Faut-il avoir peur des sorcières ?
À propos d’une icône du féminisme contemporain
Matthieu Bernard
N°2020-3 • Juillet 2020
| P. 67-80 |
Sur un autre tonUn thésiste en théologie, prêtre de l’Emmanuel, polytechnicien et philosophe s’est laissé distraire, durant le confinement, par des lectures divertissantes... à moins que l’interpellation des sorcières contemporaines sur le corps, le savoir, le pouvoir, n’atteigne la vie consacrée autant que l’écologie ou les mouvements de décroissance ?
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Les siècles écoulés, mais aussi la pression de l’industrie du divertissement, avaient fini par refouler le souvenir douloureux des procès de sorcières et de leurs condamnations. Déjà, dans le roman pour enfants Le Magicien d’Oz (1900), les méchantes sorcières de l’Est et de l’Ouest avait été supplantées par les figures, positives, de la gentille sorcière du Nord et de la fée du Sud. Plus récemment, diverses séries américaines [1] ont présenté des sorcières bienveillantes et sympathiques – et, bien sûr, élégantes, voire sensuelles. S’il met au premier plan un personnage masculin, Harry Potter a pu contribuer à cette revalorisation de l’image de la sorcière. Quant au film de Disney, Maléfique (2014), il se termine bien évidemment sur un « Happy end » qui scelle la conversion au bien de la sorcière repentie.
Toutefois, la résurgence contemporaine de la figure de la sorcière ne se réduit pas à cette appropriation gentille, proprette – et lucrative. Différentes figures féministes, souvent contestataires, revendiquent également l’héritage des sorcières anciennes. « Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ! », clament-elles dans les manifestations auxquelles elles participent. Cette filiation est certes fictive, dans la mesure où il n’y a pas eu de chaîne de transmission entre les victimes des procès iniques d’alors, et les militantes politiques d’aujourd’hui. Mais c’est une filiation symbolique – et c’est ce symbolisme que nous voudrions interroger.
Car il ne s’agit pas de quelques femmes isolées, plus ou moins « illuminées », qui relèveraient du folklore ou de la psychiatrie. Aux États-Unis, le collectif « WITCH » en 1968 semble avoir initié le mouvement, bientôt relayé par de nombreuses personnes, dont la plus célèbre est Starhawk, militante féministe néo-païenne et sorcière revendiquée, ayant participé à diverses mobilisations politiques de part et d’autre de l’Atlantique, notamment dans la ZAD (Zone à défendre) de Notre-Dame des Landes. En France, de 1975 à 1982, la revue Sorcières a accueilli dans ses pages les contributions des plumes les plus réputées : poètes, romancières, psychanalystes, universitaires, etc. De manière plus significative encore, l’essai récent de Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes [2] a fait l’actualité, remporté le « Prix de l’essai Psychologies – Fnac » 2019 et, surtout, un immense succès de librairie. Enfin, citons l’intérêt que la philosophe belge Isabelle Stengers a manifesté à plusieurs reprises pour ces figures de sorcières contemporaines [3].
Une chose doit être encore ajoutée. Nombre de ces sorcières soulignent l’ancrage spirituel de leur engagement militant. Il s’agit, la plupart du temps, d’une spiritualité « en marge », plus ou moins distante des grandes traditions religieuses et, particulièrement, des monothéismes [4]. Mais cette quête spirituelle et, surtout, son articulation à un projet « politique », au sens large du terme, interrogent. C’est bien pour cela qu’un discernement spirituel s’impose. Non pas un nouveau procès, comme s’il fallait soumettre ces sorcières contemporaines à la question ; bien plutôt, se mettre à leur écoute ; et leur proposer une rencontre, celle d’une figure biblique.
Sorcières d’hier et d’aujourd’hui
La sorcière semble être, sans exclusive, un nouveau visage du féminisme – mais il faudrait plutôt parler de visages, au pluriel, tant la figure de la sorcière est protéiforme dans la littérature et les engagements contemporains [5].
