Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Homélie pour des vœux perpétuels

Jean-Marie Glorieux, s.j.

N°2010-2 Avril 2010

| P. 121-125 |

Dans une famille religieuse de spiritualité ignatienne, la profession perpétuelle « sur l’hostie » est présentée par l’homéliste comme l’une des deux réalisations visibles du « oui » marial de la créature à Dieu, dans un dialogue où l’offrande se fait combat pour l’Amour, lequel envoie et transfigure.

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Un « oui » promis à Dieu

Qui est armé pour prononcer un « oui » de toute la vie, adressé à Dieu ? Le « oui » qui va être exprimé aujourd’hui est le fruit d’une histoire, où fut à l’œuvre un mystérieux dialogue. Le Seigneur parle au cœur de la créature et l’homme balbutie un vœu, une promesse à son Créateur, il s’engage à tenir sa parole en réponse à la Parole divine entendue « en un souffle de silence » (1R 19,12).

« Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur » (Lc 1.45). C’est une grandeur, une noblesse, une réussite de la création, dont la portée dépasse tout ce que l’on peut percevoir et qui appelle de surcroît un approfondissement jusqu’au dernier jour. C’est une consolation, un mouvement intérieur, un élan, faisant songer à l’émerveillement de l’enfant devant la beauté de la vie et qui exprime sa joie par la louange et par le chant. C’est un point culminant de la vie ici-bas, qui en dit le sens le plus profond, et c’est un seuil qui donne d’entrer « un peu longtemps après dans les vrais sentiments de l’amour » (Péguy). C’est un indicible qui fonde toute vie, un secret entre chaque personne et Dieu.

Deux Églises domestiques

Il y a deux grandes réalisations visibles de ce « oui » immense, celle du mariage, où, par la grâce du sacrement, le « oui » à Dieu est médiatisé par le « oui » adressé au conjoint : « est-ce que tu veux… ? ; oui, je veux… ! », et celle de la profession religieuse, où le « oui » est directement promis au Créateur et Seigneur, non sans la présence de la communauté religieuse.

En ce cas, on donne traditionnellement trois repères fondamentaux. D’abord celui de l’action, de la tâche à accomplir, où le combat spirituel ouvre deux voies opposées : celle de la puissance, de la domination et des intérêts matériels et financiers, et celle d’une pauvreté des moyens : « ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures… ». Est-on assez conscient du bonheur et de la paix de pouvoir vivre et travailler ainsi, en veillant certes à ne pas se laisser enfermer dans la routine, l’insensibilité ou la paresse ?

Il y a ensuite la vie du cœur, où s’opposent l’angoisse et la pureté. La chasteté est une droiture du regard sur le monde environnant et sur les productions de l’imagination (et de l’ordinateur…), mais elle est davantage encore une qualité de la relation à Dieu, malgré tant de misères : « bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu ». On pourrait comprendre cette proposition de façon morale (il faut être pur pour voir Dieu), mais on peut lui donner encore un sens mystique : voir Dieu est le cœur même de la pureté. Certes, « personne n’a jamais vu Dieu, (mais) le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (Jn 1,18). D’où la confiance, en Christ, qui nous donne de toujours pouvoir aller vers Dieu, quelles que soient nos misères : « tu es pur ; je ne le suis pas, mais je sais que je puis aller près de toi ». Un point important du combat spirituel sera donc ici la question de l’aliment de la relation à Dieu, car l’angoisse paraît bien être anorexique, sans prière, sans louange. Ainsi, la pureté est un souci de nourrir toujours sa relation à Dieu.

Il y a enfin la mission, comme lien avec l’autorité aimante, qui en est la source. S’ouvre ici la voie du « je ne servirai pas », face à celle de la modestie et de la liberté. Seul l’homme libre et modeste peut obéir et seul l’homme qui obéit est libre, « indifférent » au sens ignatien.

Voilà autant de manières de se tourner vers Dieu, en un mot, de se convertir chaque jour. Il semble qu’il faille pour cela garder un cœur qui se laisse émerveiller par la création sensible et par les visages, et qui reçoit ainsi, dans la louange, une nourriture qui dépasse toutes les nourritures de la terre. Et cela, dans le monde actuel, où la part de violence, d’anorexie spirituelle, de soumission à ce qui est impersonnel, n’est pas mince.

L’offrande

On peut alors se demander : qui est armé pour prononcer un tel « oui » et fonder sur lui toute une vie ? Malgré tant de misères, en nous comme dans le milieu environnant, le Christ nous guérit et nous rend au « oui » de la conversion à Dieu ; c’est un témoignage essentiel de la vie religieuse, qui rend ainsi visible une guérison à l’œuvre au cœur de chaque vie, avons-nous dit, celle de tout homme, celle du païen même (Ep 3,6).

On peut méditer cet engagement de l’homme avec la première demande qui suit le récit de l’institution au cours de l’Eucharistie : « humblement nous te demandons que tous ceux qui communient au corps et au sang du Christ soient rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps… » (Canon II). Vision de l’Église, Corps du Christ, qui n’a pas de frontière, car elle englobe en son sein tous ceux qui s’approchent en procession, en chaque Eucharistie, pour communier au Corps et au Sang du Seigneur, tous ceux encore dont la vie est offerte (comme dans la profession religieuse) et tous ceux dont la vie est sacrifiée (par les autres comme par eux-mêmes…).

