Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Riçpa et Édith Stein

Christiane Meres, o.c.d.

N°2020-1 Janvier 2020

| P. 43-56 |

Orientation

Déjà croisée comme archiviste de l’ordre du Carmel en Belgique, sœur Christiane Meres, luxembourgeoise de Bruxelles, nous livre une autre facette de son talent, en nous invitant à la rencontre de deux femmes émouvantes ; leur trajectoire s’éclaire d’une troisième, à l’ombre de la Croix.

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Edith Stein s’est identifiée volontiers à la reine biblique Esther qui intercède pour son peuple. Osons un parallèle avec une autre femme biblique, très différente d’Esther, et encore plus dissemblable–en apparence–de la carmélite Thérèse-Bénédicte de la Croix (Édith Stein), « fille du peuple élu qui appartient au Christ non seulement par l’esprit, mais par le sang », arrêtée au Carmel d’Echt, le 2 août 1942 en tant que catholique juive. Cette femme, c’est la Riçpa biblique peu connue [1] !

Riçpa et Édith, dans des contextes historiques, culturels et religieux très divers, n’ont-elles pas essayé, chacune à sa place, de « prévenir l’instant de l’inhumanité » selon l’expression d’Emmanuel Lévinas [2] ? Prévenir, oui ! L’empêcher d’arriver ? Ni l’une ni l’autre n’a pu inverser le cours de l’histoire. Mais l’une et l’autre sont entrées corps et âme, dans cet « instant d’inhumanité » scellé par les puissants de leur époque respective. Toutes deux sont restées debout au plus noir de cet « instant », l’une sur la montagne à Guibéa, faisant face au meurtre injuste de sept innocents, l’autre dans l’abîme d’Auschwitz, une parmi six millions de victimes innocentes (dont un million et demi d’enfants) livrées à une « mort absurde, industrielle et anonyme de tout un peuple [3] ». Chacune a fait brèche de vie !

Deux femmes qui portent un nom semblable

Riçpa signifie « pierre brûlante », « sol » en hébreu [4]. Ce qui est le nom d’une personne en 2 S 21 devient le nom d’un lieu en Jn 19,13 : lithostrôton, lieu appelé dallage, en hébreu Gabbatha [5], le lieu où Pilate s’assit pour juger Jésus. De cet emplacement Jésus passe rapidement à un autre lieu, le lieu-dit du crâne, en hébreu Golgotha. Gabbatha et Golgotha sont liés entre eux, phonétiquement et par l’événement qui s’y déroule. De part et d’autre, la scène de supplice est semblable : une mère auprès d’innocents mis à mort. Mais le rapport est inversé entre Jn 19 et 2 S 21 : à Guibéa, plusieurs suppliciés sont veillés par une seule femme, tandis qu’au Golgotha, il y a un seul innocent entouré par plusieurs femmes. Riçpa à Guibéa, c’est la mère privée d’enfants dans un monde de mort, c’est l’accueil de fils imprévus, c’est l’attente d’une vie venue d’en haut. L’évangéliste Jean orchestrera ces aspects de façon nouvelle. Par Jésus, la vie pointe au Golgotha de façon imprévue et radicalement nouvelle.

Le prénom « Édith » tire son origine de deux lignes principales, à la fois hébraïque et germanique. Ainsi son nom traduit-il déjà la double appartenance qui façonne son identité juive et chrétienne. Son nom de famille « Stein » se traduit par « pierre », un matériau solide, durable et riche qui sert de fondement. Les prophètes bibliques en ont fait un symbole de grande portée. Édith n’est-elle pas une pierre à toute épreuve, une pierre de fondation en sa destinée d’enfant juive, de philosophe réaliste, de convertie chrétienne, d’éducatrice passionnée, de conférencière et de traductrice engagée, de carmélite debout près du Crucifié, de martyre dans le feu d’Auschwitz ?

