’a raconté qu’il l’accompagna jusqu’à la porte du bureau du pape et qu’il l’entendit se rebeller contre cette promotion au nom de sa fidélité au monde ouvrier : « Qu’est-ce que les ouvriers vont dire ? ». Devenu cardinal, il participe comme membre à la quatrième session du Concile et il y fera trois interventions. Dans la première, il résume ses options éducatives auprès des jeunes : les former à la liberté intérieure et à l’autonomie, en ne les coupant pas de « leur milieu de vie et de travail ». « Nous les avons aidés à voir, à juger et à agir par eux-mêmes, en entreprenant d’eux-mêmes une action sociale et culturelle, en obéissant librement aux autorités, afin de devenir des témoins adultes du Christ et de l’Évangile, conscients d’être responsables de leurs frères et de leurs sœurs du monde entier » [3].

Le cardinal Cardijn meurt dans une clinique de Leuven le 24 juillet 1967. Quelques semaines plus tard, démarrait à Jumet le Séminaire Cardinal Cardijn qui devait permettre à d’anciens jocistes de devenir prêtres [4]. Au cours des années, ce séminaire a évolué et de nombreux laïcs, hommes et femmes, ont bénéficié de la formation qui s’y donnait et qui était de moins en moins cléricale. En 1990, les évêques belges lui ont retiré la possibilité de former des prêtres. Ce qui était jusqu’alors séminaire est devenu CEFOC, Centre de Formation Cardijn, où se travaillent les questions de sens et de foi. Il est reconnu comme lieu de formation permanente par la Communauté française [5].

En 1986, une scission s’est produite entre deux grandes tendances présentes dans la JOC. La CIJOC (Coordination internationale de la JOC) se sépare de la JOCI (JOC Internationale). La CIJOC (dont le secrétariat se trouve à Rome) veut souligner davantage la dimension apostolique, tandis que la JOCI est un mouvement chrétien à dimension sociale. Cette dernière a gardé son siège à Bruxelles et est reconnue à l’ONU. Actuellement, le mouvement jociste est actif dans de nombreux pays africains, notamment au Congo et au Rwanda. Les deux tendances y sont présentes. La JOCI a son secrétariat continental en Afrique du Sud.

Une démarche en plusieurs étapes

La démarche que Cardijn faisait faire aux jocistes se pratique en groupe, dans les réunions. Mais il s’agit d’un réflexe à acquérir, même au plan individuel. Les trois étapes classiques (voir-juger-agir) peuvent être aménagées de différentes façons. Par exemple, le professeur Santedi de Kinshasa parle de contextualisation (que se passe-t-il dans le concret de la vie ?), de décontextualisation (quelles valeurs sont-elles en jeu ?) et de recontextualisation (retour vers le réel pour le rendre plus humain) [6]. D’autres y adjoignent quelques démarches complémentaires. Ainsi, il peut être fécond de réfléchir d’abord à l’« utopie » (lieu non encore atteint) ou au rêve que l’on voudrait voir réalisé dans la société et dans l’Église au sein de cette société. Ensuite, l’observation des faits concrets ne peut faire l’économie d’une analyse la plus rigoureuse possible pour rechercher notamment les causes proches et lointaines du fait en question. Dans l’étape suivante, le « juger », il ne s’agit pas de condamner des personnes, mais plutôt de confronter le fait analysé avec les enjeux humains, puis avec la tradition judéo-chrétienne. On voit ensuite ce qu’il est possible de faire, même petitement, pour poser des jalons vers un vrai mieux. Après l’action, le groupe tente d’évaluer la qualité et l’efficacité de son analyse et de son action. Pour renforcer la vitalité du groupe, celui-ci s’alliera à d’autres, avec lesquels il partagera ses succès et ses échecs. Diverses formes de célébration peuvent être prévues.

Expliciter une « utopie mobilisatrice »

Les situations concrètes sont nécessairement particulières. Au nom du réalisme, il ne faudrait cependant pas négliger de replacer les réalités tangibles et immédiates dans un plan plus large. Le souci d’efficacité ne peut faire oublier les dimensions plus globales, sinon, en se focalisant sur un point trop restreint, on risque de soigner un (petit) effet sans s’attaquer aux (grandes) causes.

Dans ce but, il est bon de chercher à préciser le type de société que l’on aimerait voir se mettre en place et, à l’intérieur de celle-ci, le type d’homme, de femme, de relations sociales que l’on souhaite. C’est ce que l’on appelle parfois « utopie ». Ce mot d’utopie n’est pas à prendre dans le sens d’une « illusion », mais plutôt dans celui de « rêve ».

