Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Former de nouveaux évangélisateurs

Amedeo Cencini, f.d.c.c.

N°2015-2 Avril 2015

| P. 111-127 |

Dans le cadre précis d’un colloque sur la nouvelle évangélisation, l’auteur, qui a beaucoup œuvré au renouvellement de la formation à partir des sentiments du Fils, propose un portrait de l’évangélisateur requis par l’exhortation apostolique Evangelii gaudium ; s’il n’hésite pas, en contrepoint de son « décalogue », à souligner vigoureusement les défauts apparentés, on comprendra que son fil rouge vise à libérer les personnes de tout ce qui les ferme aux autres : un défi et une grâce.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Le pape François nous propose aujourd’hui le modèle d’une « Église qui annonce » et se trouve continuellement en mission (ou « en sortie »). Ce modèle est parfaitement en accord avec celui de la « nouvelle évangélisation », aussi nous paraît-il nécessaire de nous interroger à propos de cette évangélisation nouvelle et des personnes appelées à la pratiquer aussi bien qu’à l’annoncer. Dans le temps qui m’est imparti, je m’efforcerai de tracer une sorte de portrait-robot du nouvel évangélisateur. J’en esquisserai les traits essentiels, accompagnant chacun d’eux d’une suggestion relative à la formation ; j’indique aussitôt un point sur lequel il faut rester vigilant afin d’éviter le piège de la « dé-formation » correspondante. Il en ressort une sorte de Décalogue.

1. Évangéliser, c’est se sentir responsable de l’autre et de son salut

Avant d’être un annonciateur de la bonne nouvelle, le nouvel évangélisateur est un être sauvé. Il est donc reconnaissant du don reçu, puisqu’il se voit sauvé de son propre égoïsme – même spirituel. Il peut dès lors se charger des autres et de leur salut. En effet, on ne se consacre pas à Dieu pour son propre avantage spirituel, avec comme intérêt son propre salut. On le fait pour les autres, pour partager les dons reçus : le don du charisme et, pardessus tout, celui du salut. À vrai dire, Dieu nous a tellement aimés qu’il nous rend capables d’aimer à la manière de son Fils, qui a donné sa propre vie pour le rachat de tous. En d’autres termes, il nous a sauvés au point de nous rendre aptes à devenir des « sauveurs », toujours par pure grâce.

Le modèle de la rédemption et la passion pour le Royaume

Le modèle vocationnel de la rédemption vise à former dans la personne du consacré un chrétien adulte, un croyant responsable et psychologiquement mûr : responsable de l’amour reçu et par là, appelé à se faire responsable de l’autre, non en se faisant violence ou en se forçant, mais en entrant toujours plus profondément dans la logique du don. Et de fait, le don reçu tend, par sa nature propre, à devenir bienfait répandu. Il n’est donc pas question d’héroïsme ni d’attitude volontariste. La passion pour le Royaume et le zèle pour la mission découlent donc forcément du projet pédagogique.

Inertie et manque de fantaisie, narcissisme et attitude anti-évangélique

Il importe, dès lors, de faire attention à l’indolence de tant de jeunes qui ne possèdent aucun rêve missionnaire. Certains sont fatigués, las, froids et insipides. D’autres manifestent une tendance à l’autoréférence narcissique, commune à tant de faux apôtres : ils s’annoncent eux-mêmes, ce qui est une très mauvaise nouvelle.

2. Évangéliser, c’est se réjouir de la joie de l’Évangile : Evangelii Gaudium

L’Évangile est une belle, bonne et vraie nouvelle. On ne peut annoncer une telle nouvelle sans un cœur et un style empreints de joie. « La joie de l’Évangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus » (EG, 1) [1] et se sentent invités par Lui à l’annoncer. Il est nécessaire de retrouver « la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer » (EG, 10) [2].

Autrement dit, le contenu de la Parole – l’Évangile, bonne et belle nouvelle – doit inspirer le ton de l’annonce elle-même, laissant transparaître joie et beauté, conformément à la vision du prophète : « Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix ! » (Is 52,7). Si le message est démenti par le style de celui qui l’annonce, il tombera dans le vide.

