Aimer l’Église
Godfried Danneels
N°2012-1 • Janvier 2012
| P. 5-17 |
Archevêque émérite, l’auteur confesse son amour de l’Église catholique, mystère de féminité maternelle et de consolation ou encore, présence de Marie, mère de miséricorde aux plus simples dont il célèbre l’humble beauté.
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Lorsque je pense à l’Église – il y a plus de cinquante ans que je suis à son service –, je reviens toujours à ce passage fort connu du Cantique des Cantiques : « Je suis noire, et pourtant belle […] Ne prenez pas garde à mon teint basané, c’est le soleil qui m’a brûlée. Les fils de ma mère se sont emportés contre moi, ils m’ont mise à garder les vignes. Ma vigne à moi, je ne l’avais pas gardée » [1] . J’aime l’Église, même si elle m’a parfois éprouvé, ainsi qu’elle le fait avec chacun de nous. Il arrive, surtout quand on considère toute son histoire, depuis 2000 ans, qu’on trouve l’Église « noire ». Mais elle est belle. Il faut découvrir sa beauté, à partir de l’intérieur. Il n’y a pas un siècle de l’histoire où elle n’ait pas été belle, et en même temps, parce qu’elle a dû « surveiller les vignes », où elle n’ait pas été brûlée par le soleil. Il en va ainsi depuis toujours. L’Église a connu des moments difficiles et des moment de gloire. Quand elle a souffert, par exemple au temps des martyrs, elle était rouge de sang, mais elle était belle. Les apparences sont trompeuses, parce qu’on ne peut comprendre l’Église que par une sorte de seconde vue ajoutée à notre regard humain. Car nous chrétiens voyons une beauté dans les souffrances et les blessures, et nous avons des doutes, quand cela va trop bien – par exemple à l’époque constantinienne, quand l’Église était de plus en plus puissante. Et de nos jours aussi, la même impression prévaut : l’Église est noire et en même temps, elle est belle.
Un temps d’épreuve
Évidemment, si on se fie à la presse et aux médias, il est clair que ce sont les marques et les défauts qui sont soulignés d’abord. Pourtant, il ne manque pas de points très positifs, dans l’Église actuelle, malgré tout le reste. En ce qui regarde la Bible, par exemple : il y a cinquante ans à peine, la Bible n’était pas lue, et à présent, il y a une Bible chez beaucoup de chrétiens (qu’on la lise ou non). Au niveau liturgique, la Parole de Dieu proposée aux célébrations dominicales est bien différente d’il y a cinquante ans ; ainsi avant le Concile, on lisait à peine saint Jean et à présent, on parcourt toute la Bible, ou presque. En ce qui regarde la participation des laïcs, le chemin parcouru est incroyable. Et puis, ce qu’il y a de très remarquable, depuis quelques années, c’est le sens de l’intériorité et le retour de la spiritualité – mise à toutes les sauces d’ailleurs : spiritualité de l’entrepreneur, des horticulteurs, des sportifs aussi bien que des abbayes qui ne désemplissent pas – du moins à l’hôtellerie. Certes, dès les années vingt, le célèbre Romano Guardini parlait du réveil de l’Église dans les âmes [2] , ce qui correspondait à une expérience générale. Et cela s’est confirmé largement, puisqu’en 1943, Pie XII a publié cette encyclique Mystici Corporis, sur le corps mystique du Christ, qui a initié une période spirituelle si féconde – ainsi, l’Action Catholique, florissante à ce moment-là, était tout à fait inspirée par le sens profond de l’Église. Et puis, peu après le Concile, l’Église qui s’était « réveillée dans les âmes », s’y est comme rendormie. Aujourd’hui, il faut avoir du courage pour aimer l’Église, et reconnaître sa beauté.