Il s’agit aussi de donner chair à cette utopie en imaginant pourquoi et comment les choses pourraient fonctionner et s’articuler entre elles, afin que la vie soit plus humaine pour tous. Ce rêve a une consistance anthropologique et peut être poursuivi par et avec nos frères non chrétiens. Toutefois, le chrétien s’inspire aussi du Royaume de Dieu, cette « utopie » que Jésus a inaugurée et qu’il appelle « la volonté de Dieu ».

Aiguiser l’observation et l’écoute

Puisque la porte d’entrée choisie est la vie concrète des hommes et des femmes de notre temps, il est indispensable de se laisser imprégner par tout ce qui fait leurs joies, leurs espoirs, leurs tristesses et leurs angoisses ou en d’autres mots de porter attention aux « signes des temps ».

En ce faisant, on n’agit pas autrement que Jésus lui-même. En effet, les Évangiles montrent son don extraordinaire pour observer tout ce qui l’entoure. Il a constamment les yeux ouverts sur les réalités concrètes de la vie quotidienne. Son regard ne s’intéresse pas seulement aux choses concrètes, mais il se porte davantage encore sur les personnes. À l’inverse, il n’est pas prisonnier de ses problèmes personnels. Son intimité avec Dieu ne le coupe pas du monde, mais elle se nourrit de sa proximité avec ses contemporains.

L’esprit d’observation est une faculté qui peut s’exercer. Cardijn conseillait à ses jeunes d’être très attentifs à tout ce qui se passait autour d’eux et de noter dans un carnet de faits les réalités même les plus ordinaires qu’ils pouvaient voir, quelle que soit la connotation qu’ils étaient prêts ensuite à leur donner : positive, neutre, ambiguë, regrettable. Cette étape ne doit pas déboucher sur l’attribution de bons ou de mauvais points. Elle est plutôt inspirée par un effort de compréhension de ce qui se passe, par une empathie envers des réalités dans lesquelles chacun est plongé avec ses contemporains.

Pratiquer une analyse rigoureuse

Le regard et l’écoute doivent se poursuivre par une analyse la plus rigoureuse possible, dans le but de favoriser le passage d’une conscience naïve à une conscience critique. Cette analyse s’efforcera de comprendre l’enchaînement des événements et leurs mécanismes locaux et lointains. En effectuant des rapprochements avec d’autres situations semblables, on montera progressivement vers une vue globale : ce qui a été observé « en petit » s’inscrit dans des structures beaucoup plus vastes. Ce travail d’induction et d’abstraction devra recourir à diverses disciplines comme, par exemple, la sociologie et l’économie.

Au lieu de pratiquer une moralisation immédiate et de chercher des coupables, on tentera de démasquer toutes les causes qui interviennent dans la situation, y compris les causes structurelles et lointaines. Cela permettra de disculper les victimes, car trop souvent, ces dernières se laissent convaincre qu’elles sont responsables de leurs malheurs. De manière très schématique, on peut noter que dans toute situation, trois éléments interviennent toujours :

  • les ressources (matérielles, techniques et humaines),
  • les modes de décision,
  • les convictions, les « valeurs » et les modèles qui sous-tendent et justifient les comportements.

Confronter l’analyse à des enjeux humains…

Ce n’est qu’après avoir recherché les causes de ce qui se passe, que l’on pourra confronter ces situations à des valeurs objectives. Pour les personnes impliquées dans ces événements (et elles peuvent être nombreuses et lointaines), on pose la question de savoir s’il est heureux ou regrettable que les choses se passent comme elles se passent [7].

On confronte donc la réalité du terrain à des enjeux ou à des critères : dignité humaine, liberté, respect des personnes, relations égalitaires, bonheur, etc… On met ainsi en œuvre un recul critique qui permet de combattre la naïveté et la soumission aux slogans ambiants qui aboutissent à un détournement d’attention. De même que les prestidigitateurs agissent avec une main et attirent le regard des spectateurs sur leur autre main, ainsi, pour endormir l’esprit critique des gens, on leur présente toutes sortes de fantasmes (religieux, sportifs ou autres).

