Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’autre Thérèse de Lisieux (2e partie)

Yann Vagneux

N°2020-3 Juillet 2020

| P. 49-66 |

Orientation

Avec l’attention aiguë aux écrits spirituels qu’on lui connaît, le père Yann Vagneux achève de tracer l’itinéraire insolite de cette Carmélite de Lisieux dont nous avions fait connaissance dans notre dernier numéro (Vs Cs 2020-2, p. 47-60). La direction spirituelle du père Le Saux et le soutien de ses sœurs carmélites n’ont pas été pour rien dans la manière dont sœur Thérèse put accomplir sa course, dans la mystérieuse liberté de l’Esprit. Contenu en lien : Vidéo « L’autre Thérèse de Lisieux » (8:00)

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En octobre 1969, Thérèse revint seule à Allahabad parmi les brahmanes et ce nouveau séjour continua à lui donner l’assurance dont elle aurait besoin pour son implantation érémitique.

À travers la nuit (1970-1971)

Cependant, sa marche n’était pas dénuée de craintes tant elle avançait ignorante de la manière dont le Seigneur allait la conduire au port de son désir : « Cela reste bien un chemin de foi dont je ne puis guère prévoir encore quel sera le point final et c’est ce qui est le plus dur car, pour le moment encore, ce n’est que du provisoire [1] ». Henri Le Saux fut ici un accompagnateur remarquable pour l’aider à se libérer de tout ce qui la paralysait intérieurement :

Vous m’avez trouvé dur dans ma dernière lettre [...]. Mais il y a une telle divergence entre ce que vous êtes au fond, ce que vous sentez si bien en ce même fond et les invraisemblables craintes de votre nature superficielle ; je veux dire : vous êtes réellement libre au fond de vous, et si peu à la surface, que je voudrais enfin chez vous l’explosion [...] qui enverrait aux quatre vents toute cette poussière de surface qui vous empêche d’être vous [2].

Pour surmonter ses peurs, qui bien souvent s’enracinaient dans des questions très matérielles de la vie quotidienne ou encore dans l’inconnu quant à son visa et son indult, Thérèse pouvait puiser dans le meilleur de la tradition carmélitaine :

Je relis saint Jean de la Croix. Je sens très fort l’exigence pour moi de ces terribles nada mais je n’ai pas le courage de me lancer dans cette voie... [...] Celui qui a commencé l’œuvre en moi la mènera bien à son terme selon la manière à la fois forte et douce dont il a toujours usé envers moi [3].

Henri Le Saux comprenait aisément le défi que représentait le passage des sécurités de la vie communautaire cloîtrée aux incertitudes de la vie au grand air en solitude – lui-même en avait l’expérience au début de son cheminement indien :

Elle mûrit et découvre sa valeur personnelle d’année en année. Que c’est long de se libérer des limitations de la vie enfermée ! Il faudrait pouvoir unir l’intériorisation de cette vie avec la personnalité. Une fois la synthèse réussie, c’est merveilleux. J’ai toute confiance pour elle [4].

Au mois d’avril 1970, Thérèse retrouva le silence de Kausani et Bhowali et, depuis son ermitage montagnard de Gyansu, Abhishiktananda l’encourageait à vivre son nouveau séjour dans les Himalayas de façon profondément contemplative, loin de tout souci, la seule attitude accordée à la beauté des lieux :

Le Gange est là, j’apprends à simplement le regarder. Cette simplicité du regard – pur regard – sans réflexion ni sur le regardant, ni sur le regard, ni sur le regardé – si difficile à nos têtes occidentales. Le secret même de l’Orient. [...] Soyez ce pur regard dans vos bois, dans la nature ; Dieu est en ce pur regard [5].

La sérénité du Kumaon fut de courte durée. Quand Thérèse redescendit à Allahabad à la mi-juillet en projetant de s’installer à Haridwar dès l’automne, elle découvrit une lettre de la Sacrée Congrégation des Religieux qui refusait la prolongation de son indult d’exclaustration. Il lui était signifié que ce qu’elle vivait n’avait « que peu ou pas de rapport avec la vie d’une religieuse carmélite » et que si elle persistait « dans son désir de continuer l’expérience, elle devrait demander une dispense de ses vœux solennels [6] ». Le choc fut rude pour Thérèse qui se trouvait soudainement confrontée à un choix impossible, refusant tout autant d’abandonner le Carmel que de renier son appel érémitique au cœur de l’hindouisme :