« La grâce et mission d’Apôtre »

Il est donc nécessaire de former à la conscience de la « grâce d’être Apôtre » (Rm 1,5). Être annonciateur de l’Évangile est un don, un privilège. Le jeune doit apprendre à vivre cette joie de l’Évangile, d’abord de façon spontanée, puis, graduellement, dans la responsabilité de l’annonce. Vie et annonce n’existent pas l’une sans l’autre, elles sont inséparables.

Il faut aider le jeune en formation à découvrir, dans cette responsabilité de l’annonce, son identité propre, ce qu’il est appelé à être, en saisissant, de jour en jour, d’annonce en annonce, ce qui donne sens et vérité, beauté et saveur à sa vie, indépendamment du résultat. C’est vraiment là une grâce.

« Évangélisateurs tristes et découragés, impatients et anxieux »

Il est peut-être nécessaire, dès lors, de reprendre les termes utilisés par le pape François pour nous rappeler ce qu’évoquait le bienheureux Paul VI : « Que le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés, impatients ou anxieux » (EG, 10, citant EN 80) [3], ou qui vivent la mission « comme une obligation, comme un poids qui les épuise » (EN, 269), ou encore dont « le cœur se lasse de lutter, car, au final, la personne se cherche elle-même à travers un carriérisme assoiffé de reconnaissances, d’applaudissements, de récompenses, de fonctions » (EN, 277), « mais de ministres de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ » (EG, 10, citant EN 80).

La passion pour l’annonce de l’Évangile doit être une des qualités premières des jeunes en formation et l’un des principaux points de vigilance du formateur, à notre époque où règnent les « passions tristes [4] ».

3. Évangéliser, c’est répandre la nostalgie de Dieu

L’authentique nouvel évangélisateur n’est pas, comme on pourrait le décrire de façon simpliste, une personne possédant un don de communication exceptionnel, faisant des révélations plus ou moins surprenantes, mais loin du monde qui l’écoute. Au contraire, il aide à découvrir combien Dieu se fait toujours proche, très proche, de la vie de chacun, y compris de qui le refuse. Il montre que l’homme ne peut se passer de Dieu, ne peut cesser de le rechercher, de s’interroger sur lui. En ce sens, la culture d’aujourd’hui n’est pas postchrétienne, mais préchrétienne : elle vit tendue vers le Christ sans le savoir. Elle a besoin de lui, parce que lui seul peut donner un sens plénier à la lutte de la vie et peut même donner un sens au drame de la mort. Si l’homme ne veut pas mourir pour toujours, alors il est, par le fait même, déjà ouvert au Christ, le seul qui puisse le sauver de la mort. Le nouvel évangélisateur le sait. Il parie sur ce fait, mais ne l’impose nullement. Il « se contente » de susciter la nostalgie de Dieu à travers son style de vie. Il sait en effet qu’il possède un allié dans le cœur de chaque homme ou de chaque femme qui l’écoute, au-delà du fait même que son interlocuteur l’ignore ou le conteste.

Expérience de Dieu et crédibilité de l’annonce

La formation à la nouvelle évangélisation est avant tout formation à une authentique expérience de Dieu, une expérience qui passe par la lassitude, la recherche, le doute, l’attente, les crises, la sensation d’éloignement, parfois même de la contradiction, et qui, à certains moments, semble ne pas dépasser le stade du besoin, de la nostalgie de Dieu… Il est indispensable de parcourir en soi-même ce chemin un peu tortueux pour être capable de le discerner chez les autres et le leur faire reconnaître. La foi n’est pas jouissance tranquille. Elle est parfois souffrance de Dieu, tension du cœur et peut même naître du conflit ou de l’apparent refus de Dieu. Seul celui qui a connu, enduré ce parcours mouvementé est témoin crédible du divin.

Illusion spirituelle et fragilité de l’annonce

Si le cheminement spirituel ne devient pas véritable expérience de Dieu, il ne conduit qu’à l’illusion spirituelle de prétendus croyants. Si le jeune n’a pas appris à vivre la crise de la foi, ou si ses formateurs ont imprudemment tenu sa foi pour acquise au lieu de lui proposer un chemin de croissance, la foi devient alors un assentiment passif et creux. Elle n’éveille plus la nostalgie de Dieu, et l’annonce se réduit alors à un simple devoir, à une tâche plus ou moins désagréable.