Or, dans la souffrance de cette Église « basanée par le soleil », il y a toujours quelque chose de mystérieux. C’est sans doute une souffrance dont parfois nous sommes nous-mêmes la cause. Mais comment expliquer la souffrance de l’Église uniquement par nos fautes ? Il faut reconnaître cette résistance à l’idée que, dans le monde ou en nous-mêmes, il se passe quelque chose de beau. Car en secret, tout ce qui va bien est habituellement dénigré. C’est une sorte de réflexe que nous avons conservé, en raison du péché originel. Quelque chose de mystérieux se passe : on poursuit le juste parce qu’il est juste. Il est même dit dans la Bible, au livre de la Sagesse, que le juste, doit être mis à l’épreuve. On veut lui tendre un piège pour qu’il tombe [3] . Je crois que même si tous les membres de l’Église, le Pape, les évêques, les prêtres, les diacres, les religieux, les religieuses du monde entier, et tous les autres fidèles étaient parfaits, l’Église ne serait pas encore reconnue comme parfaite. Il y a quelque chose en nous et dans le monde qui résiste à cela.
On dit très facilement que cela va mal dans l’Église à notre époque, et je me demande comment l’Église, et les chrétiens surtout, se sentaient au XVIe siècle. La division intérieure dans chaque paroisse doit avoir été un choc énorme d’insécurité et de douleur. Nous n’en sommes plus là, mais tout de même, l’institution est en crise. Il y a sans doute de l’institutionnel qui n’est pas encore en crise, mais toute autorité est assez rapidement comprise comme de l’oppression. De plus, nous parlons beaucoup du social, mais nous sommes très individualistes, même en spiritualité : « entre moi et mon Créateur, il n’y a pas d’intermédiaire ; je sais bien comment je dois faire chez Dieu, l’Église ne doit pas me le dire ». Notons aussi la peur d’affirmer quelque chose ; dans ce que nous soutenons, il y a toujours un « peut-être », car si on affirme clairement les choses, c’est compris comme de la prétention. La prédication ou l’annonce, si vous y mettez quelque assurance, vous fera passer pour intolérant : « de quel droit me parlez-vous de quelque chose de vrai ? j’ai mon droit à ma vérité ; vous devez me respecter, donc vous taire… ».
D’autre part, les concepts habituels ne sont pas applicables comme tels à l’Église, c’est du prêt-à-porter dans lequel elle se sent mal à l’aise [4] . Par exemple, quand on parle d’autorité, l’Église affirme : l’autorité, c’est le service ; si on parle de diriger, l’Église rétorque : c’est aimer. Quand l’Église parle de la loi, c’est pour signifier que la loi suprême, c’est l’amour. Car la participation n’exclut pas dans l’Église l’autorité de la hiérarchie, et la démocratie n’y est pas transposable sans plus : les responsabilités ne peuvent aller à l’encontre de la charge des évêques et du Pape.
Le mystère de l’Église
Mais ce sont là des considérations encore superficielles. La véritable raison de nos difficultés, c’est qu’il s’est passé dans l’histoire des hommes quelque chose d’inouï et d’impensable : Dieu s’est fait petit, Dieu qui est grand, majestueux, sage, puissant, est devenu homme. Nous sommes tellement habitués à dire que « Dieu s’est fait homme en Jésus-Christ » que nous ne pensons pas quelle absurdité cela peut représenter ; beaucoup de nos jours, les Juifs notamment, ne peuvent accepter que Dieu devienne homme, et si petit. C’est le mystère de l’Incarnation ; les autres religions parlent souvent d’un dieu inconsistant ou lointain, une sorte d’énergie vitale. Dans la vallée du Nil, à Assouan, Louxor et Karnac, se trouvent d’énormes statues taillées dans le rocher, stylisées, hiératiques, qui regardent au-delà du Nil et ne parlent pas, comme dit le psaume. Mais notre Dieu, si grand soit-il, est devenu tout petit. Et l’Église participe au même mystère : elle est en même temps immensément importante, et si humaine – trop humaine, dirait Nietzsche.
L’Église est tout ensemble visible et invisible, mais l’Église invisible se rend visible : elle est là où le curé et la communauté se rassemblent comme au jour de Pentecôte. Nous ne pouvons comprendre l’Église que lorsque nous disposons d’une sorte d’organe qui peut en même temps voir le visible et l’invisible. Il faut les yeux humains et le regard de la foi : l’Église est incompréhensible en dehors de ce regard de foi ; c’est pourquoi nous disons dans le Credo : « je crois en l’Église une, sainte, catholique et apostolique ».
