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Une vie mystique « par-delà les vertus » ?

Benoît Andreu, o.s.b.

N°2021-1 Janvier 2021

| P. 9-26 |

Kairos

Moine de Saint-Benoît sur Loire, prieur de la communauté et professeur au Studium théologique intermonastique (STIM), Frère Benoît, déjà rencontré dans nos pages, nous propose d’écouter deux mystiques du « dépassement des vertus » : un enseignement précieux, rarement entendu, démystifiant.

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L’actualité ecclésiale de ces dernières années nous a rappelé, en une consternante litanie de « révélations », qu’une certaine prétention à la vie mystique pouvait servir les désirs pervers de faux maîtres de vie spirituelle. L’avions-nous oublié ? La supercherie n’est pourtant pas inédite dans l’histoire de l’Église : quelques-uns pourraient, sous prétexte d’élévation intérieure, prendre congé des plus élémentaires vertus ; une curieuse alchimie voudrait que des actes objectivement immoraux se transforment en actes d’amour divin dès lors qu’ils sont posés par des « cœurs purs » ; phénomène que le chrétien ordinaire « ne comprend pas », qu’il convient donc de préserver sous le sceau du secret. Que le secret se brise pourtant, et tout esprit relativement sain, toute intelligence qui n’a pas été lentement gangrenée par les pensées délirantes des agresseurs, comprend aussitôt.

Car derrière ces phénomènes et à leur service, il y a effectivement une pensée, rudimentaire ou raffinée, toujours perverse en sa prétention à proposer une lecture authentique de l’Écriture et de la tradition mystique. Saint Irénée avait déjà saisi le mécanisme ici à l’œuvre :

Il en est comme de l’authentique portrait d’un roi qu’aurait réalisé avec grand soin un habile artiste au moyen d’une riche mosaïque. Pour effacer les traits de l’homme, quelqu’un bouleverse alors l’agencement des pierres, de façon à faire apparaître l’image, maladroitement dessinée, d’un chien ou d’un renard. Puis il déclare péremptoirement que c’est là l’authentique portrait du roi effectué par l’habile artiste [1].

Une tentation survient alors. Puisqu’un tel réassort de la mosaïque mystique a conduit à adorer des chiens plutôt que le seul roi, ne serait-il pas finalement plus simple, plus sage, de la ranger définitivement ? Il n’y aurait là que des ouvrages douteux ou inutiles, dangereux du moins, dans la mesure où, au-delà des seuls commandements, au-delà du devoir, du service et de la vertu, ils se plaisent à parler longuement d’amour, de liberté, de jouissance, d’union. Qu’on cesse de les lire, qu’on ferme enfin le Cantique des cantiques, et certainement la morale sera sauve.

Mais à supposer qu’un tel procédé puisse réellement empêcher les esprits pervers de gribouiller leurs Cerbères, connaîtra-t-on pour autant le visage du roi ? Qu’adviendra-t-il même de la morale qu’on entend ainsi préserver ? Car privée de ce visage, c’est-à-dire privée de ses racines spirituelles, la morale court le risque de se dessécher bientôt en un rigorisme stérile, ou sinon, plongeant de nouvelles racines en une terre inculte, de devenir une herbe folle.

Nous croyons au contraire qu’il y a urgence à lire ces textes, si du moins l’on a quelque soif de vie intérieure. Avec esprit critique certes ; avec une bienveillance intelligente d’abord. Non pas simplement pour les absoudre d’un injuste soupçon, mais parce que l’authentique tradition mystique offre, déjà en bon ordre, les tesselles qui dessinent le visage authentique du roi, celui au regard duquel toute vie chrétienne s’ordonne et trouve sens.

Nous n’aurons ici pas d’autre ambition que de lire et d’inviter à lire ces textes.

Un thème précis retiendra notre attention : celui du « dépassement des vertus » dans la vie mystique (étant entendu que nous parlons ici, et tout au long de ce texte, des vertus morales). Thème « dangereux » s’il en est, dont on voit immédiatement le possible détournement. Thème incontournable pourtant, qui, mis en bon ordre, nous plonge au cœur des enjeux réels et profonds de la vie spirituelle.

Cette lecture se limