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Un moine rencontre les spiritualités de l’Asie

Le sillage de Thomas Merton (1915-1968)

Jacques Scheuer, s.j.

N°2015-2 Avril 2015

| P. 142-156 |

Après l’article biographique de D. Milroy ([« Thomas Merton, 1915-1968, et la quête du Père », Vs Cs 81, 2009-4, 294-301>288]), voici retracé, à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’itinéraire intérieur d’un pionnier dans l’exploration des spiritualités de l’Asie. Ce n’est que l’une des facettes de l’immense talent du célèbre trappiste, moine et écrivain tout ensemble, mais on peut y voir la source de cette influence qui marque toujours des multitudes de lecteurs.

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Considéré comme un des plus grands écrivains catholiques américains, probablement le plus célèbre d’entre eux, Thomas Merton est l’auteur de nombreux livres, de recueils de poèmes, d’innombrables articles. Il est aussi calligraphe, peintre, photographe. Il a en outre entretenu une correspondance considérable avec des personnes très diverses et dans de multiples domaines : critique littéraire, spiritualité, désarmement et paix (à l’époque de la Guerre froide puis du conflit vietnamien), droits de l’Homme, défense de la communauté noire américaine…

On a dès lors quelque peine à imaginer que cette riche personnalité, cet homme intensément présent dans de multiples réseaux de relations, était un moine trappiste vivant à l’écart des grands centres de la vie culturelle, académique ou politique. Et surtout, que cette existence si pleine fut brutalement interrompue par une mort accidentelle, à 53 ans, dans la force de l’âge, alors que de nouveaux et grands projets commençaient à se dessiner.

Thomas Merton, qui n’avait presque jamais quitté son abbaye du Kentucky, mourut à Bangkok, lors d’un congrès monastique axé sur le développement de rencontres et de relations de dialogue avec les traditions spirituelles et monastiques de l’Asie. De toutes les facettes de la vie et de l’œuvre, c’est la seule qui nous retiendra ici. À l’occasion du centenaire de sa naissance, il convient d’évoquer son rôle de pionnier dans l’exploration des traditions mystiques de l’Inde et de l’Extrême-Orient. S’inscrivant dans sa propre évolution spirituelle – bien plus que dans des recherches savantes – cette découverte le transformera en profondeur, avant de marquer bon nombre de visiteurs et de correspondants, puis de larges cercles de lecteurs, moines et laïcs, chrétiens et autres, de par le monde.

D’une enfance bousculée à l’austère joie de la Trappe

Thomas naît en 1915, dans les Pyrénées-Orientales, d’un père néo-zélandais et d’une mère américaine. Un couple d’artistes, une ambiance religieuse protestante, sans attache précise. Tôt orphelin de sa mère, le garçon connaîtra une enfance et une adolescence quelque peu bousculées, entre France, Angleterre et Amérique. Jeune étudiant universitaire à New York, des lectures sur la littérature du Moyen Âge lui découvrent des dimensions insoupçonnées du patrimoine chrétien. Dans le même temps, il côtoie un moine hindou et se perd dans des lectures sur le taoïsme chinois. Période de grande faim spirituelle mais aussi boulimie de lectures et activités débordantes où il risque de s’épuiser. C’est le moine hindou qui lui conseille de lire les Confessions d’Augustin et l’Imitation : « Quelle ironie de m’être spontanément tourné vers l’Orient, dans ma quête de mysticisme, comme s’il n’y avait rien, ou pas grand-chose, dans la tradition chrétienne ! Et maintenant, on m’engageait à me tourner vers la tradition chrétienne, vers saint Augustin, et c’était un moine hindou qui me le disait [1] ! »