Dans la recherche des enjeux, il serait regrettable de se référer immédiatement et exclusivement à des critères chrétiens. Pourquoi ? Aussi riche soit-elle, la sagesse judéo-chrétienne n’annule en aucune manière les autres sagesses humaines. Le chrétien n’est pas le seul à lutter pour la dignité humaine. D’ailleurs, combien de prétendus chrétiens ne se trouvent-ils pas du côté des malfaiteurs ? Par exemple, il est incorrect de prétendre que seul le christianisme peut sauver l’Afrique. La sagesse des Anciens, tout comme celle des humanistes agnostiques ou athées, les grands idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité ont des richesses à donner à la réflexion commune pour faire advenir partout un monde plus juste. La prétention exclusiviste des chrétiens ne se justifie plus. Ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas doivent s’unir au service de l’humanité en quête de sens.

… et à la tradition judéo-chrétienne

Depuis l’Exode, les juifs et les chrétiens savent que le Seigneur voit la misère de son peuple et entend son cri (Ex., 3, 7). Il n’est donc nullement sacrilège de parler « au nom de Dieu » pour défendre l’opprimé (c’est le rôle du prophète [8]), à condition bien entendu que l’auteur de cette interpellation pratique l’autocritique et s’implique à son niveau. La tradition judéo-chrétienne constitue donc un patrimoine important d’inspiration pour l’engagement du croyant dans le combat en faveur de la dignité humaine et de la justice. On y trouve à la fois des arguments de fond et des arguments d’autorité.

Si l’on regarde la manière dont Jésus réagit face à tout ce qu’il voit, on peut constater que ses critères sont très clairs. Son regard ne se porte pas vers le haut, mais plutôt vers le bas. Sa sympathie s’oriente non vers les champions, mais vers les victimes. Et quand il cherche à comprendre la source des souffrances, il se rend compte que la grande majorité des gens simples sont dans l’impossibilité de respecter la Loi dans l’interprétation rigoriste qui leur est imposée : on filtre le moucheron, mais on laisse passer le chameau (Mt., 23, 24). Il se rend compte aussi que le Temple a perdu son sens premier de maison de prière et est devenu un lieu de trafic. Lui, l’intime du Père, ne peut laisser passer un tel blasphème. Sa révolte contre le légalisme et le « détournement » du Temple se base sur sa connaissance du vrai Dieu. Par sa réaction, il révèle (ou réveille) l’image authentique de Dieu. Celui-ci porte un regard bienveillant et encourageant pour tous les humains, y compris – et même en priorité – pour les laissés-pour-compte : femmes, étrangers, possédés, malades, collecteurs d’impôts, pécheurs de toutes sortes, prostituées. Le cantique de Marie exprime très bien cette option : « (Le Seigneur) a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides » (Luc, 1, 51-53).

De plus, Jésus agit en bon pédagogue. Face à des gens qui se croient méprisables, il cherche à rendre à chacun sa dignité et sa fierté. Il veut favoriser une progression chez ses auditeurs. Dans ce but, il parle en paraboles, car cette manière de dire les choses est très délicate et permet à l’auditeur de saisir lui-même la signification du message, sans se sentir humilié.

Quand on dit que les chrétiens sont invités à « suivre Jésus », de quoi s’agit-il ? Doivent-il faire comme lui, l’imiter ? Sûrement pas de manière mécanique et servile. Mais alors, comment s’y prendre pour être et agir en fidélité à l’esprit de Jésus ? Celui-ci a vécu dans la société palestinienne de son temps. À chaque époque, ses disciples ont à se situer, eux aussi, dans la société concrète où ils vivent pour inventer une manière de faire qui s’y inscrive. Bref, pour savoir comment agir chrétiennement aujourd’hui, il ne suffit pas de regarder ou d’écouter Jésus. Encore faut-il, pour bien le comprendre, voir quel était le contexte de son temps et comment il s’y situait ; puis analyser la société actuelle pour y agir « à la manière » de Jésus, selon son esprit. La véritable fidélité ne peut être qu’ inventive, dans le contexte historique donné.

Tout au long de l’histoire, de nombreux chrétiens se sont efforcés de mettre en pratique l’amour de leurs frères et sœurs, parfois au prix de très lourds sacrifices. Toute une doctrine concernant la justice sociale s’est élaborée progressivement. Elle a été rassemblée récemment dans une somme incontournable, le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, édité en 2005 par le Conseil pontifical Justice et Paix. Le texte, très fouillé, se fonde sur des notes documentaires abondantes et d’une grande utilité, mais on a pu reprocher à cet ouvrage de voir les choses de très haut et de très loin. Il ne faut pas oublier en effet ce que Paul VI écrivait en 1971 : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle » [9]. Il reste qu’un discours général comporte un sérieux avantage : il empêche des politiciens locaux d’accuser leurs évêques de tenir des propos partisans.