Et qu’entendent-ils à Rome par dispense des vœux solennels ? Est-ce simplement le fait de quitter l’ordre ou la réduction pure à l’état laïc ? Comment pourrais-je renoncer à ma consécration au Seigneur ? [...] Je ne vous en mets pas plus long car les mots ne me viennent guère. Cela me fera tant de peine, d’une part de quitter l’ordre et, d’autre part aussi, de renoncer à l’œuvre entreprise. Mais le pire est de ne pas savoir ce que le Seigneur attend, le choix qu’il voudrait que je fasse. Je me sens terriblement misérable et lâche devant le sacrifice de quelque côté qu’il se trouve [7].

Bloquée à Pondichéry durant plus d’un an, Thérèse entra dans une nuit obscure qui la convoqua à un abandon plus grand et une foi plus vive envers Celui qui avait mis en son cœur un singulier appel. Se rappelant le visage de ses amis hindous, elle était renforcée dans son refus de les abandonner pour retrouver la vie cloîtrée qui n’était plus la sienne, même si elle voulait ne se départir en rien de la flamme contemplative de son ordre :

Quel que soit le choix, ce sera très dur ; très dur de quitter le Carmel, très dur de renoncer à ce qui est commencé juste au moment où les relations avec les hindous sont à leur maximum d’amitié. On se dispute ma présence chez les Narang et les Gupta. Monsieur Sharma m’a redit hier que la chambre à Haridwar était complètement assurée et gratuite pour six mois ! Être dans cette ville l’unique présence chrétienne, c’est tentant et y adorer silencieusement la Trinité, est-ce donc si anti-contemplatif et anti-carmélitain ? [8].

Malgré la distance géographique qui les séparait, l’accompagnement d’Abhishiktananda fut déterminant en cette période difficile et il ne s’accommodait en rien de consolations frelatées :

Ce dilemme est vraiment poignant et nul n’a le droit de vous indiquer une décision. Ce sont des cas où, devant Dieu, il faut faire le saut. On cherche à faire la volonté de Dieu. Ce n’est pas faux mais la volonté de Dieu n’est pas une chose objective, lointaine, qu’il s’agit de découvrir avec des lunettes d’astronome. [...] Dieu est dans le choix même que je fais, dans cet abandon qui n’est plus qu’un acte obscur d’espérance et de foi [9].
« Chacun a à découvrir et à réaliser avant tout sa propre vérité. Je veux dire en d’autres termes ce que vous appelleriez plus volontiers peut-être la volonté de Dieu – qui a à être cherchée non dans un idéal abstrait mais au fond de sa propre conscience. Ce que Dieu attend de moi en cet appel absolument singulier qui me constitue en personne ; ce que je découvre en moi comme l’élan le plus vrai, le plus spontané de ma source [10].

Thérèse était seule face au choix terrible dans « l’acte de foi constant et nu en lequel [elle devait] vivre ». Pourtant, elle savait que tant d’êtres chers espéraient pour elle : « Le Seigneur a donné juste ce qu’il fallait pour ne pas désespérer [11] ». Même en période de disette, sa foi restait sa grande force :

Les premiers jours, j’étais un peu déprimée et la première réaction de nature était de prendre mon indépendance et de partir mais, maintenant, j’ai retrouvé ma paix et je crois que le Seigneur sera content que je m’abandonne totalement à lui, même si, en agissant ainsi, je ferme les portes sur le plan humain... Je peux bien lui laisser la joie de faire encore une autre petite merveille pour moi, ne pensez-vous pas ? Il me semble que, dans le cas présent, ce n’est pas le tenter mais lui laisser l’honneur de prendre l’initiative [12].

Pour Abhishiktananda, si l’épreuve avait une fécondité, c’était assurément de conduire la carmélite vers un niveau plus profond de liberté intérieure en s’attachant encore plus fortement au Seigneur : « J’aimais votre confiance totale en la toute-puissance de l’Époux, qui n’est satisfait que lorsque l’épouse lui demande du vrai diamant [13] ». Dans ce « combat spirituel » qui « est aussi brutal que la bataille d’hommes [14] », Thérèse fut victorieuse comme jadis sa sainte homonyme :

Pour moi, je pense que la vraie liberté est intérieure et que, lorsqu’on atteint là, les barrières humaines ne gênent que votre corps, comme le commentait pour elle-même la petite Thérèse qui avait si bien su être souverainement libre en son milieu si étroit : “C’est en vain qu’on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes” (Pr 1,17). Il faut toujours en revenir à ce fond le plus fond de soi, là où on se possède soi-même en se recevant de Dieu à chaque instant, là où l’on échappe à tout autre emprise de quelque nature qu’elle soit [15].