Thomas demandera bientôt le baptême à l’Église catholique et, dans l’enthousiasme de la conversion, semble perdre de vue ces premiers contacts avec l’Orient. Attiré par la vie religieuse, après quelques tâtonnements, il choisit la vie austère de cistercien de la stricte observance : il entre à la trappe de Gethsemani, dans le Kentucky. Appel au silence et à la vie contemplative, mais sans que s’évanouisse sa vocation d’écrivain. Longtemps, Merton se sentira tiraillé : « Il y avait cette ombre, ce double, cet écrivain qui m’avait suivi au monastère. Il continue à me suivre… il monte parfois sur mes épaules. Je ne peux pas le perdre… Il se nomme toujours Thomas Merton. Est-ce un ennemi ? Il est soi disant mort ; mais il se tient sur le seuil de toutes mes prières, et me suit à l’église ; il s’agenouille avec moi derrière le pilier, ce Judas, et me chuchote à l’oreille [2] … » Ses supérieurs lui passent commande de petits livres d’histoire monastique et de spiritualité. Mais c’est un grand récit autobiographique, La Nuit privée d’étoiles, qui le rendra immensément célèbre : 600 000 exemplaires dans l’édition américaine !

Chargé de la formation des jeunes moines et des novices, Thomas explore l’ancienne tradition monastique chrétienne, les Pères de l’Église, les auteurs cisterciens médiévaux. Sa réputation étant faite, ses commentaires sur la spiritualité chrétienne trouvent de nombreux lecteurs.

Aller à l’essentiel de l’Orient

Il ne semble pas que Thomas ait, dans les dix premières années de sa vie monastique, manifesté un intérêt particulier pour d’autres sources d’enseignements spirituels. Un tel intérêt devait être assez exceptionnel dans les milieux catholiques et il est probable qu’une bibliothèque d’abbaye telle que Gethsemani n’offrait guère de ressources en ces domaines. Au cours des années 1950, toutefois, commencent à apparaître sous sa plume quelques allusions au yoga, puis au Zen. Ce qu’il cherchera de plus en plus du côté de l’Asie ne sera jamais simple curiosité de sa part ni pure érudition, mais nourriture spirituelle pour lui-même, approfondissement de sa propre vie contemplative, enfin ressources destinées à un large public occidental : chrétiens convaincus ou personnes situées à quelque distance déjà du patrimoine spirituel du christianisme.

Merton s’efforcera constamment d’aller à l’essentiel de ce que l’Orient peut offrir et de repenser tout cela en fonction des besoins et des aptitudes de lecteurs marqués par la culture du temps : on ne peut se contenter de simples « piqûres de yoga et de Zen » pour éveiller le monde moderne ou le guérir de la « conscience excessive de son moi [3] » (52-53). Si, vers la fin des années 1950, puis autour du concile de Vatican II, une certaine ouverture à l’égard des religions s’élargit progressivement dans les milieux chrétiens, Merton sait qu’il lui faut se frayer une voie semée d’obstacles. Il se montre également conscient des attentes et des limites de ses lecteurs. Les uns, plus classiques, sont portés à craindre et dénoncer toute dérive syncrétiste. D’autres, qui se veulent plus libres à l’égard des traditions, s’investissent par priorité dans les rapports de l’Église au monde moderne ; au tournant des années 1960, le courant « progressiste », dont Merton se sent par ailleurs proche, se veut « laïque, activiste, antimystique, social et révolutionnaire » : attentifs surtout aux réalités politiques et aux questions de société, de nombreux chrétiens délaissent les questions de spiritualité, voire critiquent durement toute forme de repli sur l’intériorité. Les uns comme les autres, le plus souvent fort mal informés, colportent des clichés simplistes à propos des religions orientales. Enfin, ceux qui préconisent un retour à la pureté du message biblique craignent qu’un recours à l’Asie ne les encombre d’un bagage philosophique et mystique comparable à celui de la civilisation grecque, dans les premiers siècles du christianisme.

Merton, quant à lui, estime que pour l’individu moderne, enfermé dans son autosuffisance, Dieu se réduit bien souvent à une idée, un objet mental. Il devient dès lors urgent de ranimer un autre type de conscience. Les traditions orientales peuvent aujourd’hui contribuer à élargir la perspective : selon leur conception, « le moi n’est pas son propre centre, et il ne décrit pas d’orbite autour de lui-même ; il est centré sur Dieu, unique centre de tous, qui est “partout et nulle part”, en lequel tous se rencontrent, de qui tous procèdent » (ZTN 47). Merton précise aussitôt que le mot « Dieu » inclut ici « ce que les philosophies religieuses non théistes conçoivent comme un Centre unique hypothétique de tous les êtres, ce que T.S. Eliot nommait “le point immobile du monde tournant”, mais que le bouddhisme, par exemple, ne se représente pas comme un “point”, mais comme le “Vide” (et le Vide ne se représente pas du tout, bien sûr) » (ZTN 46-47).