Édith Stein, notre sœur en humanité, est prophète par sa constante recherche de Dieu, par la profondeur de sa parole, par la justesse de son interprétation des signes du temps, par la clarté de son discernement du bien et du mal, par son engagement pour la dignité de toute personne. Philosophe, elle cherche la vérité dans le réel des choses et des êtres ; pédagogue, elle défend la conception chrétienne de la personne ; théologienne, elle développe la connaissance de Dieu (Gotteserkenntnis) en expérience de Dieu (Gottesbeziehung), en passant de saint Augustin à sainte Thérèse d’Avila, de sainte Thérèse à Newman, de Newman à saint Thomas d’Aquin, de saint Thomas au pseudo-Denys l’Aréopagite, de Denys à saint Jean de la Croix ; carmélite, elle accueille la kénose de Dieu dans l’obscurité de la foi ; martyre, elle donne sa vie jusqu’au bout en liant sa propre destinée à celle de son peuple. De ses itinérances d’exode à son exil total, de sa quête de sens à l’offrande de soi, de la baptisée dans l’eau à la baptisée dans le sang de l’Agneau, tel est l’itinéraire de cette femme prophète, co-patronne de l’Europe qui devient messagère de paix, de fraternité et de liberté pour nous aujourd’hui [6].

Deux femmes debout dans un monde de violence et de domination masculine

Qui est Riçpa, fille d’Ayya ? D’elle la Bible ne rapporte aucune parole. Uniquement des gestes à portée universelle. Des gestes qui crient la victoire de la vie plus forte que la mort. Cette femme peu connue apparaît à la fin du second livre de Samuel (2 S 21,1‑14), telle une figure en marge, apparemment sans grande importance, reléguée aux oubliettes dans cette longue marche vers la monarchie. Mais elle donne une leçon de vie étonnante. Elle est mentionnée une première fois, tel un objet de plaisir qui passe de mains en mains masculines (2 S 3,7‑8), comme le jouet des grands : concubine de Saül, le premier roi, puis de son cousin, le puissant Abner. Deux fils naissent de sa liaison avec Saül. On les nommera fils de roi, ce qui leur coûtera la vie. Mais personne ne parle de leur mère. Armori et Meribbaal restent pourtant le fruit de sa chair et de sa tendresse jusqu’au-delà de leur mort. Riçpa est femme dans un monde où les hommes détiennent tout pouvoir d’action et de décision. Elle est concubine. Son statut social est donc secondaire par rapport à celui de l’épouse. De plus, elle est liée au parti des perdants : la maison de Saül. Pourtant elle se révèle comme femme à l’initiative audacieuse. Dernière femme présentée en 2 S 21,1‑14, elle est la mère qui prend soin de ses fils exécutés par David. La femme auprès du tombeau, ce thème se concentre dans la personnalité de Riçpa.

Édith Stein aussi est femme dans un monde à prédominance masculine. Elle est juive dans un climat social de plus en plus antisémite. Elle est liée par le sang et par ses origines au « parti des perdants » dont le sort est décidé par les puissants, ceux qui ne prônent que l’idolâtrie d’une race et d’un seul pouvoir politique. Elle agit souvent seule, elle aussi, par exemple pour défendre le droit de vote de la femme décidé en janvier 1919 à l’Assemblée nationale. Des mesures antisémites successives vont l’exclure de l’enseignement et lui faire assumer l’échec de quatre essais successifs d’habilitation qui s’étendent sur dix ans–conséquence de son statut de femme pour une part, de ses origines juives d’autre part–,la déchoir de sa citoyenneté et l’amener à quitter sa patrie fin 1938 pour les Pays-Bas. Exilée, elle fait sien le rejet de son peuple. « Celui qui pénètre courageusement dans cette nuit verra soudain qu’elle est éclairée. Il découvrira le “rayonnement des ténèbres” quand il aura appris à se remettre entièrement entre les mains de Dieu, à l’image du Crucifié », écrira-t-elle plus tard dans la Science de la Croix. Au jésuite Johannes Hirschmann qui lui demande : « Qui expiera pour ce que le peuple juif se voit infliger au nom du peuple allemand ? Qui fera de cette effroyable culpabilité une bénédiction pour les deux peuples ? », elle répond : « Ceux qui ne permettent pas que les blessures ouvertes par la haine donnent naissance à une haine nouvelle, mais qui, bien qu’ils en soient eux-mêmes victimes, prendront sur eux la souffrance de ceux que frappe la haine et celle de ceux qui haïssent [7] ».