Si Thérèse traversait avec vaillance les tempêtes intérieures, il lui restait à affronter le front ecclésial. Aidée par mère Caroline, elle monta à l’assaut de Rome, avec une pugnacité digne de Jeanne d’Arc, afin de défendre sa double et unique vocation carmélitaine et érémitique « d’être, au milieu des non-chrétiens de l’Inde, la présence discrète qui, par sa prière et l’offrande de sa vie, prépare humblement les chemins du Seigneur [16] ».
Dans une lettre du mois d’août 1970 à la Congrégation des Religieux, elle refusa sans détour la sécularisation, sa conscience n’arrivant pas à y souscrire :

Ce n’est pas – bien sûr – le mécontentement contre les ordres donnés qui me l’a dictée mais bien une réelle révolte de l’être qui se refuse à ce qu’on touche à ce qu’il a de plus cher : sa consécration à son Dieu [17].

Elle ajouta un argument décisif pour l’Inde mais qui ne fut peut-être pas perçu à Rome : « Il me semblerait malhonnête d’aller m’installer dans le voisinage de mes frères hindous, consacrés eux aussi officiellement à la vie spirituelle, si je n’étais plus moi-même qu’une consacrée ayant signé le renoncement à sa consécration [18] ». La persévérance de Thérèse eut gain de cause. Le 2 avril 1971, la Congrégation des Religieux lui proposa un renouvellement de son indult si elle se remettait dans l’obéissance à un évêque indien qui se porterait garant d’elle. Mis au courant des nouveaux développements, Abhishiktananda s’adressa à monseigneur Evangelisti, évêque de Meerut près des villes saintes d’Haridwar et de Rishikesh. Celui-ci se montra immédiatement favorable à accueillir une telle présence contemplative dans son diocèse qui dépendait de la Propaganda fide – la Congrégation pour l’évangélisation des peuples. Le 16 juillet, la carmélite apprit que l’indult lui était accordé. Thérèse triomphait, elle qui n’avait jamais voulu renier ni le Carmel ni l’Inde :

De la Congrégation des Religieux, je reçois mandat officiel de poursuivre mon essai en tant qu’“expérience spirituelle” et de la Propagande, dont la petite Thérèse est patronne, je reçois celui non moins officiel d’y aller en tant que témoin du Seigneur Jésus... Et de sentir au fond de mon cœur que ce retournement invraisemblable de la situation est la divine réponse au refus que j’ai fait d’accepter de signer un simple retour à l’état laïque, vraiment, je suis plus que payée de cette année de foi et d’abandon. Certes, je ne veux pas condamner celles qui croient devoir passer par la sécularisation – c’est affaire de conscience personnelle – mais je sentais bien que le Seigneur me demandait à moi cette fidélité, même au prix de tout le reste [19].

Le port du désir (1971-1976)

Avec un nouvel indult et un visa prolongé d’un an, Thérèse put retrouver Haridwar, le 3 novembre 1971 : « C’est vraiment un lieu unique où le spirituel a la voix dominante. Je suis seulement là depuis quelques jours et déjà je me sens dans mon lieu, dans ma ville, celle que le Seigneur m’a donnée comme ma part d’héritage [20] ». Le père Le Saux l’attendait, accompagné par Marc Chaduc [21], un jeune séminariste de Bourg-en-Bresse qui venait d’arriver en Inde et vivait « une expérience inoubliable qui ne lui permettra plus de vivre comme avant, ni même probablement de continuer son séminaire, bien qu’il veuille toujours devenir prêtre mais c’est un autre style de prêtre qu’il lui faut désormais. L’Inde est terrible... De passer par son expérience spirituelle vous déracine : quelle leçon d’intériorité elle nous donne ! [22] ». La carmélite prit une chambre dans une famille brahmane où elle vécut comme une recluse jusqu’en mai 1971 :

Me voilà à nouveau déménagée et, plus que jamais jusqu’ici, enfouie dans la vie indienne. Je suis à trois kilomètres de Haridwar mais encore dans le territoire dit sacré et sur le bord du Gange. C’est un gros village où les vieux temples abondent et je crois bien être la seule étrangère ici – ce qui me ravit [23].