Sagesses de l’Inde et de la Chine

Si Thomas Merton, dans ses lectures, dans sa correspondance et même dans ses publications, fait preuve d’une large ouverture à toutes sortes de phénomènes religieux et de traditions spirituelles, ce sont surtout la sagesse chinoise du taoïsme et plus encore l’école Zen du bouddhisme qui retiendront longtemps son attention et inspireront sa propre vie intérieure. L’hindouisme est relativement peu présent, à l’exception de la figure de Gandhi, dont il retient le message de non-violence et en qui il reconnaît un modèle dans l’art de conjoindre vie contemplative et engagement dans la société. Pour Gandhi, observe Merton, la non-violence n’est pas un moyen d’action efficace, mais un fruit de l’expérience intérieure : « l’esprit de non-violence naquit en lui de l’accomplissement intérieur de l’unité spirituelle », il est « … le fruit de l’unité intérieure déjà réalisée [4] ».

Le taoïsme de l’Antiquité chinoise et en particulier les écrits de Tchouang-tseu (ou Zhuangzi) ont marqué Merton de manière plus profonde et durable, en dépit (ou à cause ?) de leur caractère mystérieux et déroutant pour le lecteur occidental – et peut-être pour tout lecteur. Merton, qui a longtemps ferraillé avec ses supérieurs pour obtenir de mener une vie semi-érémitique, reconnaît dans ce sage antique « un reclus chinois qui partage le climat et la paix de mon propre genre de solitude » (ZTN 147). S’il se plonge dans ces textes, c’est de manière gratuite, sans arrière-pensée ni calcul. Pas de subtilité apologétique dans laquelle « des lapins chrétiens sortiront par magie d’un chapeau taoïste », mais plutôt la découverte de quelque chose d’universel : « Un certain goût de la simplicité, de l’humilité, de l’effacement, du silence et, en général, un refus de prendre au sérieux l’agressivité, l’ambition, l’esbroufe et la suffisance que l’on doit déployer pour faire son chemin dans la société » (ZTN 147-148).

Merton est tenté de reconnaître dans l’idéal taoïste le « climat originel du paradis dans lequel il n’y avait aucune différenciation, dans lequel l’homme était absolument simple, inconscient de lui-même, vivait en paix avec lui-même, avec le Tao la [Voie] et avec toutes les autres créatures » (ZTN 162-3).

Mais sommes-nous encore dans le jardin d’Eden ? Retrouver cette simplicité première suppose désormais « une transformation totale, un changement de cœur que le christianisme appellerait une métanoïa [5] ». Comment reconnaître et accueillir en nous cette présence sans céder à une passivité trompeuse ? Et comment agir sans céder à l’agitation, au volontarisme ? L’art taoïste du « non-agir » est un chemin de crête, une merveille d’équilibre. Dans une lettre de 1961, Merton confiera : « J’oriente ma vie ou je permets qu’elle s’oriente dans la direction où je n’écrirai plus de livres, je n’écrirai rien qui ne s’écrive de soi-même, de façon non systématique, spontanée… rien qui ne se puisse écrire de la main droite sans que la main gauche le sache. J’ai 46 ans et le temps est venu… de commencer à détricoter le soi social extérieur, de le quitter pour entrer dans la joie de la vacuité [6] ».

Pères du désert et Patriarches Zen

À partir de la fin des années 1950, sinon plus tôt, c’est cependant le bouddhisme Zen qui retient davantage l’attention de Merton. Cette école, connue en Chine sous le nom de Chan, porte d’ailleurs la marque de profondes influences du taoïsme. Le voisinage de ce dernier, explique Merton, « transforma le bouddhisme indien hautement spéculatif en ce bouddhisme humoristique, iconoclaste et totalement pratique qui devait fleurir en Chine et au Japon dans les diverses écoles du Zen » (ZTN 149). Une rencontre se révéla décisive pour Merton. Ayant traduit et introduit un choix de sentences (« apophtegmes ») des Pères du désert, il note une « ressemblance remarquable » avec des anecdotes et des bouts de dialogue véhiculés par la tradition du Chan ou Zen. Il décide alors – nous sommes au printemps 1959 – d’envoyer une sélection de ces petits textes à D.T. Suzuki, un bouddhiste laïc japonais dont les livres ont beaucoup contribué à la découverte du Zen par l’Occident et dont un essai récent esquissait un parallèle avec Maître Eckhart.