Parce que l’Église est terriblement visible, nous disons : c’est beau à entendre, mais est-ce vrai ? Il y a Dieu, il y a le Christ, il y a l’Église, il y a les sacrements, il y a la hiérarchie, il y a l’eucharistie. Et plus vous vous approchez – et l’eucharistie est toute proche, sur l’autel –, plus c’est difficile à croire. Dans une conversion, on passe d’abord à Dieu, ensuite au Christ, ensuite à la hiérarchie, puis aux sacrements, et enfin à l’eucharistie. Et quand on perd la foi, on va pour ainsi dire en sens inverse. On commence à ne plus croire à l’eucharistie, ensuite à la hiérarchie, puis à l’Église, puis au Christ, et finalement on devient athée, on ne croit plus en Dieu.
De plus, lorsqu’on veut parler du mystère de l’Église, visible et invisible, on ne peut se suffire de concepts. Ils sont toujours précis, parfois concrets, mais ne peuvent signifier qu’une seule chose. Or, quand on parle de l’Église, il faut toujours affirmer à la fois le visible et l’invisible. Qu’est-ce qui peut exprimer deux vérités en même temps ? Seules les images ont cette capacité de suggérer plusieurs choses à la fois. Si on désigne l’eau par un concept univoque, on dira H 20. Mais cela n’indique pas la fraîcheur de l’eau. Or, dans la Bible, mais aussi dans les sacrements, l’eau suggère deux choses différentes et opposées : elle est en même temps féconde, donnant la vie, et mortifère, parce qu’on peut se noyer dans l’eau. Elle attire et en même temps, elle repousse, parce qu’elle dit à la fois la mort et la vie. Baptiser dans l’eau signifie en même temps faire mourir au péché, et donner la grâce, la vie.
Ainsi, quand on évoque l’Église, il ne suffit pas de dire seulement institution, hiérarchie, autorité ; ces termes-là sont incomplets. Il faut encore des images tout à fait ordinaires : l’arche de Noé, le déluge, la création, les quatre fleuves dans le paradis…. Ou les images prises dans la vie du berger : le troupeau, les brebis, le pasteur. Ou bien dans le monde de l’agriculture : l’Église est le champ de Dieu, le verger de Dieu. Ou bien dans la construction : elle est le Temple, ou la maison familiale ; c’est une ville, mais où il est agréable d’habiter, comme dit le psaume. Ou bien ce sont les images du mariage, de l’homme et de la femme, époux et épouse : l’Église est « l’Épouse du Christ ». De sorte qu’on ne peut parler de l’Église sans image, sauf quand il faut rationaliser les choses. Mais il ne faut pas seulement lire un manuel de théologie pour sentir quelque chose de l’Église, il faut prendre ces images, comme faisaient les Pères de l’Église et saint Paul avant eux.
Il est inutile de rêver d’une Église parfaite. Il faut lui laisser son côté humain. Ce n’est pas agréable, souvent par notre faute. Que cela peut être difficile de croire à l’Église invisible, cela, je l’ai vécu souvent. Pourtant, elle est « noire » et elle est « belle ». Cette Église-là qui commet ces fautes, c’est l’Église du Christ. Oui, c’est difficile à croire. Est-ce plus facile de croire au Christ ? Ah, détrompez-vous. Il y a dans le Christ le même mystère du visible et de l’invisible. Comment est-ce que Dieu ne peut parler que l’araméen ? Pourquoi est-ce qu’il est venu il y a 2000 ans et pas maintenant, à l’ère d’internet ? Pourquoi ces voyages au-delà de la mer, et ces siècles avant que l’Évangile n’atteigne toutes les frontières du monde ? Cela, je ne le sais pas.