4. Évangéliser et se laisser évangéliser

La caractéristique principale de la nouvelle évangélisation est d’être relation-dialogue. Le véritable évangélisateur est une personne de dialogue, capable d’entrer en relation, de vivre la relation comme locus theologicus : il n’annonce pas seulement l’Évangile, mais il se laisse évangéliser. D’un côté, il est appelé à acculturer le message évangélique, à le proclamer avec des paroles simples et accessibles à tous, à le « traduire » dans les langues et dialectes locaux, afin que chacun sente que ce message lui est destiné et qu’il puisse le comprendre, dans toute sa beauté et toute sa vérité. D’un autre côté, il s’agit surtout de permettre à chaque évangélisé de redire le message évangélique conformément à sa propre culture et à son expérience de vie, en le « restituant » en quelque sorte à l’annonciateur, comme un message nouveau et inédit. C’est la phase d’inculturation, au cours de laquelle l’évangélisateur se laisse évangéliser par ceux à qui il a annoncé la Bonne Nouvelle. C’est de cette façon que la foi – tout comme nos charismes propres d’ailleurs – va « s’exporter » vers d’autres terres et périphéries (toutes les périphéries, y compris le monde dans lequel nous vivons ou nous est proche), être traduite en d’autres langues et cultures, et rencontrer ainsi celui qui ne croit pas ou ne croit plus. Cela provient de la responsabilité que nous avons déjà dite, mais également du fait qu’ainsi seulement celui qui évangélise reste vivant et jeune, s’enrichissant et enrichissant tout à la fois. Faute de cela, il n’y a que répétition, voire disparition. Et nous devenons des gardiens de musée.

Docibilitas relationalis

Ceci requiert une capacité de relation et de dialogue, la fameuse docibilitas, enjeu de la formation continue. Elle se définit en effet comme l’attitude du croyant ayant appris à se laisser former par la vie, pour toute la vie. Et avant tout, par les autres, médiateurs précieux, quelquefois mystérieux, de l’action du Père qui forme en nous le cœur du Fils. Cette docibilitas relationalis doit clairement faire l’objet d’une attention particulière au cours de la formation. Nul ne la possède spontanément. Il s’agit de libérer la personne de tout ce qui la ferme aux autres : peurs, résistances, autosuffisance, rigidité, hostilité, méfiance, soupçons, jugements négatifs, présomptions – dont celle de déjà tout savoir. Il faut avoir le courage de placer nos jeunes dans des situations en lesquelles ils auront à rendre raison de leur foi, dans des milieux difficiles, voire éloignés, ou simplement dans lesquels ils se seront contraints de traduire leur foi – leur « théologie » personnelle – en mots, symboles, images ou paraboles…, compréhensibles par tous.

Indocibilitas relationalis

Il faut donc faire preuve de vigilance face aux personnes présentant des attitudes anti-relationnelles, notamment celle de l’enfermement dans une présomption subtile dans le domaine de la connaissance. Ces personnes qui ne savent pas mettre leur foi en dialogue, ne sont prêtes ni à se donner la peine de traduire leur propre foi dans les langues et dialectes locaux, ni ouvertes à se laisser enrichir par l’apport d’autrui. Il faut également être vigilant à l’égard du jeune qui se renferme sur son cercle familier, ne se donne pas la peine de l’acculturation et se contente de répéter toujours la même rengaine, alimentant par là l’illusion dans laquelle il vit habituellement.

Nos jeunes en formation doivent comprendre qu’ils se trompent s’ils ne sont pas disposés à traduire dans un langage que tous peuvent comprendre et apprécier, ce que parfois eux-mêmes ne comprennent pas – ou comprennent seulement de façon cérébrale –, surtout s’ils se refusent d’emblée à cette acculturation et à l’effort qu’elle implique. La foi ne se comprend que quand on la transmet, au moment précis où on l’offre à l’autre, et non quand on la pense uniquement pour soi !

