Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Femmes consacrées et abus sexuels

Anna Deodato

N°2016-4 Octobre 2016

| P. 43-58 |

Orientation

Des femmes consacrées abusées par leur entourage ecclésial, masculin ou féminin : un nouveau et douloureux dossier s’est courageusement ouvert en Italie. Deux livres récents, l’un préfacé par notre auteur (Giulia et le loup), l’autre écrit par elle (voir ci-après) ont été remis le 10 septembre dernier au Pape François, décidé à suivre la question. L’écoute exemplaire de ces victimes doit aussi être partagée dans le monde francophone.

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Je voudrais ressusciter de mes blessures [1]. Ainsi s’intitule le livre que j’ai dédié à la tragédie vécue par des femmes consacrées abusées sexuellement par des hommes ou des femmes d’Église. Un livre pour ressentir, et pas seulement pour savoir ou pour connaître. Et un livre qui vient de très loin. Il est le fruit de plusieurs années d’écoute et d’accompagnement de femmes consacrées qui ont subi un abus sexuel à différentes étapes de leur vie, quelques-unes d’abord, dans leur jeune âge, d’autres, après avoir fait le choix de la consécration, mais toutes de la part d’hommes et de femmes d’Église. Ces faits se sont passés en Italie, près de nos maisons, dans nos paroisses, dans les congrégations qui agissent et vivent près de nous.

Cet ouvrage vient de très loin également parce qu’il a interrogé et mis à l’épreuve ma conscience de femme consacrée ainsi que celle de tous ceux, qui, avec nous, cherchent à redonner vie et espérance à ces existences si profondément marquées par la souffrance. Ce livre renferme un grand nombre d’aspirations et de luttes intérieures que nous retrouvons dans tous ses chapitres : le souhait de livrer un témoignage de la force vitale de ces sœurs, de dénoncer ce qui se passe, de secouer nos consciences de façon à ne pas pactiser avec le mal et à donner visibilité et voix aux blessures infligées.

Il souhaite également se poser comme un instrument utile pour nous aider à écouter avec respect et passion intérieure les histoires de vie que nous allons lire, afin de percevoir ne serait-ce qu’un pan du mystère de la personne mise à si dure épreuve. Pour y parvenir, il nous faut adopter un style intérieur d’écoute et de participation afin que, à travers les témoignages directs qui en constituent la trame, nous nous laissions pénétrer non seulement par la souffrance mais aussi par la force de vie qui se dégage de ces histoires.

Ce livre se pose aussi comme un outil offert à tous ceux qui travaillent dans le domaine des relations d’aide en tant que psychothérapeutes, thérapeutes du corps, accompagnateurs, directeurs spirituels. En effet, cet ouvrage propose des pistes de réflexion, des modalités de rencontre et d’accompagnement ; il présente les diverses phases aussi bien du parcours des rencontres que du contenu qui en découle ; le but étant l’intégration des différents niveaux atteints par l’abus : physique, psychique, spirituel. Par le biais du récit des victimes, exprimé à la première personne, et grâce à la description du chemin parcouru, le lecteur entre en contact avec la complexité des nombreux facteurs qui contribuent à infliger des blessures et à créer des situations de profonde douleur et de solitude désespérée. Dans la relation entre l’abuseur et sa victime, l’on perçoit l’enchevêtrement dramatique des dynamiques interpersonnelles, émotives, sexuelles et religieuses. Lire un livre de ce genre veut dire accepter d’affronter une dure épreuve : il faut du courage pour y parvenir. Cet ouvrage attire et repousse à la fois, en même temps qu’il déchaîne une lutte intérieure.

Pourquoi le lire ?

La réalité de l’abus sur la femme consacrée est une zone grise. C’est une réalité tragique sur laquelle pèse un silence qui ouvre un grand nombre de questions. C’est un drame qui n’a pas encore trouvé sa place ni sa reconnaissance : il n’a ni visibilité, ni voix. Il a lieu. On pactise : par peur ? par convenance ? Nous ne le savons pas. Cette blessure dans le cœur de l’Église existe et c’est une blessure qui saigne. Ces femmes, et d’autres encore, qui ont réussi à refaire surface et rebondir dans la vie, offrent le témoignage de la force de la Pâque qui se renouvelle dans des vies durement mises à l’épreuve et accablées par la haine qui les a « tuées ». En effet, c’est une blessure qui nous interroge et nous devons avoir l’humilité et la liberté intérieure de nous laisser interroger ! En tant qu’Église, nous ne pouvons ni nous taire, ni nous soustraire au cri des innocents et nous devons tous nous engager à élaborer pour eux et avec eux des parcours de vérité, de justice et de rédemption.

Une lutte pour la vie

Descendre aux enfers pour chercher la lumière de la Résurrection

Dans le titre du livre est contenu l’horizon du chemin pénible que je décris. Quand nous accompagnons des personnes qui ont subi un traumatisme comme celui de l’abus, nous devons être intérieurement disponibles pour franchir les ténèbres avec elles. Chaque souvenir qui refait surface est un cri de désespoir [2] , un horizon de vie qui se ferme, un vide qui engloutit même les ressources enracinées dans les profondeurs de l’être humain. C’est une vraie descente aux enfers qui inclut tous les niveaux de l’expérience de la souffrance jusqu’au corps, témoin qui n’oublie pas et qui raconte.

« L’abus sexuel est une blessure qui se transforme en une profonde déchirure dans la structure même de la personne. L’on se trouve souvent face à une perte traumatique de conscience et de compréhension profonde de ce qui est réellement arrivé. La personne se rappelle quelque chose, mais ne parvient pas à se souvenir des détails les plus cruels qui, en revanche, restent nets dans la mémoire du corps, et qui, pour cette raison, trouvent le moyen de se manifester à travers un certain nombre de symptômes corporels : des peurs immotivées et tirées du domaine de la réalité, des maladies chroniques difficiles à diagnostiquer et à soigner, des sensations de souffrance envahissante et persistante ; autant de symptômes qui, souvent, révèlent la déconnection entre la sensation corporelle et l’état de la mémoire cognitive [3] ». La colère et l’isolement dans lesquels le traumatisme enferme la victime se répercutent sur les rapports personnels et institutionnels. Les émotions les plus violentes siègent dans le vécu émotionnel : la peur, la honte, le sentiment de culpabilité, qui poussent la victime à douter d’elle-même, à éprouver une grande colère contre elle-même [4] . Une confusion qui alimente le refoulement et qui trouble même le domaine cognitif et évaluatif, de telle sorte qu’il devient difficile de se séparer du mal subi.

« Je ressens le mal que j’ai subi, comme si j’étais tout ce mal et rien d’autre. Je ne sais pas ce que je dois te dire de moi. En ce moment il me semble que je n’ai plus d’histoire et plus d’avenir ». « Même maintenant avec toi, je n’arrive pas à verbaliser quoi que ce soit. Seules les larmes coulent et je voudrais mourir. Je me sens ridicule. Comme quelque chose qui est sur le point de s’achever. Ou peut-être suis-je déjà morte. Je sais que c’est moi qui pose problème et que les choses que je fais sont toutes compliquées, ratées, absurdes. Cela passera peut-être, j’arriverai à en parler, je ne sais pas. Je ne sais plus rien. J’ai en moi un grand chaos. Je n’arrive pas à ajouter autre chose... ». « Après, tu te sens seulement sale et tu as envie de te laver, mais au-dedans de toi, tu n’as plus rien. Tu sens toujours la violence au-dedans de toi, et au-dedans le dégoût te reste. Une serpillère passée sur un sol dégueulasse. Je me sens cela. Je me sens comme ça » (Des victimes).