Mais pourquoi les sorcières ? Que trouve le féminisme contemporain de significatif, de pertinent, de parlant dans cette figure ancienne des sorcières ? Du travail d’écoute proposé par Céline du Chéné dans son enquête radiophonique, on peut repérer quelques éléments. Le plus décisif est peut-être celui-ci : la proposition révolutionnaire d’un retournement des conditions sociales établies. Les grands procès en sorcellerie – qui, soit dit en passant, ne datent pas vraiment du Moyen-Âge, mais plutôt de la Renaissance et de l’entrée dans l’ère Moderne, à l’heure du triomphe de la Raison – avaient jeté l’opprobre sur ces (souvent vieilles) femmes, vivant en marge de la communauté du village, indépendantes. Au point que toute femme dont on se méfiait était facilement accusée de sorcellerie. Cet état d’exclusion devient, aujourd’hui, une force invincible : la sorcière est dangereuse parce qu’elle échappe à l’ordre établi et le conteste. Un tel retournement n’est pas sans danger, il court le risque de renouveler la dialectique cyclique du maître et de l’esclave, ou de s’enferrer dans d’interminables revendications identitaires. Nonobstant ces écueils possibles, on comprend pourquoi la sorcière devient emblématique de la revalorisation des femmes dans des sociétés où elles ont longtemps été reléguées à une situation de « minorité ».
Dans l’imaginaire populaire et dans la littérature, les sorcières ne sont pas seulement marginales, elles sont encore transgressives. La fête du « sabbat », auquel elles sont réputées participer, est associée à des pratiques illicites : cannibalisme, inceste, copulation avec le diable, etc. La réappropriation contemporaine de la sorcière propose, dès lors, une « transmutation des valeurs », pour parler comme Nietzsche. On ne s’étonnera donc pas de son émergence au moment de la « révolution sexuelle » de la seconde moitié du XXe siècle ni, plus récemment, de la popularité de la figure de la sorcière dans les milieux LGBT. C’est évidemment un lieu où le dialogue avec le christianisme et l’Église est difficile – et les sorcières actuelles sont largement enclines à critiquer ce qu’elles considèrent comme un catholicisme patriarcal. Le dialogue entre l’une et l’autre » visions du monde » restera probablement toujours restreint, voire impossible. Mais il convient d’entendre leur interpellation, afin d’examiner si notre vie ecclésiale ne consacre pas trop facilement les valeurs d’un conservatisme bourgeois.
Enfin, la figure de la sorcière est paradoxale. Certes, elle était marginalisée, crainte, voire honnie ; pourtant, elle était nécessaire à la vie des villages, puisque ces femmes étaient aussi guérisseuses – par des « sorts », parfois, par des plantes, souvent ; avant la médicalisation de la naissance, elles étaient aussi les sages-femmes des communautés villageoises. Bref : on avait recours à leur savoir et leur art. Cette expertise pratique témoignait d’un contact avec la nature, d’une connaissance du monde des minéraux, plantes et animaux. Carlo Ginzburg souligne ainsi la proximité des sorcières avec le chamanisme. La réappropriation contemporaine de cette figure, en tous cas, valorise ce lien au cosmos, en phase avec les préoccupations environnementales actuelles. Ainsi parle-t-on d’« écoféminisme », pour dire la convergence des luttes entre revalorisation des femmes dans la société et soin des écosystèmes. « Tout est lié », explique une sorcière interviewée par Céline du Chéné, reprenant, certainement sans le savoir, le motif directeur de l’encyclique Laudato Si’ du Pape François.
« Rebelle, belle et savante » : c’est ainsi que Xavière Gautier, fondatrice de la revue Sorcières, résume cette « icône » du féminisme. Dans un langage plus abstrait, on pourrait dire : le pouvoir, le corps, et le savoir [6]. Tels sont les axes selon lesquels nous poursuivons notre enquête [7].
Dévoiler les corps
Une étape décisive des anciens procès en sorcellerie consistait en l’examen attentif du corps de la femme incriminée. Il s’agissait de repérer les marques que le diable avait, pensait-on, imprimé à même la chair de celles qui lui appartenaient. À cela s’ajoutait la croyance d’un corps plus léger, aérien – lui permettant de chevaucher les airs sur son balai ! Qu’il soit proclamé laid, comme celui de la vieille femme, ou, au contraire, d’une beauté aussi irrésistible que suspecte, le corps de la sorcière n’est en tous cas pas « normal » [8].
Dans les réappropriations contemporaines, la question du corps tient, de facto, une place essentielle. Nous avons signalé l’engagement de nombreuses sorcières dans les combats politiques autour de la sexualité – et de la libéralisation de l’avortement. Il ne s’agit certes pas d’ignorer à bon compte la distance entre certaines de ces prises de position et l’éthique sexuelle catholique ; mais on peut toutefois relever, chez plusieurs essayistes chrétiennes, une critique assez similaire de la mainmise scientifique sur le corps des femmes [9]. Car pour les sorcières, sous-jacente à leurs combats politiques, se dessine une vision du monde qui conteste l’approche mécaniste de la technoscience contemporaine ; Starhawk critique la césure moderne entre la personne et son corps, ce qu’elle appelle la « fin de l’immanence » [10].
À l’opposé de cette mécanique moderne, qui réduit le corps propre à une simple matière quantifiable, les sorcières prônent la vision d’un corps signifiant. Il y a, nous semble-t-il une certaine parenté d’interprétation avec les « Femen » [11]. Ces dernières, en effet, investissent l’espace public avec leur corps nu, recouvert de grandes lettres. Un corps qui parle. Les sorcières semblent hostiles à une telle ostension de la nudité, qui se soumet, sans s’en rendre compte, aux attentes du voyeurisme masculin. Mais l’idée d’un « corps parlant » semble toutefois commune. Le corps de la sorcière est son lieu d’apparition dans le monde. Il est, en lui-même, l’épiphanie d’une puissance prophétique de contestation. Christelle Enault, une autre sorcière interrogée par Céline du Chéné, souligne le rapport entre corps et parole. Il faut, dit-elle, « revenir au corps, à la voix, au son ». Ce changement de perspective conteste l’abstraction de l’épistémè moderne et fait droit à ce qu’on pourrait appeler le « phénomène de l’incarnation ».
Encore faut-il souligner que le corps dont il est question ici n’est pas celui d’un individu isolé ; mais il est en lien, en osmose peut-être, avec la nature. On retrouve ici, en amont de la modernité, l’idée médiévale de l’être humain comme microcosme ; mais il faut reconnaître que c’est une intuition partagée avec les visions du monde animiste et totémiste. Le corps de la sorcière communie au corps du monde, et en est la parole signifiante.
Rêver l’obscur
Cette contestation corporelle de l’épistémè moderne introduit, déjà, la question du savoir. Nous avons relevé que les grands procès ont eu lieu à l’époque de l’émergence de la rationalité moderne. Les « remèdes de bonne femme » pesaient peu de poids face aux progrès scientifiques ; la sorcellerie apparaissait dès lors comme un résidu d’irrationalité, qu’il convenait de résorber.
De fait, dans leur œuvre de réappropriation, les sorcières actuelles semblent assez unanimes à souligner les limites de la vision mécaniste du monde, de la rationalité cartésienne. Pour autant, les accuser tout simplement d’irrationalisme serait précipité. Ainsi Starhawk avance-t-elle que la science la plus récente a, elle aussi, contesté l’épistémologie mécaniste ; la science moderne, explique-t-elle, reconnaît « ce que les chamans et les sorcières ont toujours su : que l’énergie et la matière ne sont pas des forces séparées mais des formes différentes de la même chose ». Le lien affirmé entre énergie et matière évoque, bien évidemment, la relativité restreinte d’Einstein ; mais la physique quantique interroge également, quoique d’une autre manière, les présupposés dualistes de la mécanique moderne.
Sans rentrer dans ces débats épistémologiques, retenons en tous cas le désir de proposer, non pas un irrationalisme, mais une rationalité « autre ». C’est d’ailleurs ce qui a attiré l’attention de la philosophe Isabelle Stengers, trouvant une affinité avec sa propre démarche d’intelligence critique des sciences, et son intérêt pour les savoirs minoritaires ou alternatifs, tels que l’hypnose. On notera que l’hypnose a, récemment, trouvé place dans les pratiques médicales, y compris en milieu hospitalier ; de là à prôner l’usage de rituels et pratiques sorcières en médecine, il y a un pas qu’Isabelle Stengers se garde bien de franchir. Mais l’attention à l’irréductible, à ce qui déborde les prises de la rationalité mécaniste moderne, semble pouvoir être retenue.