À sœur Marie-Gilberte qui, depuis Saint-Pair, suivait chacun de ses pas, Thérèse écrivit le dernier jour de 1971 : « Je ne sais guère ce que me réserve l’avenir : “Dieu fait ma route”. Ce que je puis dire, c’est que je me sens vraiment dans mon lieu ici, le lieu de mon appel [24] ».

Au bout de six mois, il fallut retourner à Pondichéry car la législation indienne ne permettait pas alors aux étrangers de séjourner plus de six mois en dehors du lieu où ils étaient enregistrés. Thérèse y resta finalement plus de deux ans et demi, jusqu’en décembre 1974, car elle tomba malade de malaria dont les crises revinrent régulièrement. Par ailleurs, elle tenta d’obtenir sa naturalisation indienne pour être libérée des contraintes de renouvellement de visa et appartenir définitivement à son nouveau peuple :

Cela me fait plaisir [...] de sentir déjà la joie de mes amis indiens (tous hindous) à Allahabad et Haridwar à la perspective de me voir devenir leur réelle compatriote. Cela prouve que l’amour a tissé des liens déjà forts, en dépit de la différence de race et de religion [25].

Alors que Thérèse était bloquée au Sud, Abhishiktananda vivait les derniers mois de sa vie. Le 30 juin 1973, avec le swami Chidananda de Rishikesh, il initia Marc Chaduc dans la double lignée des renonçants chrétiens et hindous. Le nouveau sannyasi reçut le nom d’Ajatananda et partit en errance pour un temps avant de devoir rentrer en France. De façon imprévue, il retrouva son guru quelques jours plus tard. Tous deux vécurent une semaine d’une intensité spirituelle bouleversante au petit temple de Ranagal. Au sortir de celle-ci, Henri Le Saux fut terrassé le 14 juillet par une crise cardiaque dont il ne se remit jamais. Dans la clinique d’Indore où il fut porté, le bénédictin recevait l’écho des dernières épreuves de la carmélite épuisée de tant attendre la réalisation de son appel :

Il y a plus grave : c’est que je ne sais plus ce que je dois faire, ce que le Seigneur veut que je fasse. J’ai de vrais moments d’angoisse et de détresse intérieure. Il me semble être tombée dans un puits d’où il n’y a personne pour me retirer. C’est seulement dans un acte de foi que je m’interdis de penser que le Seigneur ne m’aime plus. Comme je le voyais écrit l’autre jour, la fidélité, c’est surtout de faire confiance à la mémoire de Dieu : “Il se souvient de son amour”. Aussi je ne veux absolument pas me permettre le doute là-dessus. Mais que faire ? Je me trouve devant l’échec magistral de ces années d’essai qui devraient me convaincre que je me suis trompée et que j’aurais mieux fait de rester fidèle à la vie choisie il y a vingt-six ans. [...] Je ne sais si vous allez comprendre quelque chose à tout ce que je vous raconte : la chose claire, c’est que je suis en état de crise qui appelle un dénouement et que j’ai besoin qu’on m’y aide. Il me semble que si c’est vraiment Dieu qui “me fait désirer ce qu’il veut me donner”, comme dit la petite Thérèse, alors ce sera mon passage à l’autre rive [26].

Plus que jamais, pour le swami qui était dans une condition d’extrême fragilité physique, seul comptait l’appel des profondeurs, l’Éveil intérieur que son expérience de la crise cardiaque lui avait procuré. Aussi, il n’avait plus qu’un mot d’ordre pour Thérèse : « Oubliez-vous [...]. Le jour où vous aurez accepté de vous laisser tomber – tout simplement – tout ira tellement mieux ! [27] ». Et dans sa dernière lettre, il lui écrivait :

Vous êtes courageuse et forte dans les grandes décisions mais bien des détails de la vie quotidienne vous démontent. Si, au moins, vous pouviez, d’un grand coup d’ailes, laisser tomber tout ce qui vous concerne pour commencer quand vous regardez en haut ! Libre de tout souci de vous, alors vous pourriez planer. Mais vous me direz que ce n’est pas votre grâce... Alors, avec un tel fardeau, comment voler ? [...] L’Éveil est simple et la chose la plus banale qu’on puisse imaginer. Et seul l’Éveil compte. Je vous souhaite cet Éveil si simple, si dégagé, si indéfinissable... [28]