Deux femmes présentes là où la vie est bafouée

« Que soient livrés » demandaient les Gabaonites. « Je livrerai », répondit David. Et il les livra » (cf. 2 S 21,3-6). En quatre versets, la tragédie est accomplie. Sept hommes sont rapidement livrés. Pourquoi ? Le texte est étrange, comme la situation elle-même. L’événement en question touche le « funeste » zèle de Saül contre les Gabaonites. David ne cherche pas auprès de Dieu ce qu’il faudrait faire dans cette situation, mais il se met à la disposition des Gabaonites : « Ce que vous direz, je le ferai pour vous ». La réponse des hommes devient claire de façon dramatique : sept fils doivent être livrés sur-le-champ pour être mis à mort. Riçpa est mentionnée ici comme la mère qu’on dépouille de son bien le plus précieux : ses deux fils qu’elle avait enfantés à Saül. Aux premiers jours de la moisson des orges, ses deux fils avec cinq autres sont sauvagement empalés sur la montagne devant le Seigneur. Les sept innocents succombent ensemble. Ensemble ils deviennent ses enfants.

Riçpa honore la vie dans une situation où le prix de la vie humaine est bafoué. Elle intervient seule dans un monde qui se résigne aux solutions de mort et à la destruction de la vie. Dès que les sept innocents périssent, elle est là. Elle choisit d’être là. Elle n’est que présence. Elle reste debout « sur la montagne devant le Seigneur ». « Elle prit le sac et le tendit pour elle sur le rocher... » Elle se fabrique un abri de fortune, une tente pour veiller auprès des sept cadavres. Riçpa est la femme debout dans la tragédie humaine.

Édith, elle aussi, est une femme debout dans cette tragédie mondiale qui s’enclenche dès 1933, l’année sainte de la Rédemption. Édith narre elle-même ce qu’on pourra appeler sa propre « condamnation à mort » : « Je n’avais pas cessé au cours des dernières semaines de penser et de repenser à la question de savoir si je ne pouvais pas faire quelque chose pour le peuple juif [8] ». Édith engage ses élèves à lutter contre la propagande nazie et à lui opposer une vision chrétienne de la société et de l’État, soucieuse qu’elle est de la liberté et de la dignité de chaque citoyen. Elle a déjà développé ces thèmes en 1925 dans son analyse sur l’État (De l’État) pour stigmatiser la dictature et les excès du nationalisme. Elle invite les jeunes à participer de façon responsable à la vie de la cité, à la lumière de la foi chrétienne.

Un soir de carême 1933, à Münster, elle reçoit, de façon prophétique, la lumière sur sa vocation. De retour d’une réunion d’intellectuels catholiques, alors qu’elle ne trouve plus les clés de sa maison, un professeur catholique de l’Institut de Pédagogie Scientifique de Münster lui offre l’hospitalité pour la nuit. Il lui raconte les dernières nouvelles des atrocités commises contre les Juifs d’Allemagne rapportées par des journaux américains. Édith relate : « J’avais déjà entendu parler de mesures sévères contre les Juifs. Mais à ce moment-là je perçus en un éclair que Dieu avait encore une fois posé lourdement sa main sur son peuple et que le destin de ce peuple était aussi le mien [9] ». Lucidement elle prévoit la persécution des Juifs suivie d’une persécution des chrétiens. Comme ses frères de sang, elle risque de se retrouver du jour au lendemain sans emploi. En effet, elle donnera son dernier cours le 25 février 1933 à Münster. Le national-socialisme met fin à sa carrière professionnelle. L’heure serait-elle enfin venue pour réaliser ce désir d’entrer au Carmel qui l’habite depuis son baptême le 1er janvier 1922 ? « Le Carmel était mon but depuis près de douze ans. (...) L’attente avait fini par me devenir très pénible. J’étais devenue une étrangère dans le monde [10]. »

Le 6 avril 1933, elle participe avec une amie juive à une heure de prière dans la chapelle du Carmel de Cologne.

Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa croix dont était maintenant chargé le peuple juif. La plupart ne le comprendraient pas ; mais ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré au nom de tous. Je voulais le faire, il devait seulement me montrer comment. Lorsque le temps de prière toucha à sa fin, j’avais la certitude intérieure d’avoir été exaucée. Mais en quoi devait consister ce portement de croix, je ne le savais pas encore [11].

