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La liturgie des Fraternités de Jérusalem

Marie-Laure Desangles, f.m.j.

N°2020-4 Octobre 2020

| P. 41-54 |

Orientation

Issue d’une conférence au Forum Saint-Michel (Bruxelles), la présentation par sœur Marie-Laure, f.m.j., de la liturgie dont se sont très tôt dotées les Fraternités Monastiques de Jérusalem nous fait découvrir comment une vie monastique citadine a secrété les formes d’une beauté lisible par tous – sans doute parce qu’elle est fondée eschatologiquement.

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Les Fraternités Monastiques de Jérusalem ont été fondées, en la fête de Toussaint, le 1er novembre 1975, en l’église Saint-Gervais, dans le centre de Paris.

Leur fondateur, le P. Pierre-Marie Delfieux (1934-2013), prêtre du diocèse de Rodez (auteur de plusieurs articles dans Vies Consacrées), avait été appelé à Paris en 1965 comme aumônier des étudiants de la Sorbonne et du Grand Palais. De 1972 à 1974, en guise d’année sabbatique, il passe deux ans au Sahara, en solitude, d’abord, pendant quelques mois, à Béni-Abbès auprès des Petits frères de Jésus ; puis dans le Hoggar, à 1.700 m d’altitude, sur le plateau de l’Assekrem où Charles de Foucauld s’était fait bâtir un ermitage.

C’est là qu’il a l’intuition que le vrai désert est aujourd’hui au cœur des villes, où chacun vit l’anonymat, la solitude, l’absence de Dieu, et qu’il faut déployer un tapis de prière sur le macadam des grandes villes.

Cette inspiration rejoint le désir de l’Archevêque de Paris, le Cardinal Marty, qui avait souhaité, dans une conférence prononcée en 1972, que naissent dans Paris des « moines de l’an 2000 ». Aussi, dès son retour du Sahara, le Cardinal Marty confie-t-il au P. Delfieux, devenu frère Pierre-Marie, une église au centre de Paris pour développer et vivre cette intuition de « moines dans la ville ».

Depuis la Toussaint 1975, la liturgie est chantée chaque jour à Saint-Gervais. Des Fraternités ont été fondées en France (à Strasbourg, et dans des hauts lieux accueillant beaucoup de visiteurs, tels Vézelay et Le Mont-Saint-Michel), ainsi que dans d’autres pays européens (Florence, Rome, Cologne, Varsovie ; et, de 2001 à 2016, Bruxelles) et au Canada, à Montréal.

Les Fraternités de Jérusalem sont nées dans la période de l’après-Concile qui s’était montré attentif à la liturgie : la Constitution sur la liturgie Sacrosanctum Concilium a été la première des constitutions conciliaires promulguée, en 1963.

Mais, dès avant le Concile, des choix décisifs avaient été posés, tel le rétablissement de la vigile pascale par Pie XII, en 1950. Cette réflexion avait été stimulée par le mouvement liturgique de la première moitié du XXe siècle, impulsé par le Congrès de Malines en 1909 dont Dom Lambert Beauduin fut la cheville ouvrière. On peut noter, à côté de l’influence de théologiens, comme Odon Casel ou Romano Guardini, l’importance de ce qui était vécu dans des abbayes, telles le Mont-César (Louvain, Belgique) ou Beuron (Allemagne). En France, le Centre de Pastorale liturgique de Paris avait été fondé en 1943 par des Dominicains (P. Duployé et A.-M. Roguet), bientôt rejoints par A.-G. Martimort, B. Botte, L. Bouyer, etc.

On beaucoup glosé sur le relâchement ou les errements liturgiques qu’ont connus certaines paroisses après le Concile. Mais certains lieux qu’avait fréquentés le P. Delfieux, à Paris notamment, attiraient par leurs liturgies créatives et soignées, comme Saint-Séverin, la paroisse étudiante d’alors, et le CEP (Communauté des Étudiants Parisiens), ou Sainte-Jeanne de Chantal qui a eu pour curé le Père Jean-Marie Lustiger. Les années 70 sont aussi marquées en France par l’effervescence de groupes de prière du Renouveau charismatique où l’on redécouvrait le sens de la louange et le rôle de l’Esprit Saint dans la prière.