La lettre de Thomas manifeste déjà une belle connaissance et fort probablement une pratique assidue de la méditation dans l’esprit du Zen, bien qu’il ne puisse vraiment s’expliquer là-dessus : « Tout ce que je sais, c’est que… je ressens un accord profond et intime. À chaque fois, à la lecture de vos pages, quelque chose en moi dit “C’est cela !” Ne me demandez pas ce que c’est. Je ne ressens aucun désir de l’expliquer à personne, ni de le justifier aux yeux de quiconque, ni de l’analyser pour moi-même. J’ai ma propre façon de marcher et, pour une raison ou une autre, où que j’aille, le Zen est là, en plein milieu. […] Je dirai simplement qu’il me semble que le Zen est l’atmosphère même des évangiles : les évangiles en sont pleins. C’est le climat qui convient à un moine, peu importe quelle sorte de moine. Si je ne pouvais respirer le Zen, je mourrais probablement d’asphyxie spirituelle. Mais je ne sais toujours pas ce que c’est. Peu importe. L’air non plus, je ne sais pas ce que c’est [7]. »

Si Thomas contacte Suzuki, alors âgé de 88 ans, c’est pour lui demander une préface à son recueil des Pères du désert. Le projet n’aboutira pas, les supérieurs de Merton estimant qu’il ne convient pas qu’un tel livre soit préfacé par un auteur non chrétien. Mais les deux hommes échangeront une correspondance qui contient des réflexions approfondies sur Zen et Christianisme : sous le titre « Sagesse et vacuité », elle paraîtra dans Zen, Tao et Nirvâna (pages 105 à 145). Il ne saurait être question de suivre ici le fil d’un échange dense, intense et parfois technique [8]. Sur quelques points, il apparaît que les correspondants ne se comprennent pas parfaitement ; sur d’autres, ils expriment des réserves ou des nuances. Dans l’ensemble cependant, par-delà les différences de culture et de doctrine, ils reconnaissent avec joie des convergences.

Vacuité bouddhique et pauvreté évangélique

Ainsi Suzuki esquisse-t-il un parallèle entre la vacuité bouddhique et la pauvreté évangélique, tel que celle-ci est interprétée en particulier dans le commentaire de Maître Eckhart sur la béatitude des pauvres en esprit : l’homme vraiment pauvre n’a besoin de rien, ne sait rien, n’a rien. S’émerveillant de ce qu’Eckhart définisse la pauvreté par le non-savoir, Suzuki s’interroge : comment faire entendre ce message à l’homme de la modernité industrielle, l’homme de l’accumulation des avoirs et des savoirs ? En d’autres termes, repris également par Merton, comment retrouver l’Innocence, le Paradis, « l’état dans lequel l’homme fut originellement créé pour vivre sur terre » ?

Merton, tout en évoquant à ce propos le thème patristique de la pureté du cœur, se demande cependant si la vacuité bouddhique est compatible avec le sens chrétien de la personne. Le Royaume, la résurrection, la nouvelle création : voilà ce qui lui semble manquer dans le bouddhisme. Dans sa réponse, Suzuki estime que « la vacuité du Père Merton, quand il emploie ce terme, ne va pas assez loin ni assez profond, je le crains ». Thomas conclut de son côté : « Il y a bien des différences de doctrine entre les deux religions, mais je suis profondément heureux de voir, dans ce dialogue avec D. Suzuki, que, grâce à ses intuitions pénétrantes de la pensée mystique occidentale, nous pouvons si aisément et si agréablement communiquer l’un avec l’autre au niveau le plus profond et le plus important. J’éprouve, en lui parlant, le sentiment de parler à un “concitoyen”, à quelqu’un qui… vit dans un climat spirituel commun » (ZTN 145).