Abhishiktananda s’éteignit le 7 décembre 1973 et Thérèse fut prévenue quelques jours plus tard :

Assez curieusement, Marc et moi avons appris la nouvelle en même temps : le jour de Noël ! Cela voulait vraiment nous dire : réjouissez-vous avec moi de l’éveil en totale lumière. [...] Il y a eu bien sûr le choc de la surprise [...] mais je ne crois pas en avoir éprouvé une minute d’angoisse ou d’effondrement, en pensant à la solitude que cela pouvait signifier pour moi. Le Seigneur avait merveilleusement pris les devants dans une grâce reçue juste un mois avant sa mort, le 6 novembre, durant ma retraite. Il s’est alors réellement offert à moi comme le sadguru, le guru par excellence, se tenant en permanence au fond de mon cœur “immobile en sa gloire” [...] et tenant en ses mains de puissance toutes les coordonnées de ma vie. Aussi, lorsque j’ai su que le guru visible vivait désormais en plénitude de lumière et de conscience sa vie de fils dans le Fils, j’ai compris que sa mission près de moi était achevée : celle de Jean-Baptiste qui détourne de lui ses disciples pour les remettre aux mains du seul vrai maître. Bien entendu, vous le comprenez bien, cela ne supprime pas la vie de foi et je ne sais toujours pas de quoi demain sera fait mais je suis incapable d’inquiétude car je sais que quelqu’un en moi a pris charge de tout... [29]

Pour Thérèse, il fallait continuer à marcher « jusqu’à la montagne de Dieu » (1 R 19,8) afin d’accomplir son appel érémitique indien dont le swami n’avait pu contempler de ses yeux la réalisation. Pour cela, elle pouvait toujours compter sur le soutien de ses sœurs de Pondichéry et de Lisieux :

C’est actuellement le synode sur l’évangélisation et Dieu sait si, par ici, il y a des milieux absolument imperméables. C’est justement mon désir d’être dans l’un de ces milieux spirituels hindous la présence chrétienne cachée et adorante qui préparera silencieusement la venue du Seigneur. Ce n’est certes pas le dialogue qui suffira à faire sauter la couche de granit imperméable : il y faudra le Saint-Esprit avec sa dynamite ! Mais je pense qu’il est nécessaire qu’il y ait sur place des âmes dont le seul rôle est de lui dire sans cesse : Veni [30].

Le 13 mars 1974, sa demande de naturalisation fut refusée mais quelques semaines plus tard, Thérèse obtint le renouvellement de son indult ainsi que de son permis de résidence. Elle put alors se remettre en route pour le Nord, même si ce nouveau départ semblait difficile à comprendre pour ses sœurs tant Thérèse restait encore bien affaiblie par sa malaria. Cependant, mère Caroline discernait sans l’ombre d’un doute la volonté du Seigneur dans cet arrachement à la communauté. En décembre 1974, la carmélite parvint à Rishikesh et ce fut l’ultime étape de son pèlerinage terrestre. Tout d’abord, elle fut l’hôte, jusqu’en mai 1975, de deux ashrams hindous où l’on comprenait parfaitement son désir de réclusion silencieuse au milieu des priants :

Un petit ermitage silencieux à flanc de coteau avec la jungle par derrière et le Gange au-dessous ; un pan de montagne en face et une rangée d’ashrams alignés à son pied : voilà actuellement ma résidence provisoire et c’est déjà merveilleux. [...]. Le Seigneur a permis que Marc arrive de France en même temps que moi ici. C’était bien bon de se retrouver. [...] Marc et moi, nous disions justement quelle responsabilité était la nôtre de ne pas gaspiller ce temps libre qui nous est donné afin de n’être que pour Lui. Je pense souvent à ces petites fleurs inconnues, perdues dans la montagne et qui n’existent que pour la joie de leur créateur. Et, pour nous, il y a en plus la conscience d’être là, unis à tous ces consacrés qui nous entourent (l’endroit où je suis s’appelle “terre des ermites”) pour l’achèvement final à la gloire de la Trinité et la tension de l’Inde vers Dieu [31].