Saint Paul aussi a dû mettre un peu de temps avant de discerner cette Église visible. Lorsque on lit les premières épîtres comme la Ière aux Corinthiens, on voit que Paul était fort occupé par ce qui se passait dans ses « paroisses » de Corinthe, de Thessalonique et de Rome. Paul est toujours aux prises avec des questions immédiates, il a en quelque sorte des problèmes de curé qui doit régler les affaires. Et c’est quand il est en captivité, beaucoup plus tard, quand il ne peut plus faire grand chose, c’est dans ses épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens, qu’il regarde d’un peu plus loin, mais avec un regard plus profond, surtout dans l’épître aux Éphésiens, où il parle de l’Église comme Épouse du Christ. Paul a dû en quelque sorte prendre de l’âge avant de s’habituer à voir que l’essentiel dans l’Église est invisible. Peut-être que dans notre vie aussi, ce n’est qu’au moment où on prend de l’âge, que le regard devient plus intérieur…
Un corps mystique
Pourquoi donc l’acharnement que l’on constate parfois contre l’Église et la religion (mais surtout contre l’Église), est-il si fort ? Je crois que la violence que l’on fait à l’Église ne peut s’expliquer que parce que l’on sent que quelque part, derrière cette façade visible avec des défauts, il y a quelque chose de plus fort. Si l’Église et la foi n’étaient qu’une illusion, pourquoi mettre à mort les chrétiens, un toutes les cinq minutes, à notre époque ? Parce qu’il y a quelque chose derrière le visible qui est beaucoup plus important : l’Église est le Corps mystique du Christ.
Ce qui ne veut pas dire corps irréel, imaginaire. « Corps mystique » signifie qu’entre le bas et le haut, le visible et l’invisible, existe une union mystérieuse. Ce n’est pas allégorique, ce n’est pas métaphorique, ce n’est pas une simple comparaison avec le corps, il ne s’agit pas d’un corps moral, ce n’est pas un regroupement autour du personnage historique qu’est Jésus. Il ne faut pas diluer la réalité du Corps mystique dans l’imaginaire. « Mystique » veut dire qu’il y a une union mystérieuse entre le Christ ressuscité, Fils de Dieu, et son Église. Notre conviction, c’est que l’Église n’est certes pas le Christ, mais qu’ils sont inséparables l’un de l’autre, et qu’il ne faut pas diluer le Corps dans l’imaginaire de l’allégorie. Chaque fois qu’on trouve un défaut, quelque chose qui ne va pas bien, des fautes ou des déficiences, il s’agit de renouveler notre foi dans l’Église – ce qui n’est pas refuser de voir ses fautes.
Notre Mère
Peut-être le plus beau nom que porte l’Église est-il le nom de « Mère ». Une mère donne la vie, et nous avons besoin d’une mère. A une certaine époque, on a connu des tendances, surtout dans le protestantisme, où la foi fut presque réduite à la philosophie. Les grands penseurs du XIXe siècle, en Allemagne, à la suite de Hegel par exemple, ont cantonné l’Église au monde de l’idéologie. Or, « les idées n’ont pas de mère », disait K. Rahner, ce sont des produits de l’esprit ; il leur manque quelque chose de charnel, de profondément chaleureux. Nous ne sommes peut-être pas suffisamment conscients de ce que le catholicisme, parce qu’il accepte le rôle de la Mère de Dieu dans la rédemption, (et pas simplement dans son rôle de mère biologique de Jésus), apporte à notre religion. Le mot « chaleur » est peut-être le plus indiqué pour parler du côté maternel de l’humanité du catholicisme ; on peut exagérer, quand Marie fait presque de l’ombre au Christ, dans l’esprit des fidèles. Mais Marie a gardé le catholicisme dans un profond humanisme.
Si nous ne comprenons pas cette maternité de la Vierge Marie, nous ne comprendrons jamais bien l’Église. Et ceux qui n’aiment pas l’Église, n’aimeront pas Marie. Lorsque quelqu’un aime vraiment l’Église, il est toujours marial, ou presque toujours. L’amour marial et l’amour de l’Église sont du même type. C’est un amour où le corps entre, avec l’esprit et le cœur. C’est probablement vrai pour toutes les Églises, mais l’Église catholique en particulier a quelque chose de féminin. D’ailleurs, presque dans toutes les langues, le terme « Église » est du féminin. Il y a là, disons, une espèce de féminité maternelle, d’une profondeur et d’une chaleur inexplicable sans la Vierge Marie. Et c’est là quelque chose de très beau.
Je me plais dans cette Église où existe ce sentiment profond de maternité, de féminité, de finesse, de calme, de compréhension, de consolation, qui souligne toujours le positif des choses : ne pas donner la loi uniquement, mais être la porte de la nouvelle miséricorde. Dieu est miséricorde, et le Christ aussi, bien sûr, mais la « Mère de miséricorde », c’est le titre de gloire de la Vierge Marie.
Homme ou femme d’Église
Il existe aussi un type d’hommes, d’êtres humains qu’on désigne, dans le bon sens du terme, comme hommes ou femmes d’Église. L’homme d’Église, l’homo ecclesiasticus, c’est un type d’homme (ou de femme) qu’on reconnaît immédiatement. Quand on dit à quelqu’un : « bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, bienheureux ceux qui sont patients, bienheureux ceux qui sont purs dans leur cœur… », et que cela le fait vibrer, voilà un chrétien. Parce que, de nature, nous n’aimons pas la pauvreté ; nous dirions : « bienheureux les riches, bienheureux ceux qui ont raison, bienheureux ceux qui disent : il faut agir, et ne pas être trop patient ; il s’agit de gagner sa cause, et non pas se faire persécuter ». Mais le chrétien, c’est l’homme des béatitudes, celui qui vibre au message qu’on voit réalisé en saint François d’Assise. C’est la personne qui a ce que j’appellerais des besoins seconds, latents. Les besoins de posséder, de savoir, de commander, etc., sont des besoins premiers. Mais il y a d’autres besoins qui sont en quelque sorte sous la peau, et qui rendent heureux, comme l’était François d’Assise. La pauvreté donne une joie seconde qu’il faut réveiller.
Être homme ou femme d’Église, c’est aussi faire preuve d’une grande loyauté vis-à-vis d’elle. Ce qui ne veut pas dire ne pas voir ses défauts, mais être loyal malgré eux. Une loyauté qui ne coûte rien n’est pas une véritable loyauté, mais un don naturel, ou presque. Ce type d’homme aime l’histoire de l’Église, et, sans mélancolie pour un âge d’or supposé, il considère cette histoire avec une certaine émotion. Or, on étudie beaucoup trop peu l’histoire de l’Église. Au-delà des croisades ou de l’inquisition, il y a d’autres-moments qui sont incroyablement forts. Par exemple, lorsque saint Bernard entre à Cîteaux avec une trentaine de membres de sa famille. C’étaient de nobles chevaliers qui avaient connu toutes sortes de choses dans leur vie. À la mort de saint Bernard, quelques années plus tard, il y avait plus de mille abbayes en Europe, fondées ou inspirées par lui. À la même époque, les grands mystiques du Moyen Âge, souvent des femmes, nous ont laissé une littérature incroyable… Nous nous attardons très peu à l’histoire de l’Église, parce qu’elle est « noire », à certains moments. Mais elle est « belle » aussi, et il faudrait que nous le reconnaissions davantage.
La tradition et le magistère
L’homme d’Église a donc le sens de la tradition, mais aussi du magistère. Je me rappelle du Pape Jean-Paul II. Je suis allé parfois chez lui, quand j’étais jeune encore, et j’osais lui dire : « Saint Père, il y a quand même des choses qui ne vont pas ». Et Jean-Paul II ne répondait jamais ; il écoutait, et puis, à la fin, après mon exposé, il disait : Mmm, Mmm, Mmm… Et j’ai vu son visage dire (bien que lui-même ne l’exprimait pas) : celui-là a encore beaucoup à apprendre. Jean-Paul II avait une immense accessibilité. On pouvait tout lui dire, et à la fin, il répondait, mystérieusement : Mmm, Mmm, Mmm.
