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Le Saux-Abhishiktananda. Un sacerdoce dans l’Esprit

Yann Vagneux

N°2019-4 Octobre 2019

| P. 29-42 |

Orientation

Prêtre des Missions étrangères de Paris, Yann Vagneux vit à Bénarès, en Inde. La haute figure du Père bénédictin Henri Le Saux, de l’abbaye de Kergonan, proche de Jules Monchanin et de Raymon Panikkar, est suivie dans sa découverte de l’Inde et la transformation de sa vision du sacerdoce du moine chrétien en milieu hindou. Une source d’inspiration, à réfléchir.

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Le 21 décembre 1971 [1], jour du trente-sixième anniversaire de son ordination, Henri Le Saux (1910-1973), plus connu en Inde sous le nom de Swami Abhishiktananda, écrivait dans son journal intime : « Consacré pour un “ministère”. Mais un ministère qui déborde ses manifestations dites ecclésiales. Ministère au service du mystère, révélation du Mystère. Révélation aux hommes de leur propre personnel mystère (sic) et aussi du mystère total, du mystère en soi. Le moine disparaît, passe en le mystère. Le prêtre révèle ce mystère. Mais qui peut vraiment le révéler sans y être perdu ? [2] ». Ces lignes résument admirablement le sacerdoce du moine chrétien qui avait quitté depuis plus de vingt ans sa lointaine Bretagne pour passer sur la rive indienne où son ministère de prêtre fut vécu principalement en milieu hindou. Bien sûr, le sacerdoce d’Abhishiktananda, tout comme sa vie, ne peut être facilement transposable. Cependant, aussi unique et brûlant soit-il, son sacerdoce n’a rien perdu de sa force d’inspiration, surtout pour celui qui, comme lui, désire rencontrer profondément le cœur de l’Inde pour lui transmettre la nouveauté du Christ.

Quaerere Deum

En 1921, Henri Le Saux entra à l’âge de onze ans au petit séminaire de Châteaugiron. Cinq ans plus tard, il poursuivit sa formation au grand séminaire de Rennes pour se préparer à être prêtre diocésain. Cependant, suite à la mort d’un de ses amis qui voulait devenir moine, il se sentit appelé à reprendre cette jeune vocation inachevée et entra en 1929 à l’abbaye bénédictine de Kergonan. Quelques mois avant d’entrer au postulat, il confiait au maître des novices les raisons de ce nouvel appel : « Ce qui m’a attiré dès le début, ce qui m’y conduit encore, c’est l’espoir de trouver Dieu plus près que nulle part ailleurs. J’ai l’âme très ambitieuse. C’est bien permis, n’est-ce pas, quand il s’agit de chercher Dieu, et j’espère bien ne pas être déçu [3] ». Dans cette confidence tout empreinte de juvénile enthousiasme, nous pouvons entendre en écho les mots que saint Benoît avait placés au cœur de sa Règle comme but de la vie monastique : « quaerere Deum », « chercher Dieu » et « nihil amori Christi praeponere », « ne rien préférer à l’amour du Christ [4] ». Dans sa très belle conférence de 2008 au Collège des Bernardins, le pape Benoît XVI a expliqué ce qu’était le « quaerere Deum » des moines bénédictins :

« Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. [...] Derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif ».

Il nous semble lire ici les mots du jeune moine de Kergonan qui prononça ses vœux perpétuels lors de la fête de l’Ascension, le 30 mai 1935. À la fin de cette année, le 21 décembre, il fut ordonné prêtre au jour même où l’Église latine fêtait alors la fête de saint Thomas, apôtre des Indes.

Il est important de souligner ici que le sacerdoce d’Abhishiktananda a d’abord été vécu dans le cadre monastique bénédictin dont il gardera jusqu’à la fin de sa vie l’empreinte indélébile. Son sacerdoce était pleinement inscrit dans la quête du « quaerere Deum » dont Benoît XVI disait encore :

« Quaerere Deum : comme ils [les moines] étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes ».