Des choix

La vie monastique menée en ville suppose de rester ancré dans la tradition, mais impose aussi des aménagements et des choix. Certains ont été posés dès la naissance des Fraternités de Jérusalem.

Des orientations fondamentales héritées du Concile

Il faut noter bien sûr la primauté donnée à la Parole de Dieu, solennellement proclamée, chantée et commentée ; mais aussi la place de l’Eucharistie, « source et sommet [1] » de nos journées, et donc de toute notre vie de travail et de prière. Ainsi que l’attention pastorale aux membres de l’assemblée qui doivent, pour participer effectivement et pleinement à la liturgie, être introduits au mystère qui est célébré.

Aménagement des heures de la liturgie monastique

Nous ne chantons pas les sept « heures » habituelles dans la tradition bénédictine, qui supposent que l’on ait peu de déplacements à effectuer puisque les « petites heures » (tierce, sexte…) ne durent qu’une dizaine de minutes. Les offices ont été regroupés en trois « heures » (Laudes, Office du milieu du jour et Vêpres suivies de l’Eucharistie) qui sont donc plus longues et intègrent l’office des lectures.

Le § 2 du Livre de Vie – l’ouvrage qui forme le tracé spirituel des Fraternités de Jérusalem – justifie ce choix pour des raisons à la fois bibliques et pastorales :

Prie au matin, avec tes frères et sœurs, avant d’aller au travail, avec ceux qui vont au travail, redisant : « Je devance l’aurore et j’implore, Seigneur, j’espère en ta parole » (Ps 118,147). Prie au milieu du jour, au milieu du travail, avec ceux qui sont au travail, à la sixième heure, où Jésus offrit sa vie pour toi et pour le salut du monde. Prie le soir avec ceux qui rentrent du travail, au seuil de la nuit, et au commencement des veilles, faisant de tout Eucharistie. Telle soit ta liturgie qui, trois fois le jour, te ramène avec tes frères, en ton église, devant Dieu. « Les fenêtres de la chambre de Daniel étaient orientées vers Jérusalem, et trois fois par jour il se mettait à genoux, priant et confessant Dieu. C’est ainsi qu’il faisait toujours » (Dn 6,11) [2].

Ouverture à l’Orient chrétien

Le facteur historique déclenchant la redécouverte de la liturgie byzantine en Europe occidentale a été, bien sûr, après 1917, l’afflux de réfugiés, particulièrement en France, parmi lesquels des philosophes et des théologiens qui ont fait connaître la vitalité de la pensée et de la spiritualité russes, et ont continué à les développer dans leur nouvelle patrie, tels Serge Boulgakov († 1944) ou Nicolas Berdiaeff († 1948). À l’Institut Saint-Serge de Paris, la « théologie liturgique » s’est développée, avec Nicolas Lossky, Boris Bobrinskoy, Olivier Clément, ou encore Paul Evdokimov.

Mais ce n’est pas qu’une mode qui a conduit à l’introduction d’éléments byzantins dans la liturgie des Fraternités de Jérusalem, dans le cadre d’un schéma qui reste latin. Frère Pierre-Marie justifiait ce choix dans un texte des toutes premières années de fondation : il y est d’abord posé presque comme par défaut (grégorien impossible, chants modernes « pauvres »...), mais son adéquation à la liturgie voulue pour la première Fraternité est aussi soulignée :

Riche de son apport psalmique, hymnique, patristique dans sa polyphonie simple, forte et intériorisée, avec ses harmoniques qui parlent au cœur, épanouissent l’affectivité (dans la rudesse de la ville, c’est important), ses insistances et ses reprises qui frappent l’attention, sa tournure directement axée sur la contemplation, l’interpellation immédiate du Christ, de la Vierge, des Saints et par dessus tout au sens de la transcendance de Dieu, elle (la liturgie byzantine) est actuellement, sans aucune mesure, une des plus aptes à soutenir notre prière. (Au cœur des villes au cœur de Dieu, 1977).