Un homme d’Église, c’est encore quelqu’un qui aime les Pères. Pour Newman, les Pères de l’Église sont davantage mères que pères dans la foi : « Dans cette Église des Pères, je reconnus ma Mère spirituelle… Le renoncement de ses ascètes, la patience de ses martyrs, l’irrésistible détermination de ses évêques, l’élan joyeux de sa marche en avant m’exaltaient et me confondaient à la fois » [5] . C’est écrit au moment où il était encore anglican, avant sa conversion. Pourquoi les Pères de l’Église ? D’abord parce qu’ils ont vécu plus près du Christ que nous. Ils ne sont pas préoccupés par l’intelligence des textes, à la manière des exégètes modernes. Mais ils ont un sens des images que nous n’avons plus. Dans leurs catéchèses mystagogiques, ils expliquent, à propos du baptême, par exemple, que, lorsque Moïse jetait son bâton dans les eaux amères, et qu’elles en devenaient douces, ce bâton, c’était déjà le bois de la croix. Ou encore, que l’Église est l’arche de Noé qui danse sur les flots. Et que la branche d’olivier, c’est la victoire du Christ sur le déluge. Toutes les figures de l’Ancien Testament qu’on trouve dans les catacombes et dans les mosaïques des grandes basiliques romaines, ou dans les baptistères, sont une lecture de ces signes dans la foi. Pour goûter au charme des Pères de l’Église, il faut évidemment une certaine introduction, mais ils sont les pères et les mères de nos âmes, les pères et mères de l’Église.
L’accueil de tous
Un membre de l’Église a aussi le sens de la solidarité, de l’humilité et beaucoup de compréhension. Parfois, quand il se passe des choses insolites dans l’Église, j’ai envie de faire comme Jean-Paul II : Mmm ! Je ne dis pas que j’approuve tout. Mais nous sommes des hommes, et l’Église est humaine. Quand on aime l’Église, on accepte les différences de mentalité et de sensibilité. Il peut y avoir dans l’Église des Pierre, des Paul, des Jean et des Jacques, des André et Philippe, qui ont une sensibilité et une mentalité différente, mais qui appartiennent tous à l’Église. On a besoin de Pierre pour donner la stabilité à l’Église ; c’est le gouvernail du bateau, c’est Pierre ; tout ne doit pas être gouvernail dans le bateau, mais il en faut un. Paul, c’est tout le contraire, l’adaptabilité de l’Église, qui permet de toujours voir les signes des temps, et de saisir tout de suite : c’est cela qu’il faut faire ; c’est saint Paul, ce n’est pas du tout saint Pierre. Saint Jean, c’est la chaleur dans l’Église, le feu, la flamme, la prière. On a besoin d’un Jean. Il y a des Jacques dans l’Église. Ce sont ceux qui ont étudié, disons, le droit canon. Il faut des règles dans l’Église. Ce n’est pas toujours très enthousiasmant, et cela peut être très ennuyeux quand elles deviennent trop prépondérantes ; mais il faut des Jacques aussi. Et Philippe et André, c’est la logistique, ce sont ceux qui trouvent les pains et les petits poissons pour la multiplication des pains ; et ce sont ceux qui ont conduit les Grecs près de Jésus, juste avant sa passion. Un homme d’Église a du respect pour les Pierre, les Paul, les Jean, les Jacques, les Philippe, les André… Il y a différents types dans l’Église et plusieurs sensibilités, théologiques et autres, et on a besoin de tous.
L’amour des simples, et par dessus tout, l’espérance
Un homme d’Église, c’est aussi quelqu’un qui comprend les gens simples dans l’Église, qui aime ces petites gens qui vont en pèlerinage à Montaigu ou à Banneux ou à Beauraing, ceux dont la simplicité de la foi se montre ostensiblement. Un jour, dans un lieu de pèlerinage, où il y avait des valves pour afficher ses intentions, j’ai vu deux petits papiers affichés l’un à côté de l’autre. Sur l’un il était écrit : « Vierge Marie, ramène-moi mon mari », chose sérieuse. Et tout à côté, il y avait : « Vierge Marie, mon petit chien s’est enfui, ramenez-le moi ». Il y a bien une différence, mais c’est d’une telle vérité ! Un homme d’Église respecte cela et, parfois, se replonge dans la piété populaire et en tout cas l’estime.
