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Mgr Christoph Schönborn

Christoph Schönborn

N°2017-1 Janvier 2017

| P. 3-14 |

Rencontre

Grande voix parmi les cardinaux, le père Christoph Schönborn, dominicain, archevêque de Vienne, proche du Pape François, est aussi l’une des personnalités européennes les plus attentives à tout ce qui surgit ou reprend cœur dans l’Église du Christ. Nous avons eu la joie de rencontrer l’intrépide pasteur théologien.

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Vs Cs • Éminence, 1945 vous a vu naître en Tchécoslovaquie au sein d’une vieille famille d’origine allemande, et vous avez vécu votre jeunesse en Autriche, avant d’entrer chez les Dominicains. Votre formation passe par Bonn, Paris, Vienne, et vous enseignez longtemps à Fribourg (Suisse). Jean-Paul II vous a nommé évêque auxiliaire, puis coadjuteur de Vienne dont vous êtes l’archevêque depuis 1995, et c’est lui encore qui vous créa Cardinal en 1998. Le futur Benoît XVI n’avait pas hésité par ailleurs à vous nommer secrétaire de la Commission qui a rédigé le Catéchisme de l’Église catholique de 1992. Vous présidez depuis longtemps la Conférence épiscopale autrichienne, et vos responsabilités internationales ne se comptent plus. Il semble que votre parcours et votre personne opèrent la réconciliation de bien des paradoxes européens et ecclésiaux, en particulier grâce à la rencontre d’une vocation intellectuelle féconde avec une mission pastorale très étendue.

Ch. Schönborn • Il est vrai que je me sens une vocation européenne. Bien sûr, je suis autrichien de tout mon cœur même si je ne suis pas né dans ce pays qui m’a accueilli comme réfugié avec ma famille lorsque j’étais enfant. Mais il me semble qu’être catholique, c’est inévitablement être à la fois un patriote au bon sens du terme – c’est-à-dire aimer sa patrie, sa langue, sa culture – et en même temps, porter en soi l’universalité de la catholicité. Car l’Église catholique ne peut jamais être une Église nationale. Mon expérience d’évêque m’a montré le danger que représente le nationalisme dans la politique, dans l’histoire de l’Europe (les grandes catastrophes de l’Europe étaient des catastrophes de l’idolâtrie de la nation), mais aussi dans l’Église. Chaque fois que l’Église catholique a commencé à être plus nationaliste que catholique, cela a conduit à des catastrophes, et je dois dire que je vois avec grande inquiétude resurgir un certain nationalisme en Europe... J’espère que l’Église ne tombera pas dans ce piège. Sans doute est-ce l’un des grands défis qu’elle doit relever en Europe actuellement : tout en préservant la légitime diversité des situations locales, nationales et régionales, il lui faut trouver une voix commune, une parole et un témoignage communs. Je vois avec une certaine tristesse qu’à la différence de l’Amérique latine qui, dès avant le Concile, a réussi à rassembler les grandes conférences latino-américaines pour tracer un chemin commun de l’Église catholique sur ce continent, l’Europe, elle, ne semble pas pour le moment en mesure de donner ce témoignage commun. C’est d’autant plus regrettable qu’au plan politique, l’immense élan européen semble stagner ou s’effriter. En bien des endroits, la grande vision des pères de l’Europe n’est plus que du passé... L’Église catholique aurait un merveilleux rôle à jouer à cet égard. Mais y a-t-il encore un élan commun des catholiques d’Europe ? Pourtant, depuis Pie XII et jusqu’aujourd’hui, l’Église et la chrétienté ont bénéficié de papes qui furent de très grandes voix européennes.

Vs Cs • Vienne est au cœur de l’Europe et à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Vous-mêmes, vous vous êtes intéressé très tôt à la tradition orientale, avec saint Sophrone de Jérusalem (Beauchesne, 1973), Maxime le Confesseur (Colloque de Fribourg, 1980) ou la théologie de l’icône (L’icône du Christ, plusieurs éditions françaises au Cerf). Est-ce à dire que la fréquentation de l’Orient chrétien soit nécessaire à une juste compréhension de l’Église, qui n’est pas seulement de la terre, mais du ciel ?