En dépit de la richesse de cet échange, Merton se reprochera, une dizaine d’années plus tard, d’avoir trop sacrifié à une discussion théorique : « Toute tentative de traiter le Zen dans un langage théologique ne peut que faire passer à côté de la question. Si je laisse ces remarques à leur place, c’est à titre d’exemple, de façon à montrer comment il ne faut pas approcher le Zen » (ZTN 170). Dans sa préface à un livre de son ami chinois John Wu, Merton ira jusqu’à écrire : « On ne peut guère mettre le christianisme et le Zen côte à côte pour les comparer. Ce serait à peu près comme de vouloir comparer les mathématiques et le tennis » (ZTN 56). Deux registres distincts donc, entre lesquels il ne saurait y avoir de conflit. C’est que le Zen « n’enseigne rien », mais renvoie sans cesse à l’expérience directe du réel, de la vie. L’Occidental, le théologien chrétien, risquent de dériver de l’expérience vers l’explication, vers le commentaire bavard. Dans la mesure où une comparaison est possible, elle devrait porter sur deux expériences plutôt que deux théologies. Mais peut-on dissocier ces deux versants ? Un demi-siècle plus tard, le débat est toujours en cours…

Du point de vue du cheminement spirituel et des critères de son authenticité, Merton entend surtout rappeler « le paradoxe qui veut que, dès qu’il y a quelqu’un là pour avoir une expérience transcendante, l’“expérience” est faussée et devient en fait impossible » (ZTN 94). Le Zen est, « en un certain sens, “vide”. Mais il peut briller dans tel ou tel système, religieux ou irréligieux, tout comme la lumière peut briller dans un verre qui est bleu, vert, rouge ou jaune. Si le Zen a une préférence, ce serait pour un verre pur, sans couleur, du “simple verre” » (ZTN 26). Cette insistance sur la pratique et l’expérience, nous la retrouverons dans le voyage que Thomas entreprendra en Asie, sans que disparaissent pour autant les questionnements de nature plus doctrinale.

Les raisons d’un séjour en Asie

Durant un bon quart de siècle, Merton n’aura presque jamais quitté le périmètre de son abbaye. À partir de Vatican II, l’intérêt pour le dialogue interreligieux et… l’entrée en charge d’un nouvel abbé commencent à modifier la donne. Au fil des ans, Thomas, malgré le relatif isolement de son monastère, a pu se documenter et progresser dans la compréhension de traditions pour lesquelles les sources disponibles étaient souvent bien plus réduites qu’elles ne le sont aujourd’hui, un bon demi-siècle plus tard. Il s’est surtout plongé dans l’écoute silencieuse et la pratique de la contemplation. Il lui manque cependant le contact direct avec l’Orient, la visite de ses lieux saints et surtout la rencontre personnelle de moines et de maîtres spirituels asiatiques.

En 1964, une invitation lui parvient du Japon, à laquelle il ne lui sera pas permis de répondre. Trois ans plus tard, Dom Jean Leclercq, avec qui il entretient une correspondance fraternelle, lui annonce que l’A.I.M. (Aide à l’Implantation monastique) prépare un congrès à Bangkok : il y sera question surtout d’expérience spirituelle et de relations interreligieuses ; des religieux hindous et bouddhistes y prendront part ; Jean Leclercq a proposé d’inviter Merton à offrir sa contribution. Ce dernier reçoit par ailleurs une seconde invitation : un colloque interreligieux s’organise à Calcutta à l’initiative du Temple of Understanding. Le voyage serait également pour Thomas l’occasion de rendre visite et d’apporter son concours à des monastères de son ordre en plusieurs pays d’Asie. Il offrirait surtout la chance de rencontrer des personnalités religieuses de diverses traditions.

Après plusieurs ébauches de programme, l’essentiel du voyage, conçu comme un premier voyage, se déroulerait en Inde, plus précisément au contact des milieux bouddhistes tibétains : un domaine longtemps demeuré quasi inaccessible et encore largement inconnu de Merton, mais qui se révélera complémentaire de celui du Zen. Thomas pourra explorer plus à loisir, pour lui-même et éventuellement pour la formation des moines en Occident, les modes de transmission des enseignements et des pratiques monastiques. La relation de maître à disciple, si importante dans le monachisme chrétien ancien, mais peu vivante aujourd’hui, le préoccupe tout spécialement. Ne devrait-il pas lui-même se mettre en position de disciple afin de recueillir des enseignements qui ne sont pas du domaine public ?