Les évêques de terrain ne sont pas restés silencieux face aux problèmes de leurs sociétés. La Documentation Catholique publie régulièrement des textes émanant des différentes Églises.

Pour ce qui est de l’Afrique, le premier synode africain (1994) a traité abondamment des questions de justice et de paix. Le deuxième synode, qui se prépare pour octobre 2009, porte lui aussi sur des problèmes de société. De son côté, le SCEAM (Symposium des Conférences Épiscopales d’Afrique et de Madagascar) a publié plusieurs documents dont deux sont très importants : d’une part L’Église et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui [10] ; d’autre part L’Église-Famille de Dieu : lieu et sacrement de pardon, de réconciliation et de paix en Afrique. « Christ est notre paix » (Ep 2, 14) qui constitue une véritable encyclique continentale [11]. La plupart des épiscopats nationaux réagissent très bien face aux problèmes sociaux de leur pays. Pour la RDC, voir les deux tomes de Église et société, publiés par les Facultés catholiques de Kinshasa [12].

La cinquième Conférence générale du Celam (Amérique latine et Caraïbes) qui s’est tenue à Aparecida (Brésil) du 13 au 31 mai 2007 a donné lieu à des considérations dont l’intérêt dépasse le continent américain. Le résultat des travaux a été publié en français : Disciples et missionnaires de Jésus-Christ. Pour que nos peuples aient la vie en lui. Aparecida [13].

Agir sur les réalités

Les formes d’action peuvent être diverses, mais celui qui ne veut pas se contenter d’un simple acquit de conscience devra inscrire son engagement dans une démarche globale, avec la volonté de passer de la situation actuelle à un monde meilleur, selon l’utopie à laquelle il aura réfléchi. Certes, il ne suffit pas d’imaginer un rêve pour faire changer le monde. Pourtant, une telle représentation est nécessaire pour ne pas marcher à l’aveuglette, mais pour se donner des priorités, employer les moyens correspondants au but recherché et poser des jalons dans la direction d’un mieux-être global. Il s’agit aussi de s’interroger sur les alliances possibles, les obstacles probables, les étapes à franchir et les choix à s’imposer.

Très logiquement, les résultats sont semblables aux moyens auxquels on recourt. Le chemin et le but sont de même nature. Par exemple, une démocratie ne peut advenir par la voie d’une dictature ; un monde de paix et d’harmonie ne peut s’instaurer par la violence. Bref, ce que l’on obtient est du même ordre que les moyens que l’on a mis en œuvre. Dès lors, un souci permanent de cohérence s’impose : entre fin et moyens, entre discours et action, entre changements sociaux souhaités et options personnelles adoptées.

Dans une perspective d’ensemble, le travail pédagogique occupe une place de choix : face au matraquage culturel ambiant (la publicité, la diffusion de « modèles » unidimensionnels, les opiums divers y compris religieux), il est indispensable de démasquer les manipulations et de s’éveiller mutuellement aux enjeux véritables. Aujourd’hui, le mot de conscientisation est fréquemment employé. Il ne signifie pas la transmission des bonnes idées de « ceux qui savent » à « ceux qui ne savent pas ». La meilleure conscientisation est mutuelle et elle se pratique dans une réflexion commune en lien avec une action. Et si la tentation d’impuissance surgit, on peut toujours se souvenir qu’une armée de fourmis peut paralyser un éléphant…

Évaluer le déroulement de l’action

L’évaluation est une étape indispensable. Elle consiste en un arrêt provisoire ayant pour but d’apprécier l’efficacité de l’action entreprise ou terminée et sa cohérence avec le but recherché. Ce n’est donc pas un examen de conscience moralisant qui accorderait des félicitations ou des blâmes. L’évaluation porte sur l’action, non sur les personnes. Va-t-on réellement dans la direction de l’utopie ou bien reproduit-on subrepticement les mécanismes que l’on veut combattre ? En particulier comment fonctionnent l’information et le pouvoir ?

On passera également en revue la qualité des différentes étapes : analyse, références aux valeurs, moyens mis en œuvre, alliances conclues, réaction face aux obstacles rencontrés. Cette évaluation sera le point départ d’une reprise de la méthode dans une certaine circularité : elle débouche sur un « voir » renouvelé, une analyse approfondie et une réflexion enrichie sur les enjeux et l’action à poursuivre.