Ch. Schönborn • Dans ma propre histoire de croyant et de théologien, la rencontre avec l’Orient chrétien a été décisive. Je n’oublierai jamais cette soirée de décembre 1967, au Saulchoir, au cours de laquelle un moine roumain orthodoxe, théologien proche du Patriarche Athénagoras durant toute la période de Vatican II, était venu nous rencontrer. Au cœur du désarroi de la période pré-1968, cette rencontre nous a tous marqués en profondeur. Il nous a ouvert l’horizon de l’Orient chrétien et a planté dans nos cœurs la passion pour la partie orientale de la chrétienté, suscitant en particulier un amour privilégié pour les Pères de l’Église et pour ce moine exceptionnel qu’était Maxime le Confesseur. J’avais alors 22 ans. Je peux dire que ce déclencheur a été décisif dans mon propre cheminement. Mon regard et ma manière d’approcher la théologie en ont été changés et l’on voit bien que cette rencontre s’est ensuite répercutée dans mes travaux : sur Sophrone de Jérusalem d’abord, qui était le père spirituel de Maxime, puis ma thèse à l’Institut Catholique sur la théologie de l’icône. La rencontre avec l’Orient chrétien, tant théologique que liturgique ou spirituelle, de même que la rencontre avec les représentants et les fidèles de ces Églises est demeurée dès lors très importante pour moi. Bien des années plus tard, j’ai jubilé lorsque le Pape Jean-Paul II fit sienne cette parole d’un philosophe russe et affirma que l’Église – comme l’Europe – devait respirer de ses deux poumons. Cela est resté la trame de tout mon chemin de vie.

Vs Cs • Devenu évêque, vous avez souvent commenté les grands textes de Vatican II, dont la Déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Église catholique avec le judaïsme. Est-ce la porte d’entrée du Concile, selon vous ?

Ch. Schönborn •La porte d’entrée de Vatican II est avant tout quadruple. Le Concile est comme une basilique construite sur les quatre éléments fondamentaux que sont les quatre grandes constitutions. Il y a avant tout la constitution Sacrosanctum Concilium pour le renouveau et l’approfondissement de la liturgie qui est la première grande porte ouverte par Vatican II. Ensuite, si l’on poursuit la métaphore architecturale, on pourrait dire que la constitution Lumen Gentium représente la nef de la basilique conciliaire : c’est l’Église elle-même, le sanctuaire, le lieu où Dieu est présent en ce monde. Le troisième élément est le lieu de la Parole : la constitution Dei Verbum sur la Révélation divine à laquelle a beaucoup contribué notre pape Benoît comme jeune théologien, et qui a entièrement renouvelé la place de la Parole de Dieu dans la vie de l’Église. Et puis finalement, il y a en quelque sorte le parvis de la basilique : c’est la constitution Gaudium et Spes. C’est l’ouverture, la dimension missionnaire qui est si essentielle à l’Église, et que le Pape Benoît a plus tard appelée « le parvis des gentils » en référence à l’image du Temple de Jérusalem. Donc, pour revenir à votre question, la déclaration Nostra Aetate est évidemment le fruit de tout cela et ne se comprend que dans ce contexte de renouveau ecclésial. Elle témoigne d’un renouvellement du regard avant tout sur le judaïsme, après le drame de la Shoah, et réaffirme les racines juives de l’Église. Quelle redécouverte fondamentale ! Et voyez quel merveilleux chemin de réconciliation et de pénitence ce texte a suscité par la suite. Il y a évidemment aussi le lien avec les autres grandes religions du monde, mais je dirais, selon ma propre expérience, que la rencontre avec les racines juives de l’Église est sans doute l’un des points les plus essentiels de Vatican II. Tous les papes depuis ont d’ailleurs insisté sur ce lien et sur ce nouveau regard.

Vs Cs • Récemment, le 16 avril 2016, dans la conférence de presse au cours du vol qui le ramenait de Lesbos, le Pape, interrogé sur son exhortation apostolique Amoris Laetitia, a dit aux journalistes : « Je vous recommande à vous tous de lire la présentation qu’en a faite le Cardinal Schönborn, qui est un grand théologien ». Qu’y a-t-il donc de si neuf, dans une exhortation qui finalement rappelle la discipline immémoriale de la cura animarum personnalisée, si chère à la Compagnie de Jésus ?