5. Évangéliser, c’est choisir chaque jour d’être croyant : la formation continue dans le domaine de la foi

Tous les croyants, tous les consacrés, ne sont pas aptes à annoncer l’Évangile. Seul l’est celui qui a appris à croître chaque jour dans sa propre foi. La foi n’est pas un choix posé une fois pour toutes. Elle est dynamisme se renouvelant chaque jour, cherchant et trouvant tous les jours de nouveaux motifs de croire, dépassant les tentations nouvelles et les défis contrariants, vivant la crise et supportant le doute pour s’ouvrir à une confiance nouvelle. C’est la grâce de la formation continue – et par-dessus tout, de la formation continue dans le domaine de la foi. Une grâce qui est aussi un défi. Seul celui qui vit cette « grâce-défi » peut annoncer l’Évangile. Bien plus encore : c’est dans ces conditions que l’annonce devient lieu de formation continue, comme nous l’avons déjà pressenti.

Pour toute la vie…

Pour cela, il est nécessaire, au cours de la formation initiale, d’insister sur le fait que ce qui forme, c’est l’action de Dieu, du Père formant en chacun le cœur du Fils par la puissance de l’Esprit Saint. Cette conviction est étroitement liée à cette autre, que croître sans cesse dans la foi est une condition sine qua non pour être de bons évangélisateurs. Car si c’est le Père qui me forme, alors non seulement je prends conscience que ce processus se poursuit toute la vie, mais qu’il se réalise également à chaque instant. En conséquence, chacune des circonstances de la vie est une grâce contribuant à ma formation, façonnant en moi le croyant, le purifiant et mettant en crise ma foi, tout en la fortifiant et en l’enrichissant. De ce point de vue, rien n’est neutre ni inoffensif. Bien au contraire, la vie, avec son cortège de drames et de déceptions, ses contradictions et déséquilibres, devient école de foi, laboratoire qui instruit le croyant bien plus que de nombreux cours ex cathedra. C’est dans la vie que se forme l’évangélisateur. Ce n’est donc pas le noviciat qui forme le consacré, mais la vie, et la vie entière, en tant que médiation de l’action du Père. Seul l’évangélisateur se laissant continuellement façonner par la vie a une Bonne Nouvelle à annoncer.

La caste des intouchables

Attention, dès lors, à ces jeunes qui ne se laissent enseigner ni par la réalité, ni par l’histoire et qui se replient sur eux-mêmes en pensant déjà tout savoir ou en se croyant capables d’enseigner aux autres. Ils paraissent parfois très spirituels, possèdent un attrait particulier pour la liturgie, mais ils peuvent se montrer hautains : en réalité, ils n’ont pas appris cette humilité lucide qui permet de continuer à apprendre de la vie quotidienne et à se laisser former par la main du Père, qui transforme chaque circonstance de la vie en médiation précieuse de son action formatrice.

6. Évangéliser, c’est semer (et pas nécessairement récolter)

L’action évangélisatrice est très bien racontée dans la parabole du semeur. Le semeur, d’un mouvement ample, sème le grain partout, sans distinction, que ce soit sur les chemins passants, ou dans les ronces et les épines, terrains absolument inhospitaliers, ou encore, là où il n’y a pas suffisamment de terreau pour favoriser la croissance (Mt 13,1-23 ; Mc 4,1-20 ; Lc 8,4-15). Ce semeur, c’est l’image de Dieu s’offrant à tous, donnant à tous la possibilité d’être sauvés, adressant à chacun sa parole et son amour. Il ne tient personne éloigné, ne proportionne pas son don à la situation de l’interlocuteur. Il offre. C’est tout. À tous et sans discrimination. Tel est l’évangélisateur : quelqu’un qui sème partout et sans distinction, dans chaque cœur et dans chaque milieu, en tout temps et toute saison…, sans trier ni exclure. Et surtout, sans se préoccuper de récolter. Il lui est demandé de semer, de semer encore et toujours, de semer à l’infini. Tout au long de sa vie. Il sème partout et sans distinction, en chacun, et perpétuellement. Non par distraction ou harcèlement, mais parce qu’il est confiant dans le fait que le grain qu’il répand possède une force intrinsèque et qu’il portera du fruit, mais en son temps – souvent pas immédiatement –, d’une façon qu’il ne pourra contrôler ou prévoir. L’évangélisateur est un semeur, et il continue à semer avec constance et patience, sans s’énerver s’il ne récolte pas. Il sait que cela ne dépend pas de lui, tout comme il sait également qu’il peut être amené à moissonner ce que d’autres avaient semé.