À titre d’exemples, un certain nombre de ces éléments [3] peuvent être listés :
• la position adoptée pendant les offices : debout et tournés vers l’Orient ;
• la présence des icônes et leur vénération pendant certains offices ;
• l’invocation de l’Esprit Saint (dont Roi du ciel consolateur) qui ouvre chaque office ;
• la multiplication des processionnaux pour l’évangéliaire, les oblats, l’intronisation de l’icône aux vigiles de fêtes ;
• les métanies – de metanoia (retournement, conversion), geste qui incline jusqu’à terre, signifiant l’humus dont nous sommes tirés et rappelant notre condition mortelle, puis redresse en se signant : on est relevé / ressuscité par la croix du Christ – pendant le chant du Trisagion (acclamation au Dieu trois fois saint) ;
• le lucernaire : rites de l’encens et de la lumière, au chant des stichères – verset poétique intercalaire – du Ps 141 et de Lumière joyeuse, un « chant antique », selon S. Basile [4] ;
• le répertoire des chants : il est en grande partie repris de la Liturgie chorale du Peuple de Dieu du P. André Gouzes, lui-même largement inspiré des mélodies byzantines, sur des paroles tirées de l’Écriture ou d’œuvres de Pères souvent orientaux [5] ; il inclut aussi des tropaires et des chants byzantins, ainsi que des « grandes entrées » chantées pendant le Canon (hymne des Chérubins, À ta mystique et sainte Cène, Que fasse silence...), en suivant le plus souvent la version de Chevetogne ;
• le chant de l’hymne acathiste ;
• l’office de la Résurrection, le dimanche matin, qui, dans le cadre des Laudes, inclut de nombreux éléments de la vigile byzantine (agrypnie).

Une liturgie « au carrefour »

Les premiers siècles de l’Église ont vu l’émergence de deux grandes traditions liturgiques (cf. R. Taft [6]) : la liturgie cathédrale, plus solennelle et déployée, met l’accent sur la spécificité des heures, induisant un choix particulier de psaumes et de lectures, et sur la participation de l’assemblée ; tandis que la liturgie monastique, plus sobre et recueillie, est centrée sur la récitation continue du psautier et ne rassemble que la communauté.

La liturgie de « Jérusalem » emprunte à ces deux modèles, et se veut tout à la fois contemplative et évangélisatrice, mystique et missionnaire, ce qui fait sa richesse mais introduit nécessairement certaines tensions.

Une liturgie monastique

Ce caractère monastique se manifeste d’abord paradoxalement par le silence : nos liturgies sont précédées d’un temps d’oraison commune qui apaise et ouvre à la Présence de Dieu ; elles sont comme surgies du silence, leur véritable source. Selon l’image de Jean Climaque, lorsqu’on cesse d’agiter un vase, la boue se dépose au fond et rend l’eau à sa transparence.

Les liturgies laissent aussi, dans leur déroulement, une place au silence, parfois soulignée par la musique, un temps qui permet d’intérioriser la Parole avant de lui apporter une réponse commune. Baignée par ce silence, la liturgie peut se déployer sans hâte ni agitation, selon un rythme contemplatif.

Cet aménagement du temps se double d’un aménagement de l’espace qui, plaçant dans le chœur les frères et sœurs, et souvent au milieu d’eux, le président – sauf pendant la célébration eucharistique –, laisse dégagé l’espace du sanctuaire, le point le plus éclairé vers lequel tous sont tournés. Cet espace libre, de la pierre d’autel et de la croix, évoque mystérieusement le tombeau vide, signe d’une Présence nouvelle du Seigneur au milieu de son peuple assemblé.