La vie du moine chrétien est en effet charpentée par la lectio divina des Écritures. Celles-ci trouvent aussi un écho très particulier dans la liturgie avec les sept offices journaliers au chœur. Le chant grégorien, dont Henri Le Saux était passionné de par son office de cérémoniaire, est tout entier construit sur des passages bibliques – principalement les Psaumes – magnifiés par un chant à l’émouvante sobriété. Abhishiktananda en garda la nostalgie jusqu’à la fin de sa vie et il pleura quand des amis lui fredonnèrent en Inde le « Dominus dixit » : l’introït de la messe de minuit qu’il n’avait pas entendu depuis des décennies... À Kergonan, Henri Le Saux était aussi bibliothécaire, c’est à dire en charge d’un des lieux centraux de la vie monastique. Dans le contact journalier avec les livres, il cultiva une grande proximité avec les Pères de l’Église qui, aux premiers siècles, développèrent une approche contemplative unique du Mystère révélé en Christ. Mais c’est surtout dans l’atmosphère du silence, si impressionnante à Kergonan, qu’Henri Le Saux a vécu le « quaerere Deum ». Telle était sa vocation de moine dont il écrivait bien des années plus tard : « Le solitaire est dans l’Église le ministre du Silence de Dieu [5] ».

Les dix-neuf années qu’Abhishiktananda passa dans son abbaye bénédictine furent fondatrices à plus d’un titre, en particulier pour vivre son sacerdoce en Inde dans une culture tellement marquée par la figure du moine que celui-ci soit hindou, jaïn, bouddhiste ou chrétien : « Le moine est l’homme de l’eschaton. Il est celui qui témoigne que le temps vient de l’éternité et va à l’éternité. Qui témoigne de l’advaita, de la non-dualité de l’être, dans la succession des temps et la multiplicité des formes religieuses [6] ».

Le sacerdoce de Melchisédech

Henri Le Saux arriva en 1948 en Inde du Sud et il rejoignit près de Trichy Jules Monchanin (1895-1957) qui vivait là depuis plus de dix ans. Tous les deux fondèrent en 1950 l’ashram de Shantivanam, non loin de Kulitalai, et prirent des nouveaux noms de sannyasis chrétiens. Monchanin choisit Paramarubyananda en honneur de l’Esprit Saint et Le Saux, Abhishikteshwananda en référence au Christ, l’Oint (abhishikta) du Père. À travers leur humble ashram, ils désiraient que l’Église de l’Inde, déjà si riche à l’époque en institutions scolaires et médicales, puisse aussi rendre visible sa forme contemplative, comme Marie aux pieds du Seigneur pendant que sa sœur Marthe s’affairait au service de la table. Pour eux, il était essentiel que l’hindouisme soit à même de découvrir que le christianisme avait une longue tradition contemplative et monastique. Ils pensaient aussi que cet ashram pourrait être un lieu d’échanges dans lesquels eux, les chrétiens, recevraient les dons que l’Esprit Saint a déposés au cœur de l’Inde.

Quelques années plus tard, en écrivant Une messe aux sources du Gange, récit de son pèlerinage à Gangotri, Abhishiktananda mit ces paroles dans la bouche de Raimon Panikkar, son compagnon de route : « Notre rôle à nous chrétiens de l’Inde, c’est de puiser en ces trésors que nous léguèrent nos rishis, nos voyants, nos sages, de scruter les Écritures, de nous abreuver aux sources les plus pures et les plus primordiales de leur expérience afin d’en transmettre à l’Église les secrets incomparables [7] ». Dans ce livre, il écrivait encore :

« L’Inde et ses Écritures font partie de l’immense Testament cosmique qui précéda l’alliance du Sinaï et celle que Dieu conclut avec Abraham [...]. C’est comme à l’intérieur de ce Testament, de cette alliance originelle que l’Esprit prépare la plénitude des temps, la venue du Verbe incarné à travers tous les peuples, tous les lieux, tous les temps de l’Univers ».

En parlant de « testament cosmique », Abhishiktananda replaçait la quête hindoue dans le plan du salut, bien avant la Révélation chrétienne. Un tel regard théologique plus ample était nécessaire pour rendre raison de tout ce qu’il expérimentait dans sa découverte de l’Inde. D’une manière singulière, il découvrait ce mystérieux « testament cosmique » dans les rencontres des sannyasis qu’il faisait sur les routes ou dans les grottes d’Arunachala. Il le contemplait encore dans les prêtres brahmanes qui officiaient dans les grands temples du Pays Tamoul et chez ses voisins à Uttarkashi dans les Himalayas où il acheta un terrain en mars 1961 pour y établir un petit ermitage. Abhishiktananda fut vraiment touché par cette complicité dans le sacerdoce qu’il éprouvait avec les pandits hindous. Il décrivait ainsi les messes uniques qu’il célébrait en latin dans leur voisinage :