Liberté intérieure

Il s’agit, lors de la formation initiale, de former à la liberté intérieure : devenir libre de la recherche de soi, de ses intérêts, de sa propre gloire, de la frénésie des résultats – et des résultats immédiats –, du besoin de se sentir utile, corollaire du danger d’instrumentaliser l’Évangile à son profit personnel.

Pour reformuler cela de façon positive, il s’agit d’apprendre au jeune à affronter courageusement des milieux nouveaux, inédits, inexplorés, où personne ou presque, peut-être, n’a osé s’aventurer, apprendre à avoir l’initiative de faire le premier pas, sans paresse, honte, timidité, ni crainte. Il s’agit donc d’éduquer à la créativité géniale – qui est l’expression d’un amour passionné.

Il convient aussi d’éduquer la foi, la certitude que Dieu est présent et appelle : « Dieu nous précède toujours ! Quand nous pensons aller loin, dans une extrême périphérie, et nous avons peut-être un peu peur, en réalité Lui s’y trouve déjà : Jésus nous attend dans le cœur de ce frère, dans sa chair blessée, dans sa vie opprimée, dans son âme sans foi [5]. » Et ne prétendons jamais qu’annoncer l’Évangile dans certains milieux et à certaines personnes est inutile, est une perte de temps. Qui sommes-nous donc pour décider de cela ?

« Évangélisateurs-fonctionnaires »

Il faut donc se montrer particulièrement vigilants à l’égard de celui qui semble se prédisposer à annoncer l’Évangile sans âme, sans poussée véritablement missionnaire, sans le courage d’affronter quelques risques ou se préoccupant exagérément de sa propre personne, de sa satisfaction personnelle et de son succès. Avec la conséquence de se limiter à son propre milieu, de répéter toujours et encore, à l’infini, les mêmes choses, de s’adresser souvent aux mêmes personnes sans jamais « sortir » ni se mettre en route vers les missions sans frontières. Qui se résigne à vivre ainsi – et en est peut-être même satisfait –, se réduit au rôle de simple fonctionnaire du divin (cf. Drewermann). Il se contente de travailler aux heures de bureau et ne connaît ni passion, ni enthousiasme, ni créativité, ni fécondité. À la première difficulté, il se retire, conclut qu’il n’y a plus rien à faire, rejette la faute sur les autres, sur un monde mauvais ou sur une culture sécularisée, ou sur le pape François « qui veut tout changer » ou encore sur ses supérieurs qui ne veulent rien changer…

7. Évangéliser, c’est porter « l’odeur des brebis » (avoir un cœur compatissant)

L’évangélisateur n’est ni un savant ni un meneur de foules. Il n’est pas non plus un être inaccessible ou doté de pouvoirs particuliers. Il est tout simplement un croyant capable de com-passion, d’amour sincère envers les autres, un disciple du Seigneur, le beau et bon Pasteur, quelqu’un qui a appris à être imprégné de « l’odeur des brebis », libre d’accueillir les douleurs de l’autre, les ressentant lui-même, au point de se sentir mal pour l’autre : « L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance d’autrui » (EG, 193).

Au fond, « semer-annoncer », c’est annoncer de façon toujours renouvelée le kérygme : « C’est l’annonce qui correspond à la soif d’infini présente dans chaque cœur humain » (EG, 165), à la recherche d’amour, de la certitude d’être aimé. Pour cela, dit le pape François, il est nécessaire que l’annonce « exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à l’obligation morale et religieuse, qu’elle n’impose pas la vérité et qu’elle fasse appel à la liberté, qu’elle possède certaines notes de joie, d’encouragement, de vitalité… » (EG, 165), tout comme il est essentiel que l’évangélisateur possède les dispositions aidant à mieux accueillir l’annonce : « proximité, ouverture au dialogue, patience, accueil cordial qui ne condamne pas » (EG, 165), et qu’il soit capable « de connaître la force de la tendresse » (EG, 270).