Si l’on cherche à esquisser plus nettement les contours de cette rationalité alternative proposée par les sorcières contemporaines, on pourra souligner, dans leur discours, l’importance du champ lexical de la vision. Ainsi, dans les entretiens menés par Mona Chollet et Céline du Chéné, des expressions sont récurrentes : « voir différemment », « voir des choses que d’autres ne voyaient pas », « voir le monde d’une autre manière ». Cette « capacité de voir loin » ne doit, d’ailleurs, pas nécessairement être entendue dans le sens d’un pouvoir extra-lucide paranormal. Il peut s’agir, plus simplement, et plus sûrement, d’une vive attention au réel, quasi prophétique, apte à voir ce qui reste trop souvent inaperçu dans une vie ordinaire et encombrée.
Ajoutons encore que cette vision plus nette n’est pas un privilège secrètement gardé, mais semble induire, au témoignage de ces sorcières, une responsabilité pour autrui. Comme dans l’« allégorie de la Caverne » de La République de Platon, il convient de faire retour vers ses contemporains pour les initier à cette vue alternative – et supérieure. Ainsi s’annonce la dimension proprement politique du mouvement des sorcières.
Relier le politique au spirituel
Si le phénomène contemporain des sorcières nous intéresse, c’est, finalement, en raison de la revendication de sa portée « politique » – au sens le plus large du terme. Déjà, le savoir médicinal et guérisseur des anciennes sorcières leur conférait un pouvoir sur la société villageoise – non sans risque, d’ailleurs, puisqu’il les exposait en même temps à devenir les victimes toutes désignées d’une violence sacrificielle, selon les mécanismes du désir mimétique mis en évidence par René Girard [12].
Nous avons relevé plus haut le risque d’emballement incontrôlé de la dialectique du maître et de l’esclave. Notons à ce titre que Judith Butler, dans le cadre des débats du « troisième féminisme », a relu et réinterprété cette dialectique hégélienne, en revalorisant la question du corps. Elle refuse d’y voir le jeu de figures sociales préétablies, d’identités figées ; la dialectique propose plutôt la rencontre d’êtres humains concrets, incarnés, posant une option entre violence et reconnaissance réciproque. L’issue heureuse, c’est-à-dire non violente, de cette rencontre, suppose l’accueil de la vulnérabilité [13].
Pour revenir aux sorcières contemporaines, il convient de noter un élément tout à fait significatif : celles-ci, revendiquant la portée politique de leur engagement, et donc une forme de lutte, ne renoncent pourtant pas à une certaine forme de « marginalité ». Que cela signifie-t-il ? Elles proposent plusieurs distinctions. Ainsi, le « pouvoir-sur », pouvoir de l’autorité, imposé d’en haut, est-il opposé au « pouvoir-du-dedans » ; ou encore, reprenant une distinction du philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, distinguent-elles « pouvoir » et « puissance », en privilégiant la seconde. Pour une oreille chrétienne, ce terme de puissance est familier, il évoque la « puissance du Saint-Esprit » promise pour la Pentecôte [14], autrement dit le don d’une force proprement prophétique.
Ces distinctions de langage donnent à penser. On sait que la « promotion » de la femme peut se dire, en anglais, promotion ou empowerment. Le premier terme est considéré par les féministes comme insuffisant : il fait de la femme un objet, ou il l’assujettit à un pouvoir qui lui est concédé de l’extérieur d’elle-même ; le second terme, largement préféré, risque toutefois d’entretenir la lutte des sexes et les conflits de pouvoir. Préférer, avec les sorcières contemporaines, la « puissance » au « pouvoir », c’est espérer la possibilité d’une force politique féminine qui fasse entendre une voix spécifique. Comme le dit encore Xavière Gautier, dans l’ordre de l’écriture : « Que les femmes ne retiennent pas ce qu’elles ont à dire de différent, qu’elles n’essaient pas d’imiter, de parler et d’écrire absolument comme les hommes. »
Un certain nombre de ces sorcières associent, et c’est là encore une caractéristique digne d’attention, recherche spirituelle et engagement politique. La plus médiatique d’entre elles, Starhawk, propose ainsi, dans les manifestations auxquelles elle participe, l’usage de rituels et de la magie – qu’elle comprend, semble-t-il, dans un sens ni superstitieux, ni New Age, mais comme une pratique collective visant à modifier l’état de conscience d’un groupe pour lui conférer de la puissance. Cette puissance de l’action collective, que ne renierait pas une philosophe politique aussi sérieuse qu’Hannah Arendt [15], n’est-elle pas en défaut dans nos démocraties occidentales fatiguées ? Et l’on peut retenir, du témoignage de ces sorcières actuelles, le besoin d’une force proprement spirituelle pour susciter l’action politique.