Cette disposition rejoint l’ecclésiologie de communion conforme à l’esprit de Vatican II. Ainsi, dans la liturgie des heures, « ce qui premier dans notre tradition liturgique monastique n’est pas la structure sacerdotale, mais la structure de la communauté [7] », ce qui donne, par exemple, aux prieurs et prieures de conduire la prière des heures et rend manifeste la diversité des ministères et des charismes : ministère ordonné, ministère de lecture de la Parole de Dieu et de commentaire à l’Office du milieu du jour par une sœur ou un frère, offices de thuriféraire, de céroféraire, de chantre, de maître de chœur, etc.

Enfin est remarquable l’importance de la Parole : la parole est, selon l’expression qu’aimait employer frère Pierre-Marie, « rendue à Dieu ». Elle est de diverses façons mise en évidence : chantée à travers la psalmodie des offices des heures, elle est aussi reprise dans les paroles des tropaires et des hymnes, souvent empruntés à la Liturgie chorale du Peuple de Dieudu P. André Gouzes, o.p.. Lue, bien évidemment, à chaque office, elle se trouve aussi largement commentée dans deux prédications quotidiennes : à l’office du milieu du jour, la première lecture est commentée par un frère non prêtre ou une sœur ; à l’Eucharistie, l’homélie est donnée sur l’évangile par le célébrant. Les lectures patristiques, empruntées aux Pères d’Orient et d’Occident, qui sont lues aux laudes et aux vêpres, sont aussi choisies en relation avec l’évangile du jour. Enfin, lors des vigiles et des fêtes, la procession de l’évangéliaire, précédé du thuriféraire, l’introduit dans le chœur où elle est solennellement proclamée.

Une liturgie d’assemblée

La liturgie de « Jérusalem » apparaît bien comme monastique et spirituelle : œuvre de l’Esprit Saint, elle demande à être vécue dans l’Esprit ; école de prière continuelle, elle introduit au seul à Seul avec Dieu et, dans sa dimension eschatologique, fait déjà goûter les réalités du Royaume.

Mais, chantée dans une église ouverte à tous, elle garde aussi un fort souci pastoral : célébrée dans l’assemblée du peuple de Dieu, elle se propose de l’introduire à l’intelligence du mystère, à la compréhension de son langage symbolique, et de nourrir substantiellement sa vie de foi, de façon à accomplir la finalité de sanctification que lui assigne Sacrosanctum Concilium [8].

Dans cette ligne, notre liturgie, qui présente un caractère kérigmatique en confessant la foi de l’Église, explicitement et pédagogiquement, à l’intention de ceux qui en sont le plus éloignés, revêt aussi une dimension mystagogique : ainsi s’expliquent, par exemple, les monitions, lors de célébrations festives comme celle des vigiles, qui, pas à pas, expliquent le choix des lectures et le symbolisme des rites, et rendent perceptibles la cohérence et la dynamique de la célébration [9]. Ou, plus largement, se comprend le style de la prédication de frère Pierre-Marie, qui n’avait pas d’abord une visée morale – même si cette dimension pouvait être présente –, mais qui, commentant la Parole par la Parole, désirait se mettre au service de la rencontre de chacun – dans cette église et à cette heure-là – avec le Dieu vivant et vrai à qui s’adresse la liturgie.

Si frère Pierre-Marie n’utilisait guère l’expression de « participation active des fidèles », mise à l’honneur par la Constitution conciliaire sur la liturgie [10], la liturgie était cependant pour lui le lieu par excellence de l’expérience de Dieu ; nous faisant contemporains du mystère pascal, elle nous rend collaborateurs de l’œuvre de salut du Christ, continuée dans le monde. On comprend ainsi le choix de la « Messe de Rangueil » du P. Gouzes, ou d’autres messes chantées incluant, jusque dans la prière eucharistique, des réponses de l’assemblée.