Le deuil relationnel et affectif comme expérience de la perte d’horizon de sa propre vie, tragiquement interrompue par une expérience de mort, étant donné que l’abus est perçu au fin fond de soi-même comme le danger potentiel d’être tuée. Ce deuil est alimenté par la mémoire continue de la violence subie, souvent réitérée sous d’autres formes, ainsi que par ses conséquences : le sentiment profond de solitude, de fatigue et d’angoisse [5] .

Le deuil spirituel

La violence sexuelle qui entre brutalement dans le corps de la femme déchire aussi son cœur. Lorsque le souvenir de ce qui a été enduré resurgit de l’inconscient dans lequel il a été cloîtré, la victime commence à parcourir un long chemin de réélaboration : sa conscience s’interroge pour comprendre non seulement ce qui est arrivé, mais aussi pourquoi cela est arrivé et qui l’a permis. C’est une lutte qui se tourne même vers Dieu, pour invoquer une lumière en mesure de restituer un sens et une valeur à la vie. L’abus sexuel commis par des hommes et des femmes d’Église porte en soi le vécu tragique du désarroi, de la colère, de l’égarement. La foi est blessée et l’on s’enfonce dans un conflit intérieur profond [6] . On s’éloigne de l’Église, on lutte contre sa propre conscience, on en arrive à haïr le monde ecclésial dans ses rites et ses silences complices. Le mal fait mal. Il produit encore plus de mal. Nous ne devons jamais l’oublier. Il s’agit aussi d’accompagner ce temps avec attention, en permettant de faire le deuil de la vie qui a été interrompue. Celui qui accompagne est appelé à participer à la lutte, en la soutenant et en l’encourageant dans l’attente et la certitude que, dans le dialogue profond avec Dieu, avec sa Parole, chaque vie blessée trouve sa consolation et sa rédemption.

« Je me suis souvenue du verset du psaume qui dit : “Voilà ce qui me console dans la misère : ta parole me fait vivre”. Et j’ai pensé que j’ai perdu toute espérance, mais je cherche cette consolation comme l’air pour vivre, et la prière qui puise dans la Parole est vitale pour moi. Il fut un temps de ma vie, avant d’entrer dans l’Institut, où je ressentais très fort le besoin de lire la Bible, je la dévorais, je me sentais vraiment affamée de la Parole, même quand je l’écoutais durant la messe, j’étais très attentive, absorbée, je ne voulais rien perdre. Et maintenant, je me retrouve dans ce silence, ce vide, ce rien, cette colère... Je cherche une Parole qui me redonne la vie. Parfois je crains d’être en colère contre Dieu. Je ne sais pas. Maintenant je ressens seulement l’angoisse. Qu’est-ce qui est en train de se réveiller en moi ? Je ne sais pas » (Une victime).

Passer par l’exode de la foi

Lorsque, dans le parcours de réélaboration, les faits et les personnes peuvent être identifiées correctement, la réalité s’impose dans toute sa dureté : celui qui a abusé de moi est la personne à laquelle j’avais donné ma confiance et ouvert ma conscience, celui qui célébrait la messe, celle qui m’a accueillie dans la communauté et me parlait des valeurs religieuses. On ne peut éviter la question tragique : comment puis-je encore croire dans l’Église, dans les prêtres, dans les sœurs ? En ceux qui, au lieu de me parler de Jésus et de l’Évangile, m’ont usée et abusée ?

Je tiens à redire à tous ceux qui nous lisent ou qui pourraient entrer en contact avec des personnes qui ont enduré ce genre de souffrance, que le mal fait mal. Il ne permet pas d’instaurer une distance de sécurité si ce n’est au prix de la collusion. Même celui qui accompagne doit faire face, en son sein, à la lutte de la foi. Il ne faut rien mystifier. L’on vit une grande impuissance et une profonde colère parce que le scandale infligé aux petits blesse toute l’Église. C’est une plaie ouverte dans le corps de Jésus. On entre dans un temps d’exode, on s’éloigne de tout ce qui parle de Dieu, de foi, d’Évangile et ce temps doit être absolument respecté en celle que nous accompagnons et, parfois, en nous-mêmes aussi. On ne peut que passer par là pour repartir dans la foi. Ce n’est pas un problème moral mais un passage pascal.