Une puissance prophétique
Proposons, maintenant, un exercice spirituel. Admettons que vous connaissez une de ces sorcières contemporaines, et que vous avez à cœur de lui faire rencontrer un personnage biblique. Qui vous viendrait à l’esprit ?
Sans exclure totalement le corpus des écrits de sagesse, il ne nous semble pas le lieu scripturaire le plus adéquat. D’une part, en effet, la Sagesse personnifiée, « Dame Sagesse », risquerait, peut-être à tort, d’être perçue comme l’une de ces manifestations du « discours du sublime » dont se méfie, à juste titre, Anne-Marie Pelletier [16] : exalter une Femme idéalisée, pour mieux ignorer la condition des femmes réelles. D’autre part, les femmes sages du livre des Proverbes semblent, au moins en première lecture, être de parfaites maîtresses de maison – figure repoussoir s’il en est pour le féminisme militant contemporain [17] !
En réalité, la réappropriation contemporaine de la figure de la sorcière n’est pas sans évoquer la tradition prophétique. En reprenant les trois axes qui ont guidé notre enquête, le corps, le savoir et le pouvoir, on perçoit même des convergences significatives.
La prophétie est un phénomène de parole, c’est entendu. Mais le corps du prophète revêt également une importance cruciale, comme puissance d’interpellation. Que ce soit Osée, qui s’unit à une prostituée (cf. Os 1,2s) ; que ce soit Isaïe, marchant nu et déchaussé dans les rues de Jérusalem (cf. Is 20,1-6) ; que ce soit, plus souvent encore, Jérémie avec sa ceinture, une poterie, un joug (cf. Jr 13,1-11 ; 18,1-12 ; 27-28) : les prophètes usent de gestes symboliques, les « mimes prophétiques », de telle sorte que le corps du prophète est un corps parlant. On peut évoquer, également, la puissance thaumaturgique du corps d’Élie, s’allongeant sur le cadavre d’un jeune défunt pour lui rendre vie (cf. 1 R 17,21) [18], ou encore les reliques miraculeuses du corps d’Élisée (2 R 13,21), après que la mort lui eut soustrait l’usage de la parole ! La leçon de sagesse que tire le Siracide du ministère d’Élisée est tout à fait explicite : « jusque dans la mort son corps prophétisa » (Si 48,13).
Par ailleurs, le prophète est doté d’un savoir visionnaire. Plus que la prédiction de l’avenir, à laquelle on réduit trop souvent le savoir prophétique, il s’agit d’une capacité, reçue de Dieu, à voir ce que les autres ne voient pas – parce qu’ils ne veulent pas voir : un phénomène d’oppression sociale, une alliance politique désastreuse et, fondamentalement, un aveuglement face à la présence et l’agir divins. Il serait trop long de répertorier ici toutes les expériences de vision des prophètes de l’Ancien Testament. Rappelons simplement les premiers mots du livre d’Isaïe : « Vision d’Isaïe, fils d’Amoç » (Is 1,1) ; ou bien la question insistante posée par YHWH à Jérémie, tout juste établi prophète : « Que vois-tu, Jérémie ? » (Jr 1,11.13) Et la mission paradoxale du prophète Isaïe, qui doit « engluer les yeux » (cf. Is 6,10) du peuple récalcitrant, est ordonnée à une illumination future : le dévoilement d’un refus coupable de voir le réel à la manière de Dieu.