Cœur compatissant et parfum agréable

Peu d’adjectifs expriment aussi bien le sens que doit revêtir la formation du croyant et du consacré sur le plan humain, psychologique, spirituel que celui-ci : com-pâtissant. Il ne désigne pas seulement la tendresse ou la piété de celui qui prête attention à la douleur d’autrui. Il implique aussi une attitude de solidarité active, une capacité à entrer en empathie avec l’autre, jusqu’à ressentir les mêmes douleurs, jusqu’à se sentir mal, jusqu’à lui permettre de déposer un peu de ses souffrances dans notre cœur pour soulager sa douleur. La personne compatissante ne juge pas celui qui lui partage son drame personnel ; elle ne lui offre pas non plus de consolations conventionnelles, aseptisées. L’expression « odeur de l’autre » ne doit pas être banalisée. Elle signifie par-dessus tout une maturité, une liberté adulte, capable d’assumer les douleurs de celui qui souffre et d’agir en conséquence. C’est à cette « capacité-liberté » qui « imprègne » véritablement la vie de son parfum qu’il faut former le jeune consacré. C’est là un critère de tout chemin de formation, dans toute la riche tradition de la vie consacrée.

Sclérocardie et désodorisant artificiel

L’opposé de ce que nous venons de dire est la lourde odeur du désodorisant de celui qui dissimule son égoïsme derrière des attitudes théologiquement ou liturgiquement correctes – même trop –, derrière « des abris personnels ou communautaires qui nous permettent de nous garder distants du cœur des drames humains » (EG, 270), mais, au final, demeure imprégné de sa mauvaise odeur. Cette réalité n’est pas rare dans une culture qui favorise un certain culte de l’image et une attention excessive et un peu exhibitionniste à la posture personnelle. Celui qui s’isole, ou se place au-dessus des autres, finit par être dur de cœur et d’esprit (cf. EG, 196).

Attention donc à ces jeunes en formation qui n’aiment pas être auprès des autres, en proximité et fraternité, qui sont dangereusement insensibles et froids aux douleurs d’autrui, incapables de transmettre chaleur et sympathie ou de faire une caresse au nom de Dieu. Apprenons à nos jeunes à accueillir, à écouter les douleurs des autres, à ne pas se tenir à distance au nom de principes moraux, à faire preuve d’empathie et à pleurer avec ceux qui pleurent. Maudit soit ce cœur vierge qui est incapable de compassion.

8. Évangéliser, c’est privilégier les pauvres

L’évangélisation, qu’elle soit nouvelle ou ancienne, ne peut, si elle veut être chrétienne, ignorer les pauvres. Ou, dit de façon plus positive, elle doit être particulièrement attentive aux pauvres, à ceux qui sont le plus tentés de ne pas se croire aimés ou aimables, aux nécessiteux de corps et d’esprit, à ceux qui souffrent, aux oubliés. « Pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique » (EG, 198). Il s’agit d’abord d’accueillir et de comprendre leur drame pour leur manifester affection et sympathie, mais surtout pour se laisser évangéliser par eux : les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances, ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de l’Église […] et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux » (EG, 198).

Les préférences de Dieu

L’amour préférentiel pour les pauvres n’est pas une option, c’est même là la véritable expérience spirituelle. Si, en effet, « les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu » (EG, 197), comment peut se prétendre consacré celui qui ne partage pas cette préférence ? « C’est un message si clair, si direct, si simple et éloquent qu’aucune herméneutique ecclésiale n’a le droit de le relativiser […] Pourquoi – conclut le pape François – compliquer ce qui est si simple ? […] Pourquoi obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse » (194). Cette dernière proposition est une recommandation fort à propos. En effet, nous ne nous préoccupons pas toujours des chemins menant de l’orthodoxie à l’orthopraxie, et de celle-ci vers l’orthopathie – cette dernière étant de fait la plus négligée. En d’autres termes, nous accordons habituellement beaucoup trop d’importance, dans la formation, à l’adhésion dogmatico-doctrinale du jeune, un peu moins à la cohérence entre doctrine et vie pratique, et encore moins à l’éducation des sentiments afin que ceux-ci soient conformes à ce que le jeune croit et vit. C’est une erreur, car on ne peut, de cette manière, former à posséder en soi les sentiments du Fils.