« La main du Seigneur » dont le toucher ineffable lui fait pressentir un raz de marée incontournable, s’identifie à « la Croix du Seigneur ». La « destinée de son peuple devenu son héritage » fera place à la libre offrande d’elle-même. Elle associe la Shoah à la Croix du Christ. Elle relie la destinée de son peuple condamné à mort à la destinée du Crucifié. En participant existentiellement à la Croix du Sauveur, elle vit pleinement son identité juive. Son identité chrétienne fait la preuve et l’épreuve de son origine juive qu’elle vit comme une indicible proximité au Christ, « par le sang qui coule dans mes veines », dira-t-elle plus tard au Père Hirschmann, s.j. lui rendant visite au Carmel d’Echt.

Devenue carmélite, sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix écrira :

La sponsa se tient debout à ses côtés, comme l’Église et comme la Mère de Dieu, qui est l’Église dans sa forme parfaite. Elle se tient là pour aider aux travaux de la Rédemption. Le don total de son être et de sa vie la font entrer dans la vie et les travaux du Christ, lui permettant de compatir et de mourir avec Lui. De cette mort terrible qui fut pour l’humanité la source de la vie. Ainsi l’épouse de Dieu connaît-elle une maternité surnaturelle, qui embrasse l’humanité rachetée tout entière, soit qu’elle prenne part active à la conversion des âmes, soit qu’elle obtienne par son immolation les fruits de la grâce pour ceux qu’elle ne rencontrera jamais humainement [12].

Au camp de Westerbork, une mère de famille qui échappa à la mort, fut bouleversée par l’attitude de Thérèse-Bénédicte :

Ce qui la distinguait des autres religieuses, c’était son silence. J’ai l’impression qu’elle était triste jusqu’au fond de l’âme, mais non pas angoissée. Je ne sais comment dire, mais le poids de sa douleur semblait immense, écrasant, si bien que lorsqu’elle souriait, ce sourire venait d’une telle profondeur de souffrance qu’il faisait mal. Elle parlait à peine et regardait souvent sa sœur Rosa avec une indicible expression de tristesse. Sans doute prévoyait-elle leur sort à toutes [...] Oui je crois bien qu’elle mesurait par avance la souffrance qui les attendait, non pas la sienne–elle était trop calme pour cela et je dirai même : par trop calme–mais celle des autres. Toute son attitude, quand je la revois en esprit, assise dans cette baraque, éveille en moi une seule pensée : celle d’une Vierge des Douleurs, une Pietà sans le Christ [13]...

Un autre témoin rapporte ces paroles de sœur Thérèse-Bénédicte : « Je ne savais pas que des êtres humains pouvaient se comporter de cette manière. Et en vérité je ne savais pas non plus que mes frères et mes sœurs devaient tant souffrir. [...] Toutes les heures, je prie pour eux. Dieu entend-il ma prière ? Il entend très certainement leur plainte [14] ! »

Deux femmes dépossédées devenues « mères élargies »

Le compte des victimes sur le mont Guibéa est de deux plus cinq, c’est-à-dire sept morts en tout. Riçpa rassemble en un deuil égal ses deux fils enfantés pour Saül et les cinq innocents qui ne sont pas de son sang ni de sa chair. Elle prend soin des rejetons de la lignée légitime autant que des siens propres. Elle veille sur les corps suppliciés pendant des mois. Elle reste là, silencieuse, clamant la noblesse du corps meurtri. Longuement–durant toute une saison–elle est là pour prendre souci de la chair. Sans prononcer une seule parole, elle « parle » un langage clair de réconciliation. Riçpa est une figure magnifique de maternité élargie. C’est pour la vie qu’elle œuvre.

L’attitude de Riçpa déclenche ainsi d’autres attitudes en chaîne. Par sa seule présence silencieuse, elle rassemble des hommes différents par le lignage et la génération. Pas d’amertume sur ses lèvres ou dans son cœur pour David ou les Gabaonites. Bien plus : elle déclenche chez David un nouveau rassemblement, la récapitulation de quatre générations d’une famille dans une même sépulture. David, apprenant ce qu’elle a fait, décide de mettre au tombeau les ossements des sept morts de Guibéa. Il fait aussi rapatrier les ossements de Saül, et de son fils Jonathan enterrés, bien longtemps déjà, au-delà du Jourdain. Les corps sont enfin traités comme ils doivent l’être. C’est la récapitulation de toute la lignée [15].

Sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix est arrêtée au Carmel d’Echt le 2 août 1942, un jour du mois d’Ab où les Juifs commémorent la destruction du Temple. Une lettre pastorale de protestation courageuse de la hiérarchie hollandaise catholique et protestante contre les déportations massives des Juifs d’Europe vers l’Est, lue par les évêques catholiques le 26 juillet, provoque l’arrestation de tous les religieux non aryens réfugiés dans les couvents : on arrête ainsi 245 convertis au catholicisme, selon certaines estimations jusqu’à 1200 personnes.

Dans l’offrande de son propre corps de femme, de juive, de chrétienne, de carmélite, elle porte à son accomplissement sa double identité : juive par ses origines, c’est-à-dire son appartenance au peuple de l’Alliance, chrétienne par son engagement à reproduire dans sa propre chair le don du Christ qui se livre à la mort « pour notre salut ». Cette double identité constitue la carmélite dans sa contemplation de la Croix. « Le don total de son être et de sa vie la fait entrer dans la vie et les travaux du Christ, lui permettant de compatir et de mourir avec lui, de cette mort terrible qui fut pour l’humanité la source de la vie. Ainsi l’épouse de Dieu connaît-elle une maternité surnaturelle qui embrasse l’humanité rachetée tout entière », avait-elle écrit dans une conférence sur la femme [16].

Deux femmes qui retissent le lien

Riçpa est debout au cœur de la création où se joignent les grandes articulations du temps et de l’espace du monde créé : jour et nuit, terre et ciel, début et fin d’un cycle naturel. Riçpa est une femme de la terre, elle délimite l’espace et chasse les bêtes des champs. Elle est aussi tournée vers le ciel, elle chasse les oiseaux du ciel qui s’emparent des cadavres. Elle indique la place de l’homme au cœur de la création : debout sur le sol et tendu vers le ciel. Riçpa est attentive à ces sept corps morts, exposés sur la colline. Pourquoi cette longue veille qui peut apparaître stérile, absurde ? Pourquoi protéger des corps sans vie ? Sa longue veille est-elle un hommage désespéré ? Attend-elle « quelque chose » de l’ordre de la vie pour les fils qu’elle veille ? La mort a-t-elle le dernier mot ? Autant de questions qui hantent tout être humain, croyant ou non. Aux pieds de ses sept fils morts, sur les hauteurs de Gabaon, elle préfigure la mère de l’Unique sur les hauteurs du Golgotha, où la Vie du Ressuscité triomphe dans la mort du Crucifié.

Édith Stein est une femme debout au cours de sa longue recherche de vérité. Déployée d’abord par un effort philosophique peu commun à son époque, cette recherche de vérité se manifeste à travers une attention persévérante à l’épiphanie de l’Être éternel dans l’être fini, c’est-à-dire dans le développement de l’âme humaine en quête de Dieu et créée à l’image de Dieu. Elle porte une grande attention aussi à la quête de tous ceux qu’elle écoute, conseille, dirige par ses paroles et plus encore par son exemple, au cours de sa longue expérience d’enseignante, d’éducatrice, de conférencière. La vérité humainement cherchée se déplace du phénomène à appréhender vers la Vérité en personne à rencontrer, à écouter, à aimer. La « Science de la Croix » a tellement transformé l’âme d’Édith qu’elle est prête à témoigner de Celui qui est devenu pour elle « le Chemin, la Vérité, la Vie », dans l’anonymat d’Auschwitz.

Debout au plus noir de l’horreur, Thérèse-Bénédicte prend soin des corps promis à la mort dans le camp de Westerbork.