Certains se demandent si l’Église prend toujours les justes décisions. Peut-être pas, mais Dieu écrit droit avec des lignes courbes. En tout cas, l’Église ne déchire pas la tunique sans couture, de même que, près de Jésus en croix, les soldats romains ne l’ont pas fait. L’homme d’Église ne se met pas en opposition, il ne nuit pas à l’unité de l’Église ; non pas qu’il faille assumer tout « pour le bien de la paix », mais parce qu’il convient d’être toujours habité par l’espérance, à sa place de matelot. Et un matelot ne perd jamais l’espérance d’arriver à bon port, même si l’horizon semble toujours reculer. On peut perdre la foi, c’est grave, mais on peut la récupérer, ce n’est pas rare aujourd’hui. Combien de gens, à 40 ou 50 ans redécouvrent-ils la foi ! Ils sont partis, et quand leur enfant fait sa première communion, ils reviennent. Quand on perd la foi, disons qu’on a une arythmie du cœur, c’est une extra systole ; ce n’est pas agréable, mais ce n’est pas mortel. Quand on perd la charité, c’est plus fort ; disons qu’on fait un infarctus, mais les rescapés d’infarctus, aujourd’hui, courent les rues. Mais quand on perd l’espérance, c’est un arrêt de cœur, c’est la mort. C’est pourquoi Satan tente toujours les saints à la fin de leur vie, non pas contre la foi ou la charité, mais contre l’espérance., comme sainte Thérèse de Lisieux, éprouvée à la fin de sa vie par la difficulté de croire à la vie éternelle.
Ce n’est pas pour rien que, dans le « Je vous salue, Marie », nous disons : « priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort ». Quand j’étais petit, je me disais : mourir, ce n’est pas encore « maintenant », alors pourquoi dire déjà « l’heure de ma mort » ? Dans l’ouvrage de Bernanos, Le journal d’un curé de campagne, la grande épreuve du jeune prêtre, c’est de perdre toute espérance. Le jeune curé, tout à la fin du livre, alors qu’il se rendait chez le médecin, doit s’arrêter chez un ami défroqué. C’est dans le lit de cet ami qu’il meurt. Et l’ami, après sa mort, écrit au curé de Torcy : « tout juste avant sa mort, je l’ai entendu dire : ‘ tout est grâce’, je crois ». C’est une citation de la jeune Thérèse, justement, au moment où elle envisage elle-même de mourir sans les derniers sacrements.
Conclusion
On pourrait terminer par la phrase fameuse de Jeanne d’Arc devant ses juges. Cette jeune femme sans lettres a eu des formules éblouissantes, notamment : « de Jésus Christ et de l’Église, il m’est avis que c’est tout un, et qu’il ne faut pas faire difficulté de cela ». Ainsi, nous pouvons aimer l’Église en tout temps, comme le cardinal de Lubac, dans un livre éblouissant sur l’Église, rédigé à un moment où Rome lui avait interdit d’enseigner :
Il se peut que bien des choses, dans le contexte humain de l’Église, nous déçoivent. Il se peut aussi que nous y soyons, sans qu’il y ait de notre faute, profondément incompris. Il se peut que, dans son sein même, nous ayons à subir persécution. Le cas n’est pas inouï, quoiqu’il faille éviter de nous l’appliquer présomptueusement. La patience et le silence aimant vaudront alors mieux que tout… nous penserons que jamais l’Église ne nous donne mieux Jésus Christ que dans ces occasions qu’elle nous offre d’être configurés à sa passion… Soyons heureux, si nous achetons alors au prix du sang de l’âme, cette expérience intime qui donnera de l’efficace à nos accents, lorsque nous aurons à soutenir quelque frère ébranlé, lui disant avec saint Jean Chrysostome : « Ne te sépare point de l’Église ! Aucune puissance n’a sa force. Ton espérance, c’est l’Église. Ton salut, c’est l’Église. Ton refuge, c’est l’Église. Elle est plus haute que le ciel et plus large que la terre. Elle ne vieillit jamais, sa vigueur est éternelle » .
[1] Traduction de la nouvelle Bible de Jérusalem.
[2] « Un événement religieux d’une portée immense est en train de s’accomplir : l’Église connaît un réveil dans les âmes ». C’est le début d’un article de la revue Hochland, paru en 1921 et repris dans Vom Sinn der Kirche 1, 1922.
[3] Sg 2, 12 s.
[4] Selon Merleau-Ponty dans « Foi et bonne foi » par exemple, le chrétien, quoiqu’il soit « mauvais conservateur », est aussi un « révolutionnaire peu sûr » (in Sens et non sens, 1948, 315-316).
[5] Apologia pro vita sua, Ad Solem éditions, Genève 2003, 166.