En plaçant la liturgie au cœur de leur vie personnelle et communautaire, les frères et sœurs font œuvre d’évangélisation et, avec eux, c’est toute l’assemblée qui, enseignée et plus encore nourrie et illuminée par la Présence au milieu d’elle du Ressuscité, devient missionnaire dans la ville. Le geste de paix, amplement développé dans notre tradition liturgique, manifeste ainsi le don venu de la Pâque du Christ, rendue présente dans le sacrifice eucharistique, et le partage, entre nous et avec tous, de la source jaillie au désert de la ville, propre à notre charisme.

Une liturgie adaptée au monachisme citadin

La liturgie de « Jérusalem », bâtie par les premiers frères de façon assez intuitive et rapide, s’est montrée cependant étonnamment stable. Si quelques essais plus audacieux ont été abandonnés, si le répertoire de chants s’est considérablement élargi et quelque peu diversifié, sa structure fondamentale n’a guère bougé depuis quarante ans.

Deux conséquences peuvent être tirées de ce constat. Tout d’abord que la liturgie étant directement jaillie de la source de notre charisme, elle possède une grande cohérence interne et ne se comprend que globalement, dans le souffle qui l’anime. Cette stabilité semble aussi indiquer qu’elle est particulièrement adaptée au type de monachisme citadin que nous voulons vivre, comme l’expriment les quelques traits suivants.

Expression d’une spiritualité de la Transfiguration

La liturgie de « Jérusalem » exprime de façon adéquate certains accents spirituels que l’on peut analogiquement relever dans le Livre de Vie. L’accent est porté moins sur la pénitence et l’intercession que sur le mystère de la Transfiguration déjà à l’œuvre dans le monde [11]. La place donnée à la lumière et à l’encens dans la restauration du rite ancien du lucernaire, la vénération des icônes et, plus globalement, le rôle du corps dans les gestes liturgiques, l’ouverture à la dimension eschatologique parlent déjà de l’assomption des sens et de la chair qui s’accomplira dans la gloire.

D’une manière plus générale, on veille à donner toute sa place au corps : la disposition de l’église et son mobilier favorisent une libre attitude de participation ; des gestes sont à certains moments déployés (pendant le lucernaire, le chant du Notre Père, le geste de paix). Tous les sens sont sollicités : la vue par les lumières des cierges, l’ouïe par la polyphonie, l’odorat par l’encens, le toucher par la vénération des icônes, et le goût, bien sûr, par la communion. Par contraste avec les sollicitations sensorielles constantes et parfois agressives de la grande ville, cela peut prendre une valeur thérapeutique.

La tonalité résurrectionnelle de notre liturgie se manifeste, par exemple, dans le choix de la position debout, gardée presque constamment en dehors des temps d’écoute de la Parole et de ses commentaires patristique et homilétique, position qui affirme notre condition de ressuscités et notre dignité filiale, et nous tourne vers l’Orient, dans l’attente de Celui qui vient ; ou encore dans l’adoption de la tradition byzantine de l’Office de la Résurrection, chanté au matin du « premier jour de la semaine ».

Par la médiation de la beauté

Suivant en cela plusieurs auteurs spirituels, frère Pierre-Marie était convaincu que, des trois transcendantaux, le Beau était celui qui touchait le plus nos contemporains, le Vrai étant relativisé et le Bien suspecté. Il accordait de ce fait une importance particulière à la beauté de la liturgie. Tout devait y concourir : l’harmonie du chant polyphonique, les processionnaux mettant pédagogiquement en valeur l’intronisation de l’icône ou de la Bible, les gestes liturgiques réglés comme « une chorégraphie [12] » ou, dans un autre ordre, le travail théologique et littéraire consacré à l’écriture des homélies ou des litanies.