Celui qui accompagne est appelé à passer par une nouvelle évangélisation du cœur et de la vie. Compatir avec ceux qui ont subi de graves injustices est toujours une occasion de conversion pour mûrir dans la foi et grandir en humanité [7] .

Autoriser la douleur : toi, me crois-tu ?

Toute victime demande une écoute profonde qui sache soutenir la vérité de sa souffrance. La douleur, si elle est intensément écoutée et recueillie, est la parole à partir de laquelle on peut repartir sur le chemin du rachat de la vie.

La peur de ne pas être crue est l’élément central du clivage de la confiance. L’angoisse d’être de nouveau raillée, jugée, est terrible et pèse lourd comme du plomb. Octroyer de la crédibilité : voilà la porte d’entrée permettant d’accéder à toute réélaboration. C’est la condition essentielle pour que la relation soit vraiment thérapeutique, c’est-à-dire capable de soutenir et de promouvoir le nouveau chemin que l’on désire entamer, pour soigner le cœur et le corps, la mémoire d’hier et de demain que l’on essaye de reconstruire.

« Je m’excuse si je vous écris pour ce que je vais dire, mais j’avais trop honte de le dire de vive voix. Je ne nie pas que je me sens très bien avec vous, je me suis sentie à l’aise même si les paroles peinaient à venir. Je préfère clarifier tout de suite une chose qui, pour moi, est très importante. Si vous pensez que ce que je vous dirai n’est pas vrai, je vous prie d’avoir la gentillesse de me le dire tout de suite, parce que je n’ai plus la force de supporter une autre porte qui me claque au nez. Tant de fois, déjà, je me suis sentie coupable pour un péché que peut-être je n’ai pas commis, moi. Je dis peut-être parce que je ne sais que penser de ce qui m’est arrivé. Je repense à la façon dont XY me traitait dans la confession, à la façon dont je le recherchais, à ce que je disais. Je me tourmente avec ces questions. Mais ce dont j’ai le plus peur, c’est d’être prise pour quelqu’un qui s’est mise toute seule dans le pétrin. Ou encore, d’être prise pour une folle. Si vous avez des doutes sur moi, dites-le moi. Je vous remercierai de toutes les façons parce que vous m’avez consacré du temps, mais je préférerais alors m’en aller » (Une victime).

C’est lorsque j’accorde ma crédibilité à la personne que j’ai en face de moi que s’accomplit petit à petit une opération complexe dans les profondeurs : on donne la permission à la souffrance endurée de sortir de l’ombre et de la mort, on permet à la mémoire de rejaillir du silence dans lequel la dissociation l’a cloîtrée, on recompose ce qui est arrivé et on cherche finalement à lui donner un nom. C’est la nouvelle relation qui « autorise » l’intériorité à se libérer du poids qu’elle renferme.

La relation thérapeutique est lieu, temps, espace, contact, respect

Cette confiance qui advient au sein de la relation thérapeutique offre un socle sûr pour traverser même les vécus les plus tragiques et potentiellement déstabilisants. La personne peut progressivement faire l’expérience du fait que le bien qu’elle vit actuellement est plus fort que le mal qu’elle a subi dans le passé et percevoir que sa vie n’est pas uniquement accablée par le mal. La relation est lieu, espace, contact, respect. La perception du vécu de sécurité et de stabilité de la présence peut soutenir la victime et lui permettre de comparer intérieurement le vécu actuel fait de sécurité, avec celui du passé, fait d’impuissance à l’égard de la violence.