Ch. Schönborn • Tout est dit dans les derniers mots de votre question : « si chère à la Compagnie de Jésus » ! Je pense en effet que l’Esprit Saint qui nous a donné le Pape François et qui continue à le guider et à l’inspirer, a voulu rappeler à l’Église ce que Grégoire le Grand nommait l’art des arts : c’est-à-dire l’art de conduire, d’accompagner, de guider, et d’orienter les âmes dans leur chemin vers Dieu. Cela ne peut se faire que de façon personnelle. L’expérience des Exercices spirituels de saint Ignace qui a formé la Compagnie de Jésus et qui a marqué le chemin de l’Église catholique à partir du XVIe siècle, développe précisément cette attention aux conditions concrètes et au cheminement personnel de chacun. Les Exercices rendent attentifs à l’œuvre de Dieu dans la vie de chaque personne. Ce que le Saint-Père nous rappelle, c’est que ce travail de discernement est la première tâche des pasteurs et de la communauté chrétienne comme telle. Ils doivent apprendre à discerner le chemin de Dieu pas à pas, non seulement pour l’ensemble de la communauté, mais aussi pour chacun, personnellement. Le Pape Jean-Paul II, bien conscient des circonstances de l’époque et de la menace du relativisme, a magnifiquement renforcé le regard sur ce que j’appellerais le cadre objectif de la vie et de la morale chrétiennes. Sans rien nier de ce cadre objectif, le pape François, lui, vient renforcer le regard personnel qu’il convient d’avoir dans l’accompagnement de chacun, et rappeler l’importance vitale de ce discernement auquel saint Ignace de Loyola a formé la Compagnie de Jésus. Je pense donc qu’ Amoris Laetitia est le complément nécessaire à Familiaris Consortio qui reste évidemment entièrement valable, comme le confirme d’ailleurs tout le document du Pape François. Peut-être devons-nous reconnaître que l’on a un peu trop négligé cette attention au discernement et à l’accompagnement des âmes, y compris dans la formation des prêtres. Permettez-moi d’évoquer à ce sujet un souvenir de ma jeunesse. Lorsque, jeune dominicain, je revenais en vacances dans mon village, le curé-doyen m’invitait parfois à participer à la rencontre des prêtres du doyenné. Tous venaient des villages alentour pour un moment toujours très sympathique et convivial. On jouait aux cartes, on mangeait bien, on riait beaucoup, mais on mettait aussi en œuvre la bonne vieille pratique de discuter ensemble des cas de pastorale. Cela se pratiquait très régulièrement : on parlait des cas rencontrés et on s’enrichissait mutuellement dans le discernement. Je trouve que c’est une dimension que nous avons beaucoup négligée dans la communion entre les prêtres et avec ceux qui sont engagés dans la pastorale. En ce sens, les Exercices de Situations pastorales tels qu’ils sont pratiqués à l’IÉT [1] pour la morale familiale ou la morale sociale, entrent exactement dans ce à quoi le Pape ne cesse d’inviter l’Église : « Formez, et formez-vous, au discernement ! Entrez dans le travail de l’Esprit ! ». Bien entendu, ce discernement ne peut et ne doit pas se faire sans une bonne connaissance et un profond assentiment à ce qu’enseignent l’Église et la Parole de Dieu. Sans cet assentiment profond et réfléchi, bien sûr, le discernement tourne à vide. Mais sur la base solide de la doctrine de l’Église, en revanche, nous devons apprendre à discerner, faire l’effort de regarder concrètement la situation et le chemin de chacun. Quant à savoir si je suis un « grand théologien », comme le Pape le dit, il me semble que c’est un peu exagéré... J’aime beaucoup la théologie, c’est vrai, mais je suis surtout infiniment reconnaissant à l’égard du Pape François qui nous a donné trois grands écrits : Evangelii gaudium, Laudato si et Amoris laetitia. C’est un trésor immense pour l’Église qu’il faut faire fructifier.