Mondialisation de l’indifférence

L’amour préférentiel pour les pauvres est une caractéristique dangereusement en baisse dans le portrait-robot du jeune consacré d’aujourd’hui. Ses préférences relationnelles se dirigent dans d’autres directions. À une certaine époque, le jeune montrait à l’égard des pauvres davantage d’ardeur – accompagnée, d’ailleurs, d’une sorte de voile idéologico-sociologique. Aujourd’hui, c’est le risque de la mondialisation de l’indifférence qui prédomine. Nos jeunes consacrés semblent de plus en plus descendre du prêtre ou du lévite de la parabole de Luc qui, voyant le malheureux à terre, « passaient leur chemin » (cf. Lc 10,29-37). « Fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu [6] » (EG, 272), surtout s’il s’agit d’un prochain qui souffre. Attention donc à « toute tentation d’une spiritualité intimiste et individualiste, qui s’harmoniserait mal avec les exigences de la charité, pas plus qu’avec la “logique” de l’Incarnation [7] ». Attention à « la fausse spiritualité » de celui qui utilise la prière comme « excuse pour ne pas se livrer à la mission » (EG, 262).

9. Évangéliser, c’est devenir Évangile

L’évangélisateur devrait devenir toujours plus Évangile, comme Jésus (EG, 209). Autrement dit, il devrait passer progressivement de l’annonce, en tant que ministère et fonction qui occupe une partie de sa vie et engage une partie de sa personne, à une identification totale de lui-même avec l’Évangile qu’il annonce ; passer de être évangélisateur à être Évangile, à tel point que même ses pieds deviennent beaux (cf. Is 52,7). Parce que si l’annonce est belle, la vie et la personne de celui qui annonce doivent l’être également.

La puissance du kérygme

L’évangélisateur ne possède pas d’autres force et beauté que celles du contenu de ce qu’il annonce : Jésus est mort et ressuscité, et nous le serons nous aussi ! Il n’existe pas de nouvelle plus belle et plus puissante que celle-là. Jésus est vivant et « il marche victorieux dans l’histoire[…], le Règne de Dieu est déjà présent dans le monde, et il se développe çà et là […], et peut toujours nous surprendre […], il vient de nouveau, il combat pour refleurir » (EG, 278).

Le jeune doit être formé à avoir un regard capable de voir que « là où tout semble être mort, de partout, les germes de la résurrection réapparaissent […], il est aussi certain que dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nouveau […], la persistance de la laideur n’empêchera pas le bien de s’épanouir et de se répandre toujours. Chaque jour, dans le monde renaît la beauté, qui ressuscite transformée par les drames de l’histoire […]. C’est la force de la résurrection et tout évangélisateur est un instrument de ce dynamisme » (EG, 276). La formation doit donc mettre toujours plus au centre le kérygme comme itinéraire de formation personnelle et missionnaire, comme parole à vivre et à annoncer. Seul celui qui est mort et ressuscité en Christ peut annoncer la puissance de la Résurrection. Formons à l’essentiel !

Ceux à qui manque... la résurrection

Nous avons déjà parlé des évangélisateurs tristes et mécontents. Nous voulons souligner la racine théologique de cette tristesse de trop d’annonciateurs, contre-témoignage par excellence de la joie pascale. C’est comme s’ils étaient des croyants qui ne croient que peu à la résurrection de Jésus, ou qui, en fin de compte, n’ont pas appris à reconnaître leur propre résurrection, ou la limitent à l’eschaton, ou encore sont incapables de discerner les multiples signes d’une vie nouvelle dans le temps présent, dans les chemins de renouveau – y compris ecclésiaux –, parfois laborieux et encore incertains. Ils en deviennent pessimistes, sombres, découragés, las avant même de commencer à combattre, mais ils sont capables de se moquer de ceux qui luttent et croient. Ils sont austères, constamment mécontents, critiques et sévères envers le monde, et même envers l’Église et ses tentatives de réforme (ils sont à même de tuer le germe à peine né), et sont parfois susceptibles de devenir aspirants-prophètes de mauvais augure. En somme, comme le dit le pape François, « la résurrection leur manque » (EG, 277). « Ainsi, l’Évangile, le plus beau message qui existe en ce monde, reste enseveli sous de nombreuses excuses » (EG, 277).