Enfin, il faut noter combien les prophètes exercent, en particulier au temps de la royauté en Israël, le rôle d’un réel contre-pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui différencie les faux prophètes ou prophètes de cour, flattant le souverain, des vrais prophètes, lesquels contestent le pouvoir royal lorsqu’il s’éloigne de l’Alliance avec YHWH. Il faut noter que le prophète ne cherche jamais à prendre la place du roi, mais il l’interpelle par la seule puissance de l’Esprit. Tout au plus pourrait-on faire l’hypothèse qu’Élie, après le sacrifice du Carmel, a eu la tentation de supplanter Achab ; mais il est « conduit au désert » où il fera la rencontre décisive du Dieu vivant, avant de transmettre l’onction prophétique à Élisée (cf. 1 R 18,19). De plus, le souci des pauvres, récurrent dans le ministère prophétique en Israël, n’est pas éloigné de l’intérêt pour les « marges » dans l’engagement des sorcières contemporaines.
Sorcières et prophétesses
S’il semble ainsi pertinent de faire dialoguer les sorcières avec le mouvement de la prophétie biblique, on ne manquera pas de soulever une objection essentielle : les figures qui viennent d’être rappelées sont toutes... masculines ! Ne serait-ce pas là le signe d’une soumission fatale du prophétisme de l’Ancien Testament au pouvoir patriarcal ?
C’est ici qu’il faudrait évoquer les différentes figures féminines de la prophétie biblique. Et tout d’abord Miryam, « la prophétesse » (Ex 15,20), sœur de Moïse et d’Aaron ; puis Déborah, la nécromancière d’En Dor, Houldah, ou encore l’épouse d’Isaïe, appelée elle aussi et sans doute réellement prophétesse (cf. Is 8,3), etc. Telles sont les femmes à qui Irmtraud Fischer a consacré une étude attentive, Des femmes messagères de Dieu [19], dans une perspective d’interprétation genderfair, c’est-à-dire respectueuse de la dualité sexuelle [20]. Nous renvoyons le lecteur à cette étude – et, surtout, au texte biblique lui-même, tellement apte à « déconstruire » les schémas de pensée trop humains.
Déjà, le traité Meguila du Talmud de Babylone avait repéré, à côté des quarante-huit prophètes masculins, sept prophétesses : Sarah, Myriam, Deborah, Hannah, Abigaïl, Houldah et Esther [21]. Même si le chiffre 7 est symbolique, on est, certes, loin de la parité ! Mais il y a, aussi, la promesse révolutionnaire – ou, pour mieux dire, eschatologique – du livre de Joël. Dans l’oracle de Jl 3,1,2, on lit en effet :
Après cela je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens, des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit.
La répétition d’une formule paritaire, « fils et filles », « hommes et femmes », laisse espérer, pour l’âge messianique, un phénomène prophétique auquel les deux « genres » pourraient pleinement prendre part, sans concurrence ni assujettissement [22]. On sait que cette parole de Joël sera reprise par Pierre, au début des Actes des Apôtres, pour interpréter l’événement de la Pentecôte (cf. Ac 2,16-21). Promesse d’une Église réellement prophétique, faite de femmes et d’hommes en communion.
Une telle Église authentiquement prophétique est à même, nous l’espérons, de dialoguer avec les sorcières contemporaines – et, plus largement, avec le cri du féminisme du début du XXIe siècle. Qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agissait pas, dans ces lignes, de chercher à « récupérer » la figure des sorcières, mais d’entendre leur interpellation et se laisser stimuler par elles. Une triple interpellation : la pensée chrétienne du corps et de la nature est encore à recevoir et développer ; l’intelligence du mystère chrétien, dans le contexte d’une rationalité moderne fatiguée, est à renouveler ; la portée politique de la foi ne doit jamais être étouffée – et, notamment, le souci des personnes aux marges de la société.
[1] La première du genre fut Bewitched (Ma sorcière bien aimée), suivie plus récemment par Buffy ou Charmed.
[2] M. CHOLLET, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Zones, 2018.
[3] Isabelle Stengers a édité les traductions françaises des ouvrages de Starhawk. De sa plume, citons : I. STENGERS et T. NATHAN, Médecins et sorciers, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1995 ; I. Stengers et P. PIGNARRE, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2005.
[4] De manière non absolue, puisque certaines sorcières emploient, dans leurs rituels, des prières chrétiennes.