Arrimée à cette ancre affective, alors que je perçois la présence de quelqu’un de plus fort que moi, qui n’est pas violent, mais qui, au contraire, est capable d’une vraie tendresse qui m’entoure, je laisse les émotions sortir avec toute leur violence et leur rage. Je sens que l’autre n’a pas peur de ma terreur et qu’il peut contenir la colère la plus féroce qui habite en moi. Je perçois surtout qu’il peut préserver mon intégrité, et que si je laisse tout sortir, je ne m’écroulerai pas en mille morceaux, je ne me dissoudrai pas, je ne mourrai pas. Dans le cas de l’abus, il est difficile d’établir quelle émotion est la plus centrale, quelle est la plus profonde ou la plus dévastatrice, quelle est la plus dangereuse pour l’intégrité de la personne. Chaque émotion en elle-même est un noyau dense et concentré de mémoire douloureuse, qui s’associe à d’infinies perceptions corporelles et à un imaginaire moral car dans en chaque acte d’abus, ce n’est pas seulement le corps de la femme qui est violé, mais c’est aussi son cœur qui est profané [8] .

La dynamique de l’abus

L’abus fait avant tout partie d’une vaste dynamique de pouvoir, de suprématie, de domination et de subordination envers une ou plusieurs personnes qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité existentielle et de dépendance. Cela peut être en raison de l’âge, des circonstances de la vie, ou de besoins affectifs personnels. Celui qui abuse choisit sa victime et se met d’abord en sécurité à travers un système de jeux de pouvoir dans lequel la manipulation affective et la réorganisation, tout à la fois subtile et perverse, de la réalité quotidienne de la victime, jouent un rôle central. L’abus sexuel vient de loin, il est préparé et précédé par un ensemble d’actes d’abus de pouvoir. Toujours. La manipulation conduit la victime à l’isolement, ce qui crée une barrière entre elle et le monde si bien que celui qui abuse acquiert une place centrale dans la vie de la victime. Cette mise en place de la manipulation, aussi sournoise que tragiquement efficace, pousse la personne à faire confiance uniquement à « un seul être », à se livrer, à se raconter.

Celui qui abuse sexuellement a quasiment toujours déjà abusé de l’intimité : son pouvoir ronge avidement la personne qu’il a en face de lui, en l’utilisant à des fins qui non seulement ne la respectent pas, mais qui vont jusqu’à l’humilier. Les victimes parlent souvent de confusion émotive :

« Sans trop d’effort il avait obtenu ce qu’il voulait, tandis que j’étais désarmée, confuse et incapable de mettre une limite à son emprise et à ses griffes. J’avais profondément honte et en même temps, cela me faisait terriblement plaisir. Je ne savais pas porter un jugement sur ce que nous faisions, au fond il était toujours mon père spirituel, il devait savoir mieux que moi si une chose pouvait se faire sans tomber dans le péché. Cette maudite confusion ne m’abandonnait jamais ! » (Une victime).

Alimentée par l’ensemble des vécus dissociés par la distorsion d’une relation qui se transforme en passant d’une relation de sécurité et de confiance à une relation violente, cette confusion émotive est précisément comme une cage qui emprisonne toute possibilité de réaction, de réflexion, d’action, de décision et devient une force d’éloignement pour se soustraire à ce qui arrive. L’humiliation, la honte, la peur, le sentiment de culpabilité qui fait imaginer avoir fait quelque chose de mal, sont des émotions potentiellement dangereuses pour l’intégrité même de la personne.

La vigilance nécessaire sur nous-mêmes

Un mot pour les formateurs et les accompagnateurs

Plus nous avançons et nous connaissons cette dynamique propre de l’abus, plus nous comprenons combien il est absolument nécessaire de veiller sur nous-mêmes, car nous vivons, de façon différente, des relations de soin et d’accompagnement des personnes les plus faibles. Savoir reconnaître notre pouvoir est déjà un acte de prévention. Le mal fait très mal et il a le pouvoir de tromper même celui qui accompagne.