Durant les mois qu’il passera en Asie, l’éloignement le protégera des sollicitations qui ne cessent d’affluer à Gethsemani, ce qui lui permettra de se consacrer totalement à sa quête. Dans une lettre circulaire il précise sobrement : « Je suis entièrement absorbé par ces rencontres monastiques et par l’étude et la prière qui sont nécessaires pour qu’elles portent leurs fruits. […] J’espère aussi ramener dans mon monastère un peu de la sagesse orientale avec laquelle j’ai la grande chance d’être en contact, mais j’avoue que je ne sais pas encore comment l’exprimer [9]. » Son Journal d’Asie enregistre cependant des attentes fortes. Dès le décollage, il s’affirme « certain de me trouver enfin sur la bonne voie après des années d’attente, de recherches, de perte de temps. Puissé-je ne pas revenir avant d’avoir résolu la grande question ! » La « grande question » ou « grande affaire » : c’est, en particulier dans le Zen, l’accès à l’Éveil. S’envolant vers l’Asie, Thomas ajoute ces mots empreints de mystère : « Je retourne chez moi, à la maison. Pourtant, je n’y suis jamais allé avec ce corps, je n’y ai jamais porté ce costume,… je n’y ai jamais traîné ces valises,… je n’y ai jamais lu ces livres… » (JA 18).

Apprendre de l’Asie, en Asie

À chaque étape, la réputation de Merton lui permet de rencontrer des personnalités significatives du monde culturel et religieux. Il s’efforce cependant d’échapper aux pièges du périple touristique ou du voyage de l’écrivain préoccupé de ramener la matière d’un bon livre. Conscient que ses hôtes risquent de ne pas percevoir clairement son véritable objectif, il se montre soucieux d’établir les échanges au niveau proprement spirituel qu’il souhaite.

Après une brève escale à Bangkok, Merton se rend à Calcutta pour le congrès interreligieux organisé par le Temple of Understanding. Intitulée « L’expérience monastique et le dialogue entre l’Orient et l’Occident », sa communication exprime bien l’esprit dans lequel il aborde son séjour asiatique. Entre traditions contemplatives, un « contact profond est réellement possible », un « dialogue en profondeur, à la racine même de l’expérience humaine et monastique ». S’il a quitté son monastère en Occident, ce n’est pas, précise Merton, « en tant qu’universitaire ni même en tant qu’écrivain (il se trouve que je suis les deux)…, mais comme un pèlerin désireux de boire à d’anciennes sources de sagesse et d’expérience monastiques. Je ne cherche pas seulement à en savoir davantage,… je cherche à devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminé » (JA 258-9).

L’objectif commande aussi la méthode. De tels échanges spirituels doivent se dérouler dans un contexte et un climat monastiques : « tranquillité, sobriété, pondération, respect, méditation et paix monacale. Je suis convaincu qu’une atmosphère “orientale” de patience et d’attente sans hâte doit prendre le pas sur la passion occidentale impatiente d’obtenir des résultats immédiats et visibles. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est primordial que des Occidentaux comme moi apprennent ce qu’ils peuvent de l’Asie, en Asie » (JA 259). Au-delà du partage de connaissances et de pratiques, au-delà même des différences doctrinales, une véritable communion peut s’établir « dans le silence d’une expérience ultime » que favorisent la rencontre et l’échange de paroles. Une telle communion ne représente pas un « syncrétisme facile ». Il faut au contraire « un respect scrupuleux des grandes divergences » : « À partir du moment où on ne se comprend plus ou que l’on n’est plus d’accord, il faut en prendre acte et s’arrêter là, sans entrer dans un débat inutile. Il existe des différences dont on ne peut discuter, et c’est une tentation inutile et insensée que d’essayer d’en débattre. Laissons-les telles quelles jusqu’à ce que la compréhension se soit élargie » (JA 263).