10. Évangéliser est une expérience mystico-spirituelle

Pour terminer, relevons que l’évangélisation est véritablement expérience de Dieu, de son action cachée au cœur de l’histoire de chaque homme destinataire de la bonne nouvelle. Ce n’est pas une œuvre purement humaine, si charitable et méritoire qu’elle soit, ni une annonce ne concernant que le destinataire.

La foi s’affermit seulement en la transmettant disait Jean-Paul II. Dans la transmission, dans l’annonce kérygmatique, l’évangélisateur fait le premier l’expérience d’être sauvé, car il reconnaît que les mots qu’il annonce lui sont d’abord adressés. C’est faire une expérience renouvelée du salut que d’avoir le privilège de pouvoir l’annoncer à d’autres. C’est être introduit aux secrets du Royaume, être rendu participant de la Passion du Fils pour le Royaume et de l’amour du Père pour toute l’humanité.

Seul l’amour opère la synthèse

Pour parvenir à cela, le jeune doit être formé à unir toujours plus action et contemplation, et à découvrir que seul l’amour unit existentiellement les deux. « L’amour pour les gens est une force spirituelle qui permet la rencontre totale avec Dieu. […] Ainsi, quand nous vivons la mystique de nous approcher des autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons notre être intérieur pour recevoir les plus beaux dons du Seigneur. Chaque fois que nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu. Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. […] L’œuvre d’évangélisation enrichit l’esprit et le cœur, nous ouvre des horizons spirituels, nous rend plus sensibles pour reconnaître l’action de l’Esprit, nous fait sortir de nos schémas spirituels limités » (EG, 272). Il en résulte deux conséquences sur le plan éducatif : d’un côté, la mission est lieu de formation, et le jeune doit comprendre que, s’il veut croître dans la vie spirituelle, il ne peut renoncer à être missionnaire. D’un autre côté, « seul celui qui se sent porté à chercher le bien du prochain, et désire le bonheur des autres, peut être missionnaire » (EG, 272).

Comme un lent suicide

Nous ne sommes plus au temps où la mission exerçait un tel attrait sur les jeunes en formation qu’elle en devenait une sorte d’évasion, de fuite de leurs propres devoirs – l’étude et une certaine discipline de groupe. De nos jours, le sain attrait des jeunes pour l’apostolat est en effrayante diminution. Ceci provient probablement d’une tension entre des réalités jugées inconciliables : la dimension horizontale et la dimension verticale... De cette alternance de l’une à l’autre – d’une certaine tendance spiritualiste intimiste à un philanthropisme à l’égard des pauvres –, peuvent naître de dangereux excès. Nous devons donc, dans la formation, insister sur l’intégration de ces deux fondements essentiels de la vie consacrée, la contemplation et l’action, pour permettre au jeune d’apprendre à vivre sa propre intimité avec Dieu au cœur de l’action, et à se tenir devant Dieu au nom de ceux qui lui ont été confiés avec un cœur empli de compassion, tout comme Moïse, tout comme Jésus…

S’il est vrai qu’il y a, aujourd’hui, parmi les jeunes, une crise du sens de la mission, souvenons-nous que le jeune « s’il ne consacre pas du temps pour prier avec la Parole, […] sera un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans consistance » (EG, 151). Nous devons donc rappeler aux jeunes consacrés, toujours avec le pape François, que « Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide » (EG, 272).

[1Les chiffres entre parenthèses repris dans le texte font référence à l’Encyclique Evangelii Gaudium (= EG).

[2Voir Paul VI, Evangelii nuntiandi, 80 (= EN).

[3Ibidem.

[4Cf. M. Benasayag-G. Schmit, L’epoca delle passioni tristi, Milan 2004.

[5Discours du pape François aux catéchistes en pèlerinage à Rome à l’occasion de l’Année de la foi et du Congrès international des catéchistes, 27 septembre 2013.

[6Benoît XVI, Deus caritas est, 16.

[7Jean-Paul II, Novo Millennio ineunte, 52.

Mots-clés

Dans le même numéro