Nous ne devons jamais l’oublier. Nous ne devons pas faire semblant ni nous croire capables d’être supérieurs à ces infiltrations démoniaques. Nous ne devons pas non plus être naïfs et aborder seuls des situations qui – inévitablement – nous entraînent nous aussi dans des dynamiques très complexes qui écrasent nos propres vécus émotionnels et qui risquent de bouleverser nos propres capacités réflexives et cognitives. Accompagner des personnes aussi gravement humiliées et blessées requiert beaucoup d’humilité.

Cela nous engage, d’une part, à assumer avec réalisme le fait objectif que le traumatisme, au moment où il est affronté, se révèle avec toute sa force contagieuse ; d’autre part, à assumer avec maturité notre réalité humaine et nos compétences, de façon à ne pas nous charger d’une tâche qui dépasse nos capacités ou la mesure de ce que nous pouvons porter, car cela mettrait aussi en danger la personne qui demande de l’aide.

À notre tour, nous sommes nous aussi potentiellement exposés à la tentation du pouvoir, car celui qui demande de l’aide est en état d’infériorité, de vulnérabilité et de dépendance. Cela, force est de le reconnaître, peut éveiller en nous l’âme d’un sauveur ou d’une sauveuse...

La tentation de la toute-puissance nous guette à chaque instant sous différentes formes : comme ambition de surmonter notre humiliation, comme tentation de la démesure pour alimenter notre narcissisme, comme compensation de nos insécurités et de nos vides intérieurs pour combler nos besoins affectifs.

Un réseau de soutien

Pour toutes ces raisons, il est très important de disposer d’un réseau de soutien où la personne puisse se rapporter aux autres. Je pense à la supervision, à la possibilité de bénéficier d’une équipe médicale de support et de référence : psychiatre, gynécologue, médecin généraliste, thérapeutes corporels et kinésithérapeutes spécialisés dans la réélaboration des traumatismes, prêtres capables d’accueillir, d’assurer la confidentialité et une proximité équilibrée.

Le travail personnel de supervision que celui qui accompagne doit accomplir est tout aussi important pour pouvoir continuer la relation d’aide à l’égard de la personne qui a subi un abus. Pour éviter que la charge de travail soit excessivement lourde, il est essentiel de faire attention au rythme de travail, au temps consacré à la tâche, mais aussi aux contenus traumatiques qui sont inévitablement assimilés et qu’il faut pouvoir métaboliser d’une façon ou d’une autre.

Certes nous le faisons pour nous-mêmes, mais aussi et surtout pour ceux qui ont voulu se confier à nous.

Un parcours de réélaboration de l’abus, tel que nous l’avons vu, comporte une descente dans les abîmes de la souffrance pour trouver ensuite la force de rebondir dans la vie. Ce passage, nous l’accomplissons nous aussi avec ceux qui ont confiance en notre force et dans la fidélité au lien qui se crée : un lien qui nous engage tous les deux. Nous ne devons pas oublier que, sur ce parcours, nous sommes appelés à frayer un chemin, à supporter, à soutenir, et donc à trouver les moyens et les conditions nécessaires pour disposer des énergies vitales indispensables, sans oublier la complexité et la durée qu’il faut prévoir pour parcourir ce chemin ensemble. Un voyage dans la vie que nous accomplissons avec ces personnes et jamais sans elles.

« Parfois je pense que tu crois en moi plus que je ne crois moi-même en moi. Alors je me dis : regarde derrière toi, tu vois combien de chemin tu as parcouru ? Combien de peurs tu as dépassées ? Combien de solitude a disparu ? Et j’entends ta voix qui dit : n’aie pas peur ! C’est une lutte, mais finalement une lutte pour la vie. Je me suis redécouverte tenace comme quand j’étais petite et que j’attendais que tout soit plus calme pour me mettre à jouer, combien de fois ai-je attendu ! Peut-être que toutes ces paroles sont difficiles à comprendre, mais je sens une force que j’ai en moi, même dans mon bazar et que le passé est passé. C’est passé ! Je peux lâcher la prise. Ou de toutes les façons, tôt ou tard, c’est elle qui me lâchera. Cela m’a fait du bien de t’écrire, je t’aime, je le dis avec gratitude ! » (Une victime).