Communiquer, partager, célébrer

Ce qui a été entrepris par un groupe ou une communauté pourrait en intéresser d’autres. Le partage des espérances, des manières de faire, des luttes, des victoires et des échecs, constitue un encouragement pour les autres groupes.

Par ailleurs, tout combat collectif peut donner lieu à une célébration festive, car il comporte l’attestation et l’anticipation d’un avenir « autre ». Il est connu que les travailleurs engagés dans une grève vivent souvent ce temps de manière festive. En effet, la fête a quelque chose d’extra-temporel, elle rejoint à la fois la naissance et la fin du monde.

De même que les psaumes établissent un lien entre des sentiments très concrets et la prière adressée à Dieu, ainsi les liturgies doivent pouvoir intégrer les cris des hommes et leurs efforts pour faire advenir un monde meilleur. Dieu ne nous accompagne-t-il pas dans nos engagements ? La vie de nos contemporains devient ainsi un objet de prière, puisque c’est là que se joue le Règne de Dieu.

Conclusion

Cardijn insistait sur la formation par et dans l’action. En effet, la formation intellectuelle et spirituelle n’est pas seulement l’acquisition de nouvelles connaissances, mais la possibilité de mieux comprendre à la fois la société dans laquelle on vit, le souhait de Dieu sur cette société et l’engagement actif pour que ce « règne » vienne [14].

[1Cardijn a publié de très nombreux articles. Laïcs en premières lignes est le titre du seul livre écrit par lui. Il est composé d’articles et de travaux rassemblés à l’intention des Pères du Concile Vatican II, Bruxelles/Paris, Éd. Vie Ouvrière/Éd. Universitaires, 1963. Sur lui et sur la JOC, voir l’article de Paul WYNANTS et Fabienne VANNESTE, dans le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, tome 27, col. 1254-1280 ; Marguerite FIEVEZ et Jacques MEERT, avec la collaboration de Roger Aubert, Cardijn, Bruxelles, Éd. Vie Ouvrière, 1969 ; La pensée de Joseph Cardijn. Va libérer mon peuple !, Paris/Bruxelles, Éd. ouvrières/Vie ouvrière, 1982. Dans ce dernier ouvrage, de nombreuses pages sont consacrées à la méthode de la JOC, p. 72 ss.

[2Le nom d’un militant jociste de la première heure au Katanga me revient à l’esprit, celui de Floribert Kaseba. Il a pris ensuite des responsabilités municipales et son honnêteté lui a attiré des ennuis. Une photo le montre en compagnie de Cardijn dans M. FIEVEZ et J. MEERT, op. cit., face à la p. 109.

[3Intervention prononcée le 20 septembre 1965. Texte complet dans Doc. cath., 1965, col. 1793-1796.

[4Sur les premières années de ce séminaire original, voir le livre d’Anne FACHINAT, Réinventer le prêtre ?, Bruxelles, Luc Pire, 2002.

[5Secrétariat : rue Saint-Nicolas, 84, 5000 Namur. Site : www.cefoc.be.

[6Sans employer d’aussi grands mots, Léonard Santedi Kinkupu met cette méthode en pratique dans son livre Les défis de l’évangélisation dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2005. Cet ouvrage pourrait utilement être travaillé dans des groupes.

[7Dans la trilogie classique, on parle ici de juger, mais pour éviter ce qui s’apparenterait à une condamnation, on emploie parfois le mot évaluer.

[8Voir tout le courant prophétique du premier testament.

[9Octogesima adveniens, Lettre apostolique du pape Paul VI au cardinal Roy, n° 4.

[10La Documentation Catholique (D.C.), n° 1913, 02-03-1986, p. 260-272.

[11Encyclique en tant que « circulaire » diffusée largement par l’épiscopat africain. Texte dans D. C., n° 2262, 20-01-2002, p. 64-86.

[12Dans l’Instrument de travail pour le 2e Synode africain publié le 19 mars 2009, on ne relève que 3 notes sur 67 qui citent des textes émanant de l’Afrique actuelle. Tout se passe comme si les écrits des évêques africains étaient inadéquats.

[13Documents d’Église, Paris, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, 2008.

[14Voir mon livre Pour une société plus juste. Outils d’analyse et d’animation, Collection Sens & Foi, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2003. J’ai utilisé plusieurs éléments de cet ouvrage pour la rédaction du présent article.

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