« Je t’ai parlé, je pense, de ces premières messes célébrées au village himalayen de Gyansu. J’avais beau la célébrer le plus tôt possible, le sadhou qui logeait dans la pièce en dessous était déjà levé. Il psalmodiait déjà la Gita ou bien répétait ses mantras, les ponctuant de OM éclatants. Je murmurais à mi-voix les Dominus vobiscum de la liturgie. C’étaient des namah shivaya – Gloire à Shiva – qui me montaient en réponse. Les Hari Om alternaient avec mes Kyrie et les Bhagavan répondaient à mon Sursum corda. Au temple de Shiva, en face, la cloche sonnait et accompagnait les rites que mon frère Melchisédech le brahmane célébrait avec toute sa piété. Je me figurais que notre Père du Ciel se penchait avec une joie toute particulière sur cette liturgie littéralement cosmique et universelle ».

Dans sa réflexion sur l’Inde et le testament cosmique, une figure se détachait en particulier : celle de Melchisédech, le mystérieux prêtre païen qui vint à la rencontre d’Abraham pour le bénir (Gn 14,18-20). Abhishiktananda, tout comme Panikkar, n’hésitait pas à voir dans les prêtres hindous les lointains frères du grand-prêtre cosmique :

« Vois-tu ces prêtres du temple de Mère Gange ici, ceux du Kédar, ceux de Badri, ceux de tous les sanctuaires de la montagne et de la plaine ? Ne sont-ils pas les frères du Melchisédech biblique, de celui qui bénit Abraham et dont le prêtre du rite romain rappelle chaque jour la mémoire au moment le plus sacré de la liturgie ? Melchisédech est en vérité le type du prêtre du Testament cosmique. C’est selon son ordre, non selon l’ordre d’Aaron, le prêtre de l’alliance d’Israël, que le Christ a voulu être prêtre – et qu’en lui, moi aussi, je le suis ».

Plus encore, Melchisédech a toujours été considéré par les Pères de l’Église comme la préfiguration du Christ lui-même. Surtout, la Lettre aux Hébreux a montré comment le sacerdoce du Christ ne descendait pas du sacerdoce cultuel d’Aaron et des prêtres du temple de Jérusalem mais, dans son insurpassable nouveauté, il était rattaché au sacerdoce de Melchisédech selon un verset du Psaume 109 : « Jésus est devenu pour l’éternité grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech » (He 6,20 ; cf. Ps 109,4 [8]).

En mettant ainsi en lien les prêtres hindous avec la mystérieuse figure de Melchisédech et celle du Christ lui-même et en se souvenant de la mention dans le canon romain de la messe du « sacrifice que t’offrit Melchisédech, le grand-prêtre, en signe du sacrifice parfait », Abhishiktananda découvrait lui-même la dimension cosmique de son sacerdoce et aussi l’appel à recueillir dans le sacrifice de la messe « toute la prière humaine, tout le désir humain, toute la vraie dévotion humaine, la vraie recherche de Dieu, qui se trouve finalement réalisée dans le Christ [9] ». De nombreux témoignages illustrent cette double découverte. Ainsi, il écrivait depuis son ermitage d’Uttarkashi à un ami : « Dans la soupente aménagée dans ma hutte, j’offre chaque matin la messe, assis à la façon du prêtre brahmane, avec des rites d’offrande d’eau, d’encens, de feu. Je lis l’Évangile en sanskrit. [...] Car ici, comme jamais dans l’Église, le Christ se manifeste prêtre “selon l’ordre de Melchisedech” [10] ». Surtout, nous possédons le magnifique récit de la messe qu’Abhishiktananda célébra avec Raimon Panikkar à Gangotri le 6 juin 1964 dans Une messe aux sources du Gange [11]. Quelle autre cathédrale que l’origine du fleuve sacré dans les Himalayas pouvait être plus propice pour vivre le sacerdoce de Melchisédech ? « En vérité, il est peu de lieux dans le monde où l’Eucharistie soit plus attendue et plus mystiquement préparée par l’Esprit qu’ici, au lieu des sources [12] ». C’est là en effet que l’offertoire de leur messe silencieuse pouvait rejoindre la quête millénaire de l’hindouisme qu’il voulait, avec le pain et le vin, unir à l’offrande que Jésus fit de sa vie : « Le pain et le vin que j’offrirai dans ma messe ici à Gangotri, ce sera l’appel vers Dieu de tous ces pèlerins aux sources sacrées des Himalayas, de tous ces prêtres, de tous ces renonçants, de ceux d’aujourd’hui, d’hier, de demain, car l’Eucharistie transcende les temps [13] ».