Transformer la souffrance

À la fin, on reste inévitablement marqué. Il est temps de ne plus poser le regard ailleurs

Peut-on transformer la souffrance ? Existe-t-il des voies de rachat ? De libération ? Comment vaincre le mal par le bien ? Où trouver les ressources nécessaires ? Que suis-je appelée à faire et comment aider cette personne à retrouver sa respectabilité et à revenir à la vie ?

Voilà des questions, qui, non sans souffrance, m’ont accompagnée et m’accompagnent chaque fois que je rencontre une victime de violence, d’abus de pouvoir, humiliée et trahie.

Je ne cache pas que tous ces tourments et la lutte de la foi, m’ont poussée à interroger Dieu : où es-tu ? Ou étais-tu quand cette femme était abusée par son confesseur, par le prêtre de son oratoire, par le fondateur ou la fondatrice de sa congrégation, par sa sœur en religion ? Que me demandes-tu dans cette écoute ? Pourquoi me mettre, moi aussi, à l’épreuve ?

L’Église ne peut pas et ne doit plus se tenir loin du drame de ces femmes, de trop de femmes qui attendent une parole qui les aide à recouvrer leur dignité et à récupérer l’estime à l’égard du corps de l’Église.

Je crois que la souffrance est transformée quand dans la vie de la victime jaillit l’espérance : celle-ci est œuvre de justice et de paix.

« Ciao ! Je suis tombée par hasard sur cette vidéo dont les paroles m’émeuvent jusqu’aux larmes quand je les lis et les écoute. Elle a pour titre : “C’est quand l’amour embrasse la douleur que jaillit le pardon”. Je perçois ici le résumé du chemin que j’ai parcouru au fil de toutes ces années. Tant d’années. Dans l’obscurité et dans la lumière. Je sais que tu sais. Que tu connais et que tu participes. Je sais que tu ressens avec moi, que tu n’es pas moi, que tu m’as rendue à moi-même. Lentement. Progressivement, avec patience et force. C’est pour cela que je partage avec toi ces larmes. Même ces larmes ! » (Une victime).

Je suis convaincue que cette réalité tragique a besoin d’être mise en lumière ; il faut reconnaître que le fait de savoir ce qui arrive nous engage tous, individuellement et comme corps ecclésial, à une révision de vie et à un renouvellement de nos consciences.

Je suis convaincue que nous sommes tous appelés à vaincre et surmonter cette loi du silence qui nous pousse à nous taire, à tourner la tête de l’autre côté, à changer de chemin lorsque nous rencontrons quelqu’un qui souffre. Ainsi, nous serons moralement contraints de ne plus taire cette injustice et cette prévarication sur la femme consacrée... sur la femme en général ! Qu’il ne nous arrive pas d’être en quelque sorte complices du mal !

Dans Evangelii gaudium, au n° 270, le Pape François écrit :

« Parfois, nous sommes tentés d’être des chrétiens qui se maintiennent à une prudente distance des plaies du Seigneur. Pourtant, Jésus veut que nous touchions la misère humaine, la chair souffrante des autres. Il attend que nous renoncions à chercher ces abris personnels ou communautaires qui nous permettent de nous garder distants du cœur des drames humains... »

Ne nous cachons pas dans ces abris car, ce faisant, nous perdrions la possibilité de croître en humanité et notre appartenance à l’Église serait trop lointaine.

*

La lecture, ou mieux encore, l’écoute du livre mentionné au début nous conduit des ténèbres à la lumière. Toute lumière, même la plus fragile, porte la trace d’une vie qui rebondit. Malheureusement les situations n’aboutiront pas toutes à une solution et à une stabilité. Cependant, il faut faire en sorte que, pour chaque victime, l’on identifie le meilleur pas concret à franchir pour qu’elle puisse atteindre le plus grand bien possible pour elle.