Parmi les prisonniers qui sont arrivés le 5 août au camp de Westerbork, Sœur Bénédicte tranchait nettement sur l’ensemble par son comportement paisible et son attitude calme. Les cris, les plaintes, l’état de surexcitation angoissée des nouveaux venus étaient indescriptibles ! Sœur Bénédicte allait parmi les femmes comme un ange de consolation, apaisant les unes, soignant les autres. Beaucoup de mères paraissaient tombées dans une sorte de prostration, voisine de la folie ; elles restaient là à gémir comme hébétées, délaissant leurs enfants. Sœur Bénédicte s’occupa de petits enfants, elle les lava, les peigna, leur procura la nourriture et les soins indispensables. Aussi longtemps qu’elle fut dans le camp, elle dispensa autour d’elle une aide si charitable qu’on en demeure tout bouleversé [17].

D’anciens codétenus témoignent :

Lorsque je rencontrai cette femme dans le camp de Westerbork, je le sus immédiatement : c’était vraiment quelqu’un de grand. [...] C’était l’image de cette femme un peu plus âgée qui avait l’air si jeune, qui était si intègre, si sincère et authentique. Au cours d’un dialogue, elle affirma : “Le monde est fait d’oppositions [...] mais en fin de compte, rien ne restera de ces contrastes. Seul le grand amour restera. Comment pourrait-il en être autrement ?” Elle parlait avec tant d’assurance et d’humilité que ses auditeurs devaient être captivés. Un échange de paroles avec elle, c’était un voyage dans un autre monde. Au cours de ces minutes, Westerbork n’existait plus.

Deux femmes qui annoncent « la Femme »

Riçpa, la mère qui veille sur le corps de ses fils, est assumée par Marie, « la mère ». Marie accomplit à la Croix ce que Riçpa a prophétisé : honorer la chair à temps et à contretemps, ouvrir une brèche de vie dans un monde de violence et de mort. L’évangéliste Jean reprend l’image de Riçpa debout aux pieds de fils morts. Marie est debout, au pied de la Croix où son Fils unique innocent meurt et donne vie. Riçpa ouvre sa maternité à d’autres qu’à ses propres fils. Marie au Golgotha devient mère d’un autre fils, le disciple bien-aimé. Ici, la figure prophétique de la mère en sa maternité élargie. Là, la femme accomplie en sa maternité agrandie. « Femme, voici ton fils ! » Elle annonce la tendresse de cette Mère pour son Fils, la tendresse de toute mère pour ses enfants, la tendresse de Dieu pour l’homme. Dieu est plus mère que toutes les mères, infiniment. Tout ce qu’il y a de tendresse dans le cœur des mères n’est qu’un lointain jaillissement de la tendresse du cœur de Dieu.

Édith Stein a beaucoup écrit sur la femme. Elle n’a pas fait d’exposé sur la Femme, mais Marie est implicitement présente dans ses conférences sur le rôle et la mission de la femme dans la société et dans l’Église. Toute femme « porte en elle quelque chose de l’héritage d’Ève et elle doit chercher le chemin qui mène d’Ève à Marie ». Marie réalise en plénitude l’image de la femme qui a toujours une place pour l’autre et à côté de l’Autre. Attentionnée à tout manque comme à Cana, accueillant le disciple au pied de la Croix, l’altérité est inhérente à sa propre personne.

Durant sa retraite de profession solennelle, le Vendredi-Saint, 15 avril 1938, sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix rédige un poème intitulé « Au pied de la Croix », qu’elle va recopier plusieurs fois pour l’offrir à d’autres :

Au pied de la Croix je me suis tenue avec toi aujourd’hui
et j’ai ressenti clairement, comme jamais,
qu’au pied de la Croix tu es devenue notre Mère.
La fidélité d’une mère ici-bas prend déjà tant à cœur
D’accomplir la dernière volonté de son fils !
Mais toi, tu étais de plus la servante du Seigneur.
L’être et la vie du Dieu fait homme étaient gravés
tout entiers dans ton être et dans ta vie.
Et c’est ainsi que tu as pris les siens dans ton cœur.
Par le sang de ton cœur, par tes souffrances amères,
tu as acquis pour chacune de ces âmes une vie nouvelle.
Tu nous connais tous : avec nos plaies, nos faiblesses ;
Tu connais aussi la splendeur céleste dont l’amour de ton Fils
désire nous inonder dans l’éternelle clarté.
Ainsi tu prends à cœur d’orienter nos pas.
Aucun prix ne te semble trop élevé pour nous mener au but.
Mais à ceux que tu as choisis pour être de ta suite
et t’entourer un jour près du trône éternel,
Il revient de se tenir avec toi, ici, tout près de la Croix.
Par le sang de leur cœur, par d’amères souffrances,
ils ont mission d’acquérir la splendeur céleste
pour toutes ces âmes de grand prix
que le Fils de Dieu leur a confiées et données en héritage [18].