Le guru

Durant vingt-cinq ans, depuis son arrivée en 1948 jusqu’à sa mort en 1973, l’Inde a profondément transformé la vision qu’Abhishiktananda se faisait de son ministère de prêtre. Son nouveau peuple a évidemment creusé la dimension monastique de son sacerdoce, particulièrement dans le « quaerere Deum » – la quête de Dieu qu’il découvrait si ardente en de nombreux moines hindous – et aussi le ministère du silence dont il était aussi le témoin dans quelques ermites silencieux (muni) cachés au cœur des Himalayas. Sa vie quotidienne avec les hindous a approfondi sa perception du sacerdoce et l’a dilaté en des dimensions insoupçonnées au travers de nouvelles expériences, comme il l’écrivait dans sa confidence de 1971 : « Consacré pour un “ministère”. Mais un ministère qui déborde ses manifestations dites ecclésiales. Ministère au service du mystère, révélation du Mystère. Révélation aux hommes de leur propre personnel mystère et aussi du mystère total, du mystère en soi [14] ». Cette dernière phrase montre aussi qu’une autre figure de la tradition indienne a été déterminante pour la perception renouvelée de son sacerdoce : la figure du guru, le maître spirituel.

Quelques mois après son arrivée en Inde, Henri Le Saux eut la grâce de rencontrer à Tiruvannamalai en janvier 1949, Sri Ramana Maharsi (1879-1950) dont le premier darshan [15] lui laissa un souvenir impérissable :

« Dans ce Sage d’Arunachala et de ce temps, c’était le Sage Unique de l’Inde éternelle qui m’apparaissait, c’était la lignée jamais ininterrompue de ses sages, de ses renonçants, de ses voyants, c’était comme l’âme même de l’Inde qui perçait jusqu’au plus intime de mon âme à moi et entrait avec elle en communion mystérieuse. C’était un appel qui déchirait tout, qui fendait tout, qui ouvrait tout grand un abîme... ».

Dans la rencontre du guru qu’il fit d’abord avec Ramana puis, en décembre 1955, avec Swami Gnanananda [16], Abhishiktananda découvrit clairement qu’il est au cœur du sacerdoce non seulement un mystère de médiation liturgique entre la terre et le ciel mais aussi un mystère de transmission de l’Esprit dont le guru est la figure charismatique. Cet aspect essentiel du sacerdoce s’est de plus en plus imposé à lui, comme en témoigne son texte de 1966 : « Le prêtre que l’Inde attend, que le monde attend ».

Tout prêtre catholique devrait relire ce texte qui, aujourd’hui, n’a pas vieilli. Dès les premières lignes, Abhishiktananda a donné l’essentiel de sa vision :

« Dans le contexte de l’Inde, le prêtre chrétien ne peut être que guru. [...] Le guru n’est point pour un hindou un quelconque prédicateur qui répète simplement à qui veut bien l’entendre ce qu’il a appris de professeurs ou lu dans ses manuels. C’est un homme qui parle d’expérience. Le guru est celui qui dispense l’enseignement de salut ; et n’est-ce pas au fond du cœur seulement que s’entend le mystère de sagesse, que jaillit l’expérience de salut ? ».

Fort de l’impression toujours vive de sa rencontre avec Ramana, Abhishiktananda pouvait aussi écrire que, pour un chrétien :

« Le guru ou maître spirituel, c’est celui-là seulement qui un jour rencontra au fond de son âme le Dieu “vrai et vivant” dont parle la Bible à chaque page, et qui fut dès lors et pour la vie marqué de la brûlure de cette rencontre [...]. Le guru c’est celui-là qui ayant découvert au fond de son cœur l’étincelle de l’être – non une abstraction, mais le JE SUIS qui se manifesta à l’Horeb – ne peut plus ne pas la reconnaître partout désormais au-dehors comme au-dedans de chaque créature, de chaque homme, au plus intime de tout ce qui est, de chaque événement, de chaque mouvement du cosmos que mesure le temps ».