Bien plus, cette communion est participation à la mission du Sauveur et grâce de choix : « que le Seigneur Jésus, dont tu suis les pas, te donne de revivre en ta chair son mystère de mort et de résurrection », dira-t-on dans la dernière bénédiction de cette Eucharistie. Cette prière rappelle pourquoi les vœux ont été prononcés devant le Corps et le Sang du Christ [1], après que le célébrant eut dit : « Voici l’Agneau de Dieu… ». À nouveau, c’est la grâce de la communion eucharistique et c’est pourquoi celui qui s’avance en procession exprime sans mots, par sa démarche, la demande qui correspond à cette grâce : « Seigneur, donne-moi, si tu le veux, de participer de tout mon être à ta mission rédemptrice, de faire ta volonté, comme Jésus (He 10,7-9) ». Certes, en toute vie, il y a la part de souffrances qui nous fait communier à ce mystère de salut (de soi comme des autres) – ainsi raisonne une sagesse chrétienne –, mais il y a la démarche personnelle de l’offrande, comme dans le colloque de la Méditation du Règne, dans les Exercices de saint Ignace. Et l’on peut se demander s’il y a une liberté possible sans une telle prière, sans une telle offrande, sans un tel vœu. Peut-être est-ce une grâce plus déterminée des circonstances présentes : « Père, conduis ma vie en Jésus, ton Fils ».

La présence

Jusqu’ici, nous avons principalement contemplé la relation à Dieu. Il faut revenir au mystère de l’Église, que nous avons mentionné en parlant des deux « églises domestiques » de la famille et de la vie religieuse. Sur la route du « oui », où le Christ nous guérit et nous rend à la gloire du « oui » à Dieu, il y a encore une aide, celle d’un mystérieux et très concret « dialogue ».

On peut le contempler dans la « présence » de Marie à sa cousine Élisabeth, présence d’une jeunesse divine et maternelle, livrée à l’humanité vieillie, bénédiction et épreuve tout à la fois, qui donne courage au mouvement d’offrande présent en chacun. Cette médiation de « tiers interposés », donnés en Christ par Dieu à l’humanité, se réalise par excellence dans le rôle de l’Église, de la Congrégation, de la Supérieure générale, sans lequel on ne peut comprendre l’affirmation étonnante de la formule des vœux : « je promets à Dieu Notre Seigneur et à toi…, notre Supérieure générale qui tiens la place de Dieu… ».

En d’autres mots, dans le dialogue où se détermine l’obéissance pour la mission, il semble que, par une grâce liée à l’Église, le supérieur intervient du côté de Dieu. D’une certaine façon il y a ici, au plan de l’action, une traduction, si petite soit-elle, de ces mots de l’Évangile : « ce que tu as lié sur la terre, sera lié dans les cieux ». Proposition inouïe, quand elle est ainsi vue en son sommet et qui unit le mystère de l’Église au sacrement de l’Ordre. Pour une bonne part (c’est ce que souligne bien les Constitutions des Sœurs de Mère Teresa), nous pratiquons l’obéissance en nous appuyant sur l’obéissance naturelle, qui est à la base celle des enfants à leurs parents. Mais peut-être aujourd’hui devrons-nous comprendre davantage, ou en tout cas ne jamais perdre de vue, que le mystère de l’obéissance vient comme rejoindre celui de l’attestation divine au cœur de chacun.

Il faut sans cesse respecter et approfondir ce dialogue, où il y a un combat spirituel qui n’a pas de frontière ; c’est de fait le dialogue même du monde d’aujourd’hui avec l’Église, pour laquelle nous demandons en chaque Eucharistie : « fais la grandir dans l’amour (qui vient de toi) en communion avec… tous ses pasteurs » ; fais grandir dans le pastorat de l’amour « ces bergers par la puissance du Seigneur » (Mich 5,3), au-delà de tous les arguments que pourra susciter leur faiblesse !

La confirmation

Comme on le répètera au cours de la liturgie, la profession est un approfondissement du baptême. Non seulement comme une incarnation dans les eaux de notre monde, mais encore comme une confirmation, que l’Évangile traduit dans la parole du Père : « tu es mon fils bien-aimé ; tu as toute ma faveur ». Qui ne peut en témoigner, tout en ne pouvant en dire que si peu de choses ? L’envoi en mission ne se comprend pas uniquement à partir de son commencement. L’attestation qui remonte jusqu’à Dieu, pour la mission, ne cesse d’accompagner celui qui est envoyé et constitue ce que l’on peut appeler la confirmation divine. Ainsi la présence et le dialogue de celui ou celle « qui tient la place de Dieu » apporte également à celui qui est en mission la paix de la voix entendue au baptême du Seigneur : « celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur » (Mt 3,17).

Le « oui » de toute la vie a sans doute deux nourritures : l’offrande de soi pour vivre comme Jésus ; la confirmation divine paternelle où s’interposent le Christ et le supérieur religieux. C’est encore l’œuvre du Père en chaque vie, en chacune de nos vies, sans laquelle le chemin serait trop long (1 R 19,7) et qui est la source d’une immense paix.

[1C’est en effet le cas dans cette famille religieuse d’inspiration ignatienne.

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