Auschwitz, 9 août 1942

Un groupe de femmes et d’enfants dénudés est conduit vers le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Parmi eux, Édith Stein, matricule 44074. À peine un nom sur un registre. Les cendres d’Édith Stein sont répandues quelque part sur les terrains d’Auschwitz le dimanche 9 août 1942. Il n’y a pas de pierre tombale. Une parmi six millions de victimes. Dans ce Lieu établi sous le signe de la négation de Dieu et de la négation de la dignité humaine, Édith Stein, sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix, épouse de l’Agneau et martyre, ne laisse d’autre trace que le témoignage de sa vie en quête de vérité, le message de sa parole sous le regard de Celui qui est la Vérité et l’accomplissement de sa Pâque comme témoin d’Israël et comme martyre du Christ.

Sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix (Édith Stein) se dresse comme pierre levée, mémorial pour l’Europe.

[1Personnellement, j’ai découvert ce personnage biblique à travers les livres de Ph. LEFEBVRE, o.p., notamment Livres de Samuel et récits de résurrection, Paris, Cerf, 2004 et La Vierge au Livre. Marie et l’Ancien Testament, Paris, Cerf, 2004.

[2Cité par M. LENA, « L’histoire en secret », dans Études (juillet 1998), p. 805.

[3Ibidem p. 804.

[4Le « sol » dont elle porte le nom souligne son enracinement. Il y a dans ce nom un parfum « adamique » en ce sens qu’Adam devait son nom à la terre dont il a été tiré, Adam, le « glébeux » (A. Chouraqui). Riçpa comme nom commun est traduit par lithostrôton en 2 Ch. 7,3 et Est 1,6.

[5Le mot Gabbatha rappelle l’appellation de la Septante pour la cité de Saül où les sept sont suppliciés : Guibéa en hébreu ou Gabaa, Gabaon.

[6Béatifiée le 1er mai 1987 à Cologne, canonisée le 11 octobre 1998 à Rome, déclarée co-patronne de l’Europe le 1er octobre 1999 avec sainte Catherine de Sienne et sainte Brigitte de Suède.

[7W. HERBSTRITH, Édith Stein, Ein neues Lebensbild in Zeugnissen und Selbstzeugnissen, Mainz, Matthias-Grünewald-Verl., 1983, p. 153.

[8« Comment je suis venue au Carmel de Cologne », dans Vie d’une famille juive, Paris, Ad Solem–Cerf–Carmel, 2008, p. 491.

[9Ibid., p. 491.

[10Ibid., p. 494-495

[11Ibid., p. 492

[12É. DE MIRIBEL, Comme l’or purifié par le feu, Paris, Plon, 1984, p. 190.

[13Ibid., p. 219.

[14Cité par Ch. FELDMANN, Édith Stein, juive, athée, moniale, Saint-Maurice (CH), Éditions Saint-Augustin, 1998, p. 141-142.

[15Les chapitres précédents du Deuxième livre de Samuel ont mis en lumière les innombrables manières de se séparer entre humains : fils contre père : Absalom dressé contre David ; cousin contre cousin : Joab tuant Amasa ; neveux contre oncle : les fils de Cerouya en conflit larvé avec David ; tribu contre tribu : Benjamin contre Juda.

[16Frauenbildung und Frauenberufe, cité par J. BOUFLET, Édith Stein, philosophe crucifiée, Paris, Presses de la Renaissance, 1998, p. 228.

[17Cité dans d’É. DE MIRIBEL, Comme l’or purifié par le feu, Paris, Plon, 1984, p. 213-214.

[18C. RASTOIN, Édith Stein, Malgré la nuit. Poésies complètes, Paris, Ad Solem – Cerf, 2002, p. 79.

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