Il faut lutter pour faire place aux désirs mais aussi aux rêves. Il est – toujours – important de miser sur la vie, de faire confiance à la vie qui est en mesure de vaincre la mort.

Savoir que cette blessure existe et que c’est une blessure qui saigne, et avoir confiance dans les ressources que chaque personne possède pour chercher avec ténacité la lumière, c’est livrer le témoignage de notre foi et de notre solidarité humaine. Le fait de toucher les blessures de la douleur laisse toujours une trace.

Ces femmes qui ont accepté de me montrer leurs blessures ont profondément marqué ma vie. Aujourd’hui, je ressens le besoin de les remercier du don qu’elles m’ont fait en partageant avec moi non seulement leur cri de douleur, mais aussi leur espérance tenace. C’est avec une profonde émotion que je peux en témoigner.

« Alors que nous attendons l’ouverture de l’Année jubilaire de la Miséricorde, votre présence – généreuse, malgré la colère et la souffrance que vous avez subies – nous révèle le cœur miséricordieux de Jésus Christ. Vos histoires de victimes, toutes uniques et bouleversantes, sont le signe puissant de l’espérance qui découle de la promesse du Seigneur qui sera toujours avec nous, toujours [9] ».

[1A. Deodato, Vorrei risorgere dalle mie ferrite. Donne consacrate e abusi sessuali, Bologne, EDB, 2016. Ce livre n’est pas encore traduit en français.

[2« Je pleure ma virginité que je n’ai plus. Laisse-moi pleurer. Je divague intérieurement. Je ne suis plus personne. J’ai perdu ce que je croyais à moi pour toujours. Je suis désespérée. Il ne me reste que cette honte. Je ne sais pas ce que je ferai de mon avenir. Qu’en sera-t-il de ma vie ? Que m’ont-ils fait ! » (Une victime).

[3A. Deodato, op. cit., p. 72.

[4« La honte que je vis est dure comme un roc en moi. Elle ne passe pas ». « Je me sens sale, je suis dégoûtante, je me sens humiliée, je suis quelque chose de laid, je me sens méchante » (Des victimes).

[5« Avec la lucidité dont je dispose aujourd’hui, j’ai essayé de recueillir ce que j’ai vécu et ce qui nous arrivait. Maintenant je le vois comme un ensemble de choses qui m’ont progressivement ôté la capacité d’être consciente. Je suis très triste pour moi-même, mais aussi pour d’autres personnes… Ils nous isolaient en nous mettant les unes contre les autres… » (Des victimes).

[6« La marque laissée par les actes sexuels sur les personnes est multiple. Les cas de comportement sexuel désordonné enseignent aussi que les conséquences des contacts sexuels sur les personnes sont très profondes et néfastes. Celles-ci peuvent bloquer le développement normal de la personne, causer des dépressions, des désordres post-traumatiques, la perte de l’estime de soi et, chose encore plus tragique, la perte de la foi » (C. J. Scicluna, « Dalla verità, la giustizia e la misericordia », dans Il Regno 5, 2014, p. 133).

[7« Chaque fois que nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu » (Pape François, Evangelii gaudium, n° 272).

[8« Il est nécessaire de trouver quelqu’un à qui on peut suffisamment faire confiance pour se faire accompagner, quelqu’un qui puisse étreindre en sécurité nos vécus et nous aider à nous mettre à l’écoute des messages douloureux de notre cerveau émotif. Il faut un guide qui n’aie pas peur de notre terreur et qui puisse contenir la colère la plus féroce, quelqu’un qui puisse sauvegarder notre intégrité tandis que nous explorons les expériences fragmentées que pendant longtemps nous avons cachées, même à nos yeux. La plupart des individus traumatisés a besoin d’une ancre et d’un dur entraînement pour faire ce travail » (B. Van der Kolk, Il corpo accusa il colpo. Mente, corpo, cervello nell’elaborazione delle memorie traumatiche, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2015, p. 242).

[9Pape François, Discours aux victimes d’abus sexuels, Philadelphie, 27 septembre 2015

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