Tel est du moins le texte que Merton avait préparé. Sur place, improvisant peut-être, il ouvre des perspectives moins convenues. Devant cette assemblée monastique interreligieuse, il élargit considérablement la définition du « moine » : « Je parle d’une catégorie très étrange de personnes, qui se trouvent en marge de la société, parce que le moine dans le monde moderne n’est plus quelqu’un de bien établi, ayant une place reconnue dans la société. […] C’est un marginal qui se retire délibérément de la société dans l’intention d’approfondir l’expérience humaine fondamentale… Me voici donc parmi vous comme le porte-parole des hippies, des poètes, et de tous ceux qui explorent toutes sortes de voies » (JA, app. II, 251-252). Nous sommes en 1968. Merton, toujours prompt à humer l’air du temps, se contente-t-il de surfer sur la vague contestataire ? Sa réflexion porte bien plus loin et demeure actuelle : « Le marginal, le moine, le réfugié, le prisonnier, vivent tous dans la présence de la mort, qui questionne le sens de la vie. […] La tâche du moine, du marginal, du méditant ou du poète est d’aller au-delà de la mort dans cette vie même… afin de devenir un témoin de la vie » (JA 252).

Revenant alors sur le thème de la communion, il conclut : « Non que nous découvrions une nouvelle unité. Nous découvrons une unité antérieure, très ancienne. Mes chers frères, nous ne faisons déjà qu’un, même si nous imaginons qu’il en va autrement. Ce qu’il nous faut recouvrer, c’est notre unité originelle. Il nous faut devenir ce que nous sommes déjà » (JA 254).

Le sourire des Bouddhas de pierre

Les quelques semaines de son séjour indien sont marquées surtout par ses rencontres avec des bouddhistes tibétains. Il note d’emblée « une volonté, une énergie, un silence bien particuliers, et de l’humour aussi. Leur rire est merveilleux » (JA 72). À Dharamsala, il obtient une entrevue avec le Dalaï-lama, alors âgé de 33 ans. À la demande de ce dernier, elle sera suivie de deux autres. Le ton « assez professoral » cède bientôt à des échanges fraternels et cordiaux sur la vie monastique et la méditation. « J’en suis ressorti avec l’impression que nous étions devenus de très grands amis et que nous étions somme toute assez proches l’un de l’autre. Je ressens beaucoup de respect et une grande affection à son égard et je crois qu’il existe un véritable lien spirituel entre nous deux » (JA 138). De son côté, le Dalaï-lama écrira plus tard que Merton lui laissa pour la première fois l’impression qu’il pouvait y avoir dans le monde chrétien une vraie vie spirituelle : « Je vis en lui un homme mû en profondeur par le souci du monde, un homme qui croyait passionnément au pouvoir de la spiritualité de guérir les blessures de l’humanité, un homme animé par une quête spirituelle intense [10]. »

Dans le nord du Bengale, à la lisière du monde tibétain, Merton rencontre ensuite un certain Chatral, un yogi ou ascète laïc, qui lui fait forte impression. Chatral, après plus de trente ans de méditation en solitude, lui déclare n’avoir pas encore atteint au vide parfait. « J’ai répondu que c’était aussi mon cas. » Ils ont cependant l’un et l’autre le sentiment d’en être proches : Chatral estime que ce pourrait être dans leur prochaine vie ou même dans celle-ci. « Il était surpris de si bien s’entendre avec un chrétien. À un moment donné il a éclaté de rire en disant : “Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas !” » (JA 155-156). De son côté, Merton continue à s’interroger : devrait-il se faire le disciple d’un maître tibétain ? Chatral, dans ce cas, lui semble une personne adéquate. Mais il demeure indécis. Son avenir ne se dessine pas clairement.