Que ce soit en contexte hindou ou en contexte chrétien, une telle expérience est donnée par la grâce de l’unique guru, le jagadguru : Dieu résidant au fond du cœur. Cependant, la lumière de cet unique guru est comme diffractée par d’autres lumières qui sont autant d’aides sur le chemin de l’expérience spirituelle. C’est, par exemple, le cas pour ce que la tradition indienne appelle le gurugrantha : les Écritures sacrées. Abhishiktananda remarquait encore à propos du prêtre : « Sans doute les livres l’auront-ils aidé dans sa quête du Réel – les livres surtout que sa Tradition lui a légués, et qui lui communiquent, autant que communiquer se peut, l’expérience de ceux qui, les premiers, eurent accès au mystère intérieur [17] ». Surtout, l’unique guru se manifeste dans le darshan des sages dont l’enseignement se fait avant tout dans la profondeur du silence :

« Sans doute aura-t-il été aidé par des maîtres, car c’est d’autres seulement que se reçoit l’enseignement de salut [...] Cet enseignement en effet n’est pas seulement communication, il est communion, dirait-on en langage chrétien. Mais c’est justement ici que gît le grand secret. Le rôle du Maître n’est point de transmettre des notions. Il est avant tout d’éveiller le disciple. Il est de lui ouvrir l’œil intérieur, celui qui plonge au-dedans et y reconnaît le mystère. Il est d’ouvrir l’esprit du disciple à l’esprit qui l’habite, à cet Esprit qui sonde et scrute les profondeurs de Dieu. Les mots que prononce le guru passent sans doute de bouche à oreille au-dehors, comme toute parole humaine, qui se propage nécessairement à travers l’air ambiant. Mais, plus véritablement encore, la parole du guru se transmet directement de cœur à cœur, à travers ce milieu unifiant qu’est l’Esprit, la communion de tous à la Parole éternelle. Et c’est pourquoi le silence est considéré dans l’Inde comme le milieu privilégié de l’enseignement de sagesse ».

Il est évident que dans ce texte de 1966, Abhishiktananda livrait un idéal très élevé du sacerdoce mais cela était pour lui à la mesure même de l’Inde car « le prêtre que l’Inde attend, que le monde attend » est aussi « le prêtre que l’Inde entend, que le monde entend ». Il n’est pas étonnant que, comme jeune évêque de Bénarès, Patrick D’Souza (1928-2014) chercha à convaincre Abhishiktananda de le rejoindre sur les bords du Gange pour l’aider à fonder un « pilot seminary » qui formerait des prêtres catholiques capable d’être entendus par leurs frères hindous. Surtout, cet idéal de prêtre comme maître spirituel fut vécu de façon très émouvante par Abhishiktananda à la fin de sa vie avec ses disciples : deux brahmanes hindous, Lalit Sharma et Ramesh Srivastava, sœur Thérèse, une carmélite française de Lisieux qui le rejoignit en Inde, et Marc Chaduc. En 1972, il confiait à un ami dans une lettre : « Je serai à Haridwar avec Thérèse ; les dix jours suivants avec Ramesh le jeune Hindou qui lit l’Évangile et qui me fait découvrir par expérience inexplicable ce qu’est le guru pour le disciple. Cela va tellement au-delà de la direction spirituelle et même de la paternité naturelle ou même spirituelle [18] ».

L’aventure la plus brûlante d’Abhishiktananda comme guru fut vécue avec Marc Chaduc, un séminariste français qui arriva en Inde en 1971. Marc fut celui qui recueillit plus que quiconque l’héritage spirituel de son maître. Le 30 juin 1973, lors d’une diksha œcuménique dans le Gange à Rishikesh, il fut introduit dans la lignée des sannyasi hindous par le Swami Chidananda de la Divine Life Society et dans la lignée des moines chrétiens par Henri Le Saux. Mystérieusement, cette date du 30 juin 1973 fut le jour où il aurait dû recevoir l’ordination sacerdotale avec ses compagnons de séminaire en France mais l’Inde l’avait entraîné sur un autre chemin, même si Abhishiktananda espérait toujours qu’il deviendrait un jour prêtre : « Le sacerdoce ? J’ai bien l’impression qu’il t’attend sur la ligne du temps. Un sacerdoce très spiritualisé, très au-delà des limitations, un sacerdoce dans l’Esprit. Ce don de toi à ce sacerdoce-là, cette diksha du Gange le signifiera et l’Esprit, en son temps, à sa manière y répondra [19] ».

Marc Chaduc (1944-1977), devenu Swami Ajatananda, ne devint jamais prêtre mais, dans sa vie silencieuse de sannyasi, il porta à l’incandescence ce qui faisait le fond du sacerdoce d’Abhishiktananda : le « quaerere Deum », « chercher Dieu et se laisser trouver par Lui [20] ». La mystérieuse disparition physique de Marc, quatre ans après la mort de son guru, peut d’ailleurs être lue comme l’illustration d’une nécessaire dimension cachée au cœur du sacerdoce comme de toute vie chrétienne : « Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. [...] Car vous êtes morts et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,1.3).