Il en allait de même pour la beauté environnant la liturgie : l’architecture, l’aménagement du chœur et le mobilier liturgique, l’éclairage devaient être soignés. Car l’aménagement des églises ne relève pas du seul souci esthétique mais prend valeur catéchétique : à Saint-Gervais, par exemple, l’emplacement et le surélèvement de l’autel, la direction verticale de l’éclairage, la création de vitraux à thématique biblique dans la nef et christologique dans les chapelles latérales sud, participent directement de l’effort mystagogique.

Œuvre d’une communauté qui aime et prie

Frère Pierre-Marie citait fréquemment la formule appliquée par Tertullien aux premiers chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment », en la complétant : « Voyez comme ils prient ! » Notre liturgie veut exprimer ce double primat de l’amour et de la prière, vécu dans une communauté au cœur de la ville. Le témoignage de la liturgie, qui reste notre forme privilégiée d’accueil, est indissociable du témoignage de la vie commune, particulièrement marquant dans une société en recherche de fraternité.

Quelques dispositions concrètes expriment ce désir proprement évangélique de partage de la communion fraternelle, comme l’absence de séparation marquée entre les frères et sœurs consacrés et l’assemblée ; ou le chant en polyphonie qui manifeste sensiblement l’unité dans la diversité de la Famille de Jérusalem, unissant dans la même louange hommes et femmes, laïcs et consacrés, porteurs du sacerdoce ministériel et du sacerdoce baptismal. De même le cercle de communion où consacrés et ministres ordonnés communient ensemble, avant d’aller porter le Corps du Christ à toute l’assemblée, montre concrètement que c’est l’Eucharistie qui nous constitue en communauté.

En guise de conclusion, on peut rappeler la formule de Clément d’Alexandrie : « Toute notre vie est une liturgie sacrée [13] ». Ce qui peut s’entendre en un double sens : apporter à la liturgie ce qui fait notre vie, dans son travail, ses rencontres, ses relations avec les joies et les détresses de la ville ; et conserver dans la vie un regard liturgique qui demeure dans l’émerveillement et l’action de grâces en discernant dans le quotidien « les choses d’en haut ».

[1L.G. n°11.

[2Jérusalem – Livre de Vie, Cerf, 1981, 7e éd. 2014.

[3Cf. P.-M. DELFIEUX, « L’éveil à l’Orient chrétien – Fraternités Monastiques de Jérusalem », BLE (Bulletin de Littérature ecclésiastique) CXII/2 avr-juin 2011, « Liturgie byzantine et nouvelles communautés monastiques en Occident ».

[4Traité du Saint-Esprit VII, 6, SC 17bis.

[5Les deux Trisagion chantés pendant le Carême ont ainsi des couplets repris de Grégoire de Narek et Rabulas d’Édesse, et un Lucernaire reprend un texte de Macaire d’Égypte.

[6Cf. R. TAFT s.j., La liturgie des heures en Orient et en Occident, Brepols, 1991.

[7Réponse de la Commission liturgique de Jérusalem sur la répartition des rôles dans la liturgie des heures, du 28 décembre 2014.

[8SC n°10.

[9Par exemple, lors de la vigile de Pentecôte, les monitions attirent l’attention sur la confusion des langues avant la lecture de la péricope de la tour de Babel, sur l’action de l’Esprit avant la lecture d’Élie à l’Horeb reconnaissant la venue de Dieu dans « la brise légère » ou d’Ézéchiel voyant les « ossements desséchés » qui reprennent vie, préparant ainsi à mieux saisir les symboles du récit d’Ac 2.

[10Cf. SC n°14 et sq.

[11Frère Pierre-Marie avait dit sa joie, lors de la parution de l’Exhortation apostolique Vita consecrata, que l’icône évangélique donnée pour symboliser la vie consacrée, fût celle de la Transfiguration (cf. VC n°14 sq.).

[12Br. FRAPPAT, La Croix, samedi 2 mars 2013.

[13Clément d’Alexandrie, Stromates VII, 7,40 ; cité dans le Livre de Vie de Jérusalem n°19.

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