Son bref passage au Sri Lanka, haut lieu du bouddhisme Theravâda, lui apporte-t-il une réponse ? Il ne nous appartient pas d’en décider. Mais il est incontestable que Merton y fait une expérience majeure. Visitant le site d’une ancienne capitale, Polonnaruwa, il tombe en arrêt devant de grands Bouddhas de pierre : « Alors vient le silence de ces extraordinaires visages. Ces grands sourires, gigantesques et cependant subtils, emplis de toutes les possibilités, exempts de doutes, omniscients, ne rejetant rien… » Ces sourires lui laissent l’impression d’une paix qui a traversé toutes les interrogations. « J’ai été submergé par une immense vague de soulagement et de reconnaissance lorsque j’ai vu l’évidence de la clarté des visages, la clarté et la fluidité des formes et des silhouettes… ». Il peine à préciser quelque peu la nature de son expérience : « Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a aucune perplexité, aucun problème, aucun “mystère”. Tous les problèmes sont résolus et tout est clair, simplement parce que ce qui importe est clair. […] Tout est vacuité et tout est compassion. Je ne me rappelle à aucun moment dans ma vie avoir ressenti un sentiment aussi profond de beauté et de force spirituelle, fondues dans une seule et même illumination esthétique » (JA 227).

« Ce qu’obscurément je recherchais »

Revenu à Bangkok pour le congrès monastique chrétien qui fut l’amorce de tout son programme, Merton appelle une fois encore à l’essentiel, par-delà les différences culturelles (Orient/Occident) et même religieuses. En bouddhisme comme en christianisme, le véritable monachisme est indéracinable parce qu’il est « inscrit dans un instinct du cœur humain et représente un charisme donné par Dieu ». L’ouverture aux grandes traditions orientales offre au chrétien « la chance extraordinaire d’apprendre quelque chose de plus sur les potentialités » de sa propre tradition. En conclusion de son exposé, il affirme sereinement : « La conjugaison des techniques naturelles, des grâces et de tout ce qui s’est manifesté en Asie avec la liberté chrétienne de l’Évangile devrait enfin tous nous conduire à cette pleine et transcendante liberté qui réside au-delà des différences culturelles, des apparences, et de tout ce qui n’est que du domaine de surface. Ce sera mon mot de la fin » (JA 289-290).

Ce seront en effet ses derniers mots. Rentré pour se reposer dans le petit pavillon mis à sa disposition, Thomas meurt probablement par électrocution dans la salle de bains. Ce qu’il notait quelques jours plus tôt, en écho à la visite à Polonnaruwa, peut servir, sinon de conclusion, du moins de point d’orgue : « Je sais et j’ai vu ce qu’obscurément je recherchais. Je ne sais ce qui me reste à trouver, mais à présent, j’ai vu à travers la surface, au-delà de l’ombre et du masque. Voilà l’Asie dans toute sa pureté… Elle est pure, limpide, complète. Tout est dit ; il n’y a rien à ajouter. Et parce qu’il n’y a rien à ajouter, elle peut se permettre de rester silencieuse… » (JA 227-228).

Au long de ce premier et dernier voyage, Thomas Merton, plus que le « dia-logue », a cherché l’émulation spirituelle, la rencontre de ceux qui pourraient l’éclairer et le soutenir dans son propre cheminement. Il semble osciller entre l’idée qu’une expérience identique se trouverait au cœur de toutes les spiritualités et la reconnaissance de différences peut-être irréductibles. De même, l’écrivain et le moine en lui demeurent-ils partagés entre langage et silence, entre communication et solitude. Cette vive tension, qui n’a cessé de l’habiter et de l’animer, ne serait-elle pas le don le plus précieux qu’il nous ait laissé ?

[1Th. Merton, La Nuit privée d’étoiles, Paris, Albin Michel, 1951, p. 163.

[2Ibid., p. 383.

[3Th. Merton, Zen, Tao et Nirvâna (cité ci-après ZTN), Paris, Fayard, 1970, pp. 52-53.

[4Th. Merton (éd.), Gandhi on Non-Violence, New York, New Directions, 1965, p. 6.

[5Th. Merton, Mystique et Zen, Paris, Cerf, 1972, p. 71.

[6Id., The Hidden Ground of Love, New York, Farrar, Straus, Giroux, 1985, p. 132.

[7Ibid., p. 561.

[8Un examen plus précis de ces textes et de quelques autres fait l’objet d’un petit livre à paraître aux éditions Lessius.

[9Th. Merton, Journal d’Asie (cité ci-après JA), Paris, Criterion, 1990, app. V, pp. 267 et 272.

[10Dalaï-lama, Towards the True Kinship of Faiths, Londres, Abacus, 2010, p. 9.

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