En effet, pour Abhishiktananda, le prêtre, comme tous les vrais spirituels, est un être qui, d’une certaine façon, reste secret. Cette idée étonnante signifie que le mystère de sa rencontre avec le Dieu vivant doit fuir toute publicité pour n’être manifesté et donné généreusement qu’à ceux qui l’approchent avec une authentique soif spirituelle. Il en va ici d’une véritable reconnaissance dont la tradition hindoue dit : « quand le disciple est prêt, le guru apparaît ». Ainsi, au sujet du « prêtre que l’Inde attend, que le monde attend », Abhishiktananda pouvait encore écrire : « Sans doute est-il déjà parfois, ce prêtre, dans l’Inde et dans le monde tout aussi bien ; rarement sur le pavois, sauf quand Dieu veut remuer son Église ; le plus souvent caché, ignoré, sauf de quelques-uns, de ceux en qui l’Esprit a fait sa demeure, et qui, comme d’instinct, conduits par ce même Esprit, vont à lui [21] ».

*

Le grand hymne védique au Purusha – l’homme primordial – affirme que : « Avec trois quartiers, le Purusha s’est élevé en haut, le quatrième est resté ici-bas. » (Rg Veda X, 4). Cette infime manifestation terrestre de l’Absolu peut nous faire penser aux icebergs dont la plus grand part de glace est dissimulée dans l’eau. Il en va de même pour le sacerdoce dans l’Esprit dont l’essentiel – la contemplation du mystère divin à travers le silence et la prière, le « quaerere Deum » – doit rester cachée afin d’être l’âme même de son action spirituelle au cœur du monde. Tel était le message du sacerdoce d’Abhishiktananda : « Le moine disparaît, passe en le mystère. Le prêtre révèle ce mystère. Mais qui peut vraiment le révéler sans y être perdu ? [22] ».

[1Issue d’un cours donné à des séminaristes indiens, la version anglaise de cet article a été publiée sur le site américain du Dialogue Inter Monastique (https://dimmid.org), vol. IX, n° 1, janvier-juin 2019. Nous remercions l’auteur de nous l’avoir offert en français.

[2H. Le Saux, La montée au fond du cœur. Le journal intime du moine chrétien – sannyasi hindou (1948-1973,) - Paris, O.E.I.L., 1986, p. 410.

[3Lettre d’Henri Le Saux au maître des novices de Kergonan du 4 décembre 1928. Cf. J. Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, Paris, Adrien Maisonneuve, 1999, p. 14-15.

[4Règle de saint Benoît IV, 21.

[5H. Le Saux, « Le prêtre que l’Inde attend, que le monde attend », Les yeux de lumière, Paris, Centurion, 1979, p. 104.

[6H. Le Saux, Une messe aux sources du Gange, Paris, Le Seuil, 1967, p. 75.

[7Ibidem, p. 59.

[8Hormis la mention du Psaume 109, deux passages bibliques évoquent le mystérieux prêtre Melchisédech : Gn 14,18-20 ; He 7,1-3.

[9Benoit XVI, Lectio divina avec les prêtres de Rome, 18 février 2010. Dans ce texte, Benoît XVI a offert une très belle méditation sur la figure de Melchisédech dans laquelle « le monde païen entre dans l’Ancien Testament ».

[10Lettre d’Henri Le Saux à Joseph Lemarié du 29 juillet 1965. Cf. J. Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, p. 181.

[11Quelques mois plus tard, au début janvier 1965, Abhishiktananda et Panikkar célébrèrent une messe au sommet d’Arunachala au Tamil Nadu.

[12H. Le Saux, Une messe aux sources du Gange, p. 79.

[13Ibidem.

[14H. Le Saux, La montée au fond du cœur, p. 410.

[15Darshan signifie ici manifestation, apparition, mise en présence.

[16Cf. H. Le Saux, Gnanananda, un maître spirituel au Pays Tamoul, Sisteron, Éditions Présence, 1970.

[17Ibid.

[18Lettre d’Henri Le Saux à Joseph Lemarié du 7 janvier 1972. Cf. J. Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, p. 265.

[19Lettre d’Henri Le Saux à Marc Chaduc du 24 avril 1973. Cf. J. Stuart, op. cit., p. 300.

[20Benoît XVI, Rencontre avec le monde de la culture, Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008.

[21H. Le Saux, « Le prêtre que l’Inde attend, que le monde attend », p. 100.

[22H. Le Saux, La montée au fond du cœur, p. 410.

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