[5] Sans donner systématiquement les références précises, les éléments que nous présentons sont principalement collectés, outre le travail de Mona Chollet, dans l’étude documentaire de Céline du Chéné, sous la forme d’une série d’émissions à France Culture, encore disponibles en podcast : www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/sorcieres. Cette enquête a, par la suite, été publiée sous forme de livre : C. DU CHENE, Sorcières. Une histoire de femmes, France Culture – Michel Lafon, 2019.
[6] De manière plus systématique encore, on pourrait dire : l’avoir, le savoir et le pouvoir – puisqu’il y a un lien essentiel entre le « corps » et l’« avoir », comme le dévoile le principe juridique de l’habeas corpus. Certes, Xavier Lacroix note avec raison que le verbe « avoir » ne suffit pas pour dire la relation du sujet à son corps, et qu’il faut plutôt articuler les affirmations « j’ai un corps » et « je suis mon corps » ; cf. X. LACROIX, Le corps de chair. Les dimensions éthique, esthétique et spirituelle de l’amour, Cerf, 2001, p. 191-196.
[7] Les titres des trois prochains paragraphes sont tirés de la présentation que donne de son travail Camille Ducellier, artiste multimédia et sorcière revendiquée. Ils expriment, nous semble-t-il, ces trois « existentiaux » du corps, du savoir et du pouvoir.
[8] Qui plus est, à travers son activité de guérisseuse, sage-femme – et, aussi, avorteuse – la sorcière exerçait un pouvoir sur le corps d’autrui.
[9] Cf. en particulier M. DURANNO, Mon corps ne vous appartient pas, Albin Michel, 2018.
[10] Elle estime que ce biais remonte au mouvement des « enclosures » dans les campagnes, à partir du XVIe siècle. En français, les ouvrages suivants sont disponibles : STARHAWK, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, 2019 ; Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global, Cambourakis, 2016 ; Quel monde voulons-nous ?, Cambourakis, 2019.
[11] Même si des divergences profondes existent entre ces deux mouvements.
[12] Jeanne Favret-Saada, interrogée par Céline du Chéné, relève que beaucoup veulent expliquer les catastrophes, et les conjurer, par l’hypothèse qu’une partie de l’humanité dispose de pouvoirs anormaux. Dans la pensée de R. Girard, cette idée que le « bouc-émissaire » dispose d’un bien ou d’un pouvoir désirable est directement reliée à sa mise à mort par la communauté.
[13] Cf. principalement J. BUTLER et C. MALABOU, Sois mon corps, Bayard, 2010 ; également : J. BUTLER, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle, PUF, 2011.
[14] Cf. Ac 1, 8 ; le terme grec dunamis est rendu, dans la traduction liturgique et dans la Bible de Jérusalem, par « force », mais la TOB opte, non sans raisons, pour « puissance ».
[15] Nous faisons ici allusion à l’importance du phénomène de l’action, engagement politique commun qui fait surgir du neuf, à la différence du travail et de l’œuvre (telles sont les catégories de philosophie sociale développées dans H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1994).
[16] Cf. A.-M. PELLETIER, L’Église, des femmes avec des hommes, Cerf, 2019.
[17] On peut proposer une lecture féminine, et féministe, des écrits de Sagesse, comme l’a fait notamment Irmtraud Fischer ; cf. I. FISCHER, Femmes sages et dame Sagesse dans l’Ancien Testament. Femmes conseillères et éducatrices au nom de Dieu, Cerf, 2010. Mais ces écrits susciteraient, nous semble-t-il, une méfiance viscérale spontanée de la part des sorcières contemporaines, qui n’en percevraient probablement pas la force subversive discrète.
[18] Le parallèle avec Élisée donne lieu à une description encore plus incarnée, cf. 2 R 4,34.
[19] I. FISCHER, Des femmes messagères de Dieu. Le phénomène de la prophétie et des prophétesses dans la Bible hébraïque. Pour une interprétation respectueuse de la dualité sexuelle, Cerf, 2009.
[20] Cf. ibid., p. 20-22.
[21] Cf. C.-A. GUGENHEIM, « Les femmes prophétesses. À partir du traité Meguila 14b du Talmud de Babylone », Pardès 43 (2007), p. 103-121.
[22] Notons que la citation étend l’inspiration prophétique aux « esclaves », conformément à la préoccupation pour la justice sociale partagée tant par les prophètes de l’Ancien Testament, que par les sorcières contemporaines.