Émouvantes retrouvailles des deux disciples français d’Abhishiktananda dans un lieu rempli de souvenirs :

Marc est entré fin janvier dans son grand silence. Nous nous sommes quittés dans la joie, chacun de nous se sentant emporté dans une aventure intérieure qui le dépasse mais sûr de Dieu [32].

En juin 1975, Thérèse s’installa à Brahmapuri, en amont de Rishikesh, au bord du fleuve sacré et à côté du Satya Narayan Mandir. Elle pouvait désormais mener sa vie d’ermite chrétienne en plein monde hindou :

Après un mois d’incertitude de logement, je suis enfin arrivée [...] à l’ermitage qui comble tous mes rêves. [...] Une petite maison très primitive de deux pièces, avec toit de tôle ondulée sans électricité, portes et volets de fenêtre à claire-voie par manque d’entretien, au milieu des manguiers et autres arbres qui fourmillent d’oiseaux de toutes sortes. Un courant limpide d’eau de source non polluée me donne l’eau potable juste au pied de mon perron et, en faisant de la gymnastique dans les rochers, je peux aller prendre mon bain dans le Gange qui coule en contre-bas. Je n’ai jamais rencontré nulle part une telle qualité de silence : le silence d’une nature vierge qui vous recueille automatiquement. À trente mètres à ma droite, un autre ermitage du même genre, habité par un sannyasi hindou ; à cinquante mètres à ma gauche, un petit temple desservi par trois ascètes hindous très pauvres, vêtus de vraies guenilles. Je suis en sainte compagnie, comme vous voyez. Mon rêve d’une vie d’ermite en milieu non-chrétien devient vraiment enfin réalité [33].

Ainsi incarnait-elle l’idéal de vie contemplative que lui avait communiqué Henri Le Saux dès ses premières lettres de 1959 et qui l’avait entraînée vers la lointaine Inde, patrie de son âme :

Ici, vraiment, je découvre le vrai sens de ma vie monastique [...] C’est tellement simple ce mystère du dedans. On le viole en l’expliquant, comme la fleur que l’on touche du doigt, une fleur cela se sent simplement. Comme je trouve compliqué la vie monastique organisée ! Ici, c’est la liberté de l’Esprit comme les vieux moines d’Orient. Ici on comprend le “Fuge, tace, quiesce” [Fuis, tais-toi, reste en paix] du bienheureux Arsène... [34]

Dans cette divine simplicité au fond du cœur, la carmélite chrétienne rejoignait la quête la plus intime de tous ceux qui l’entouraient sur les bords du Gange :

Vous voudriez que je vous explique ma vie, mais c’est une tâche quasi impossible de vous la faire comprendre car cela suppose une initiation à l’Inde, une sorte de connaturalité aussi avec la spiritualité de l’Inde, un sens profond du monachisme en ce qu’il a d’universel à tous les moines du monde, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent. Je suis certaine que, pour ma part, même si je n’étais pas née chrétienne mais étant ce que je suis, j’aurais eu le même besoin de me consacrer à la recherche de l’absolu – ce qui caractérise la vocation du moine en tous continents. C’est pourquoi, sans doute, je me sens en famille au milieu de tous ces sannyasis [35].

Paix et joie furent les derniers échos de la carmélite qui s’enveloppait de plus en plus dans le silence, ayant trouvé une grotte près du fleuve dans laquelle elle aimait passer de longues heures en prière : « Si je n’avais pas à aller pour les provisions tous les cinq ou six jours, bien des jours se succèderaient sans avoir à dire une parole... Je ne m’en rends même pas compte : le silence est tellement facile ici [36] ». Même si son avenir était toujours aussi incertain, Thérèse était désormais trop enracinée dans le silence des profondeurs pour se laisser envahir par la crainte :

Je ne sais trop comment ça finira : les inconnues se multiplient en ce moment. Cela ne m’empêche cependant pas de prendre chaque jour de solitude comme un don du Seigneur. [...] Cela me fait trois mois de solitude, les plus beaux de ma vie [37].

Sa dernière lettre, un mois avant sa disparition, semble ressaisir de façon testamentaire l’impressionnant parcours de foi qui fut le sien, de Lisieux à Rishikesh :

Les années s’ajoutent à cette étrange aventure qu’est chaque vie humaine avec son propre mystère particulier et son appel secret : “notre plus grand progrès est un besoin qui s’approfondit” [38].

