Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le nard

Pier Giordano Cabra, s.f.n.

N°2016-3 Juillet 2016

| P. 77-80 |

Sur un autre ton

L’alerte chroniste de plusieurs revues italiennes nous offre ce délicieux billet sur une plante de la Bible devenue célèbre depuis qu’une femme libéra pour Jésus les senteurs immémoriales de son parfum – en présage de la vie consacrée, qui embaume, dit la fin de Vita consecrata, toute la maison de l’Église.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Je suis une « plante herbacée » (c’est ainsi que l’on me classe dans les livres de botanique), poussant dans les bois et les prés, en haute montagne, à plus de 3500 mètres d’altitude, en Inde et au Tibet et prisée pour son huile aromatique que l’on utilisait dans la production de baumes et parfums de très grande valeur. Un luxe qu’une minorité seulement pouvait se permettre. Joyau de rois ou de ceux qui gravitaient autour d’eux. Joyau d’amants du luxe.

*

Dans le Cantique des cantiques, les amants se cherchent et s’attirent « sur les montagnes embaumées » (8,14), exhalant « le cypre, le nard et le safran ».

Ma première apparition dans la Bible est esquissée ainsi dans le Cantique : « Tandis que le roi est en son enclos, mon nard donne son parfum » (1,12). La narratrice est la jeune amoureuse qui utilise mon parfum comme une arme de séduction. On sait bien que quand on est amoureux, on ne regarde pas à la dépense, d’autant plus si l’être aimé est un roi, jeune et beau, séduisant par sa puissance.

Je suis donc associé à l’amour, à ses rêves, à ses arts, à ses gâchis. Mon parfum exalte ce climat magique que crée l’amour, qui transfigure la vie et qui est prémices et promesse de vie. Que peut-on rêver de mieux ?

*

Et pourtant la Bible me rend protagoniste de quelque chose de plus surprenant encore, qui indique jusqu’où peut aller l’amour : « Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum » (Jn 12,3). Un homme calculateur comme Judas fut scandalisé : « Dix mille euros jetés ainsi, en quelques secondes, ne pouvaient-ils pas être investis dans de bonnes œuvres ? Les femmes ne comprennent vraiment rien ! »

Et pourtant moi, le nard, habitué à bien d’autres contextes, je fus ému cette fois-là comme jamais auparavant.

Ce gaspillage était pour un roi, jeune, beau, « le plus beau des enfants des hommes » (Ps 44), un roi juste comme la Justice, sage comme la Sagesse, mais un roi vaincu par la haine mortelle de ses adversaires, pleins de rancœur.

Marie avait compris que ce roi était en train d’affronter la défaite, par amour pour tous les vaincus, il était sur le point de souffrir, par amour pour tous ceux qui souffrent, il parfumait le monde, nauséabond en raison de l’odeur infecte du mal, par le don de sa vie, un gâchis inutile aux yeux de l’homme, d’habitude incapable de tendre vers les sommets de l’amour, là où l’on peut croiser le regard du Maître de l’univers.

Comment ne pas lui en être reconnaissant, comment ne pas reconnaître la préciosité incalculable de cette vie brisée, comme un vase d’albâtre, qui aurait diffusé le nard venant des prairies du cosmos, parfumant pour toujours la demeure des êtres humains ?

Cette femme avait tout compris : « Qui offrirait toutes les richesses de sa maison pour acheter l’amour, ne recueillerait que mépris » (Ct 8,7). À cet instant, je me suis senti immortalisé, destiné non seulement à accompagner ces amours qui enivrent et se consument mais à parfumer aussi, et peut-être même surtout, l’amour qui se donne, qui s’oublie, qui sait souffrir, fidèle et constructif.

*

Comment peut-on goûter la vie, sous tous ses aspects, sans l’odeur de ce nard précieux, cultivé dans les jardins les plus élevés, ce parfum qui descend des hauteurs vertigineuses où il demeure, « l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles [1] » ?

[1Dante, La Divine Comédie, Le Paradis, Chant XXXIII

Mots-clés

Dans le même numéro