Vs Cs • Vous êtes dominicain et évêque diocésain. La situation de la vie consacrée, surtout religieuse, en Europe, n’est pas plus brillante que celle du clergé diocésain : peu de recrutement, beaucoup d’inquiétude pour l’avenir, un présent qui n’est pas souvent vécu comme une grâce ou un kairos. Qu’en pensez-vous ?

Ch. Schönborn • Laissez-moi vous partager simplement l’expérience de ma propre vie. Entré dans la vie religieuse à 18 ans en 1963, j’ai vécu la grande crise de notre ordre dominicain et celle de presque tous les autres grands ordres en Europe. Il y eut un exode massif et une diminution alarmante des vocations. Nous étions 18 novices en 1963 ; aujourd’hui, ils arrivent ponctuellement, au compte-gouttes. Soyons honnêtes et simples : c’est une crise assez vertigineuse. Dans certains pays d’Europe et pour certains ordres, c’est presque une mort clinique. D’autre part, force est de constater un foisonnement de communautés nouvelles. Elles aussi, bien sûr, après 30 ou 40 ans de fondation, passent le plus souvent par des crises. Mais ce sont surtout des crises de croissance. Regardez les Dominicains d’Autriche : quand je suis entré dans l’ordre, il y avait quatre couvents, aujourd’hui, il n’en reste qu’un seul. Pourtant, parallèlement, au cours de mes 25 années d’épiscopat à Vienne, j’ai vu la fondation d’au moins cinq nouvelles maisons de communautés religieuses. L’une d’elles, accueillie il y a douze ans, a commencé avec cinq membres. Ils sont maintenant trente. Ce sont de belles vocations, estimées et fécondes dans l’Église locale. Si bien qu’on doit constater d’un côté une grande crise, et de l’autre côté, de très belles réalités nouvelles. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau dans l’histoire de l’Église. Beaucoup d’ordres ont eu leur période et puis se sont éteints, pour des raisons sociologiques et historiques autant que pastorales ou théologiques. Pensez au XVIe siècle : pendant vingt années consécutives, il n’y a eu aucune ordination sacerdotale à Vienne. Les années qui ont suivi la Révolution française ont vu dans beaucoup de parties de l’Europe une baisse considérable des vocations religieuses et séculières. On remarque bien ces courbes dans les vieux martyrologes dominicains où sont répertoriés tous les décès depuis le XIIIe siècle. C’est flagrant : le XVIIIe comporte par exemple une hausse formidable, puis le début du XIXe une baisse dramatique. Une nouvelle hausse a suivi, et nous connaissons maintenant une période de baisse.

Ne soyons donc pas dupes : les nécessités du temps provoquent des crises, mais elles suscitent aussi des réponses nouvelles. Les réponses nouvelles aux appels du Seigneur pour le temps que nous vivons ne manquent pas, y compris en ce qui concerne le clergé diocésain. J’essaie donc d’être lucide et je garde de solides raisons de ne pas être inquiet, car le Seigneur appelle aujourd’hui encore des jeunes et des moins jeunes. Le monastère cistercien de Heiligenkreuz, fondé au XIIe siècle, accueille en ce moment le nombre de vocations monastiques le plus important de toute son histoire. Vous voyez qu’il n’est donc pas du tout exclu qu’au XXIe siècle, un monastère vieux de 800 ans connaisse une période de grande fécondité et de réveil. C’est aussi ce que j’ai remarqué avec émerveillement dans les monastères d’Égypte. Le monastère Saint Macaire que je viens de visiter n’avait plus en 1960 que six vieux moines qui vivotaient dans des quasi-ruines au milieu du désert. Aujourd’hui, ils sont 120 dans un monastère florissant. Et nombreux sont les monastères d’Égypte qui vivent ce renouvellement. L’Esprit vit dans l’Église ! Le Christ est là, tous les jours, jusqu’à la fin des temps. Il est donc aussi là aujourd’hui.

Propos recueillis par Pascal Nègre, prêtre du diocèse de Paris, et Noëlle Hausman, s.c.m.

[1IÉT : Institut d’Études Théologiques ou Faculté jésuite de Théologie de Bruxelles (N.D.L.R.).

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