Le dénouement (19-22 septembre 1976)

Vers le 15 août 1976, Thérèse entreprit le renouvellement de son visa mais cela lui « fut refusé – avec l’ordre de quitter l’Inde dans un délai rapide. Quelque temps après, ses voisins découvrirent son ermitage ouvert [39] ». Ce fut entre le 19 et le 22 septembre 1976 que Thérèse disparut sans laisser de trace... Plus de quarante ans après, il semble que l’on ne découvrira jamais ce qui est arrivé à l’ermite de Brahmapuri. L’hypothèse la plus souvent avancée est qu’elle a « dû glisser en allant puiser son eau au bord du Gange, le seau lui échappant, elle aurait disparu dans les flots du Gange qui l’aurait engloutie dans son mystère... [40] ». Une autre hypothèse est qu’elle résista à un homme qui voulait abuser d’elle et qui l’a probablement tuée – Thérèse n’était pas en sécurité à vivre seule comme étrangère dans un lieu aussi isolé. Mystérieusement, six mois plus tard, en avril 1977, Marc Chaduc disparut de son ermitage de Kaudiyala, trente kilomètres plus loin, sans laisser lui non plus aucune trace. Jamais leurs corps ne furent retrouvés. Étrange signature que ces deux morts qui parafent la vérité d’une vie contemplative vécue jusqu’au bout : « Si Thérèse a reçu la consécration d’un ultime baptême d’eau ou de sang... on peut dire qu’elle est morte dans l’amour, et que, graine enfouie, elle aura eu le départ qu’elle aurait choisi : ne pas laisser de trace et aller dans le dépouillement à la rencontre de son Seigneur [41] ». Configuration ultime au prophète inspirateur dont la carmélite avait voulu emprunter le chemin :

Un peu comme notre prophète Élie, elle a été emportée sans que nous sachions comment – sang ou eau – sans laisser de traces, c’est ce qui bien sûr pour nous est le plus douloureux et ce qui nous fait communier après mais toujours dans le présent maintenant, à ce passage mystérieux qui l’a fait aboutir à la Lumière ! [42].

Parmi les affaires que la police retrouva dans son ermitage qui avait été pillé, se trouvaient les lettres de Thérèse et d’Abhishiktananda que mère Caroline put récupérer ensuite à Pondichéry comme le témoignage le plus émouvant de la destinée singulière de celle qu’elle avait toujours encouragée :

Rentrant ici, j’ai trouvé les quatre colis de sœur Thérèse enfin envoyés par l’ambassade... [...] Concernant les papiers, il y a toute une correspondance du père Le Saux (correspondance datant de Lisieux ; en l’étudiant à fond, je pense que l’on pourrait reconstituer toute sa vocation pour l’Inde) qui pourraient cependant intéresser certaines personnes – je pense à ceux qui voudraient écrire sa vie ou concernant son message [43].

À Lisieux aussi, mère Françoise-Thérèse et les sœurs recueillaient les lettres de Thérèse et les déposaient dans le silence de leurs archives. C’était comme si de part et d’autre, en Inde et en France, les carmélites, qui avaient eu l’« honneur [...] de l’avoir “consacrée follement” à Dieu et au-delà de toute prudence humaine », étaient prises du pressentiment que la courte existence de celle « qui était vraiment digne qu’on lui fasse une telle confiance parce qu’elle avait vraiment reçu un appel qui nous dépassait [44] » n’avait pas encore déployé toute sa fécondité spirituelle cachée...

Quatre décennies plus tard, je retrouvai Thérèse dans sa lumière éblouissante lorsqu’elle entra sans crier gare dans ma vie, à l’instar des ruisseaux de montagnes qui disparaissent parfois brusquement pour ressurgir des profondeurs avec encore plus de force... À mesure que je la découvrais au travers de ses lettres, il me semblait être le témoin d’une véritable résurrection qui était d’autant plus intense que la carmélite s’était enfoncée durant sa vie dans la passion de l’Adsum [45] comme Marie, la servante du Seigneur : « Vous pouvez être fières de votre sœur : elle a vraiment cherché la volonté de Dieu à travers une voie difficile avec une fidélité aux moindres signes qui ne laisse aucun doute sur l’appel qu’elle avait reçu de Dieu [46] ». Avec d’autres femmes qui sont pour moi de véritables maîtres dans les choses de l’Esprit, Thérèse me prouvait de nouveau que « l’Église et l’âme, qui reçoivent la semence de la parole et de la vérité spirituelle, ne peuvent l’attendre que dans une ouverture et une disponibilité féminines, qui ne se hérisse pas, ne se ferme pas, ne se raidit pas, ne tente aucune réaction virile, mais plutôt se donne dans l’obscurité, ne sachant pas ce qu’elle a reçu et fait naître, ni dans quelle mesure [47] ». Et comme jadis le père Le Saux transformait les épreuves de foi et d’abandon de Thérèse en occasion de plonger plus intensément dans le feu de Dieu, je me laissais moi-même entraîner vers le lieu intérieur où Thérèse avait pénétré et d’où elle nous attend désormais : « Sa remise totale entre les mains de son guru Jésus nous donne la certitude qu’il l’a emmenée à jamais au sein de l’Amour trinitaire... Elle a retrouvé le cher swami qui a été l’instrument de nos vocations à aller au plus profond et au-delà pour nous perdre au sein du fond sans fond ! [48] ».

[1Lettre de sœur Thérèse à mère Marie-Thérèse du Christ (prieure de Lisieux) du 18 mai 1968.

[2Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 25 juillet 1969.

[3Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 23 février 1970. Les nada (négations) sont au cœur de la doctrine spirituelle de Jean de la Croix.

[4Lettre d’Henri Le Saux à sœur Marie-Gilberte du 1er juin 1970

[5Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 18 avril 1970.

[6Lettre de D.-M. Huot à Raymond D’Mello, évêque d’Allahabad, du 25 avril 1970.

[7Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 18 juillet 1970

[8Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 19 juillet 1970.

[9Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 24 juillet 1970.

[10Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 26 juillet 1970

[11Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 8 avril 1971

[12Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 3 août 1970.

[13Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 20 août 1970.

[14A. Rimbaud, Une saison en enfer.

[15Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 1er novembre 1970.

[16Lettre de sœur Thérèse à monseigneur Lourdusamy, secrétaire de la Congrégation pour l’évangélisation, du 3 août 1971.

[17Lettre de sœur Thérèse à monseigneur Paul Philippe, secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, du 15 octobre 1970.

[18Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 24 septembre 1970.

[19Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 22 août 1971.

[20Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 8 novembre 1971.

[21Marc Chaduc (1944-1977) arriva en Inde en octobre 1971. Sa rencontre avec Henri Le Saux fut bouleversante et un lien très fort de maître à disciple les unit désormais. Il prit le sannyasa en 1973. Après la mort d’Abhishiktananda, il s’installa dans un ermitage à Kaudiyala, en amont de Rishikesh où il disparut mystérieusement en avril 1977.

[22Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 3 décembre 1971.

[23Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 3 décembre 1971.

[24Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Gilberte du 31 décembre 1971.

[25Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 31 mai 1972.

[26Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 18 octobre 1973. C’est la dernière lettre à Abhishiktananda

[27Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 5 novembre 1973.

[28Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 24 novembre 1973.

[29Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Gilberte du 20 janvier 1974.

[30Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 17 octobre 1974.

[31Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Gilberte du 10 février 1975.

[32Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 23 mars 1975.

[33Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 11 juin 1975.

[34Lettre de Henri Le Saux à sa sœur Marie-Thérèse du 22 mars 1973, Cf. J. Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, Adrien Maisonneuve, Paris, 1999, p. 294.

[35Lettre de sœur Thérèse à Jean et Béatrice Lemoine du 30 mars 1975.

[36Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 14 janvier 1976.

[37Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 10 mars 1976.

[38Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie de la Rédemption (Lisieux) du 4 août 1976.

[39Témoignage de sœur Thérèse de Felcourt.

[40Témoignage de sœur Thérèse de Felcourt.

[41Lettre de sœur Marie de la Rédemption à sœur Marie-Gilberte du 1er mai 1977.

[42Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Marie de la Rédemption du 4 mai 1977.

[43Lettre de mère Caroline à mère Marie de la Rédemption du 8 septembre 1978.

[44Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Marie de la Rédemption du 5 juillet 1977.

[45Adsum, « me voici », la mise à la disposition du Seigneur.

[46Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Marie de la Rédemption du 5 juillet 1977.

[47H.-U. von Balthasar, La théologie de l’histoire, Parole et silence, Paris, 2003, p. 104.

[48Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Françoise-Thérèse du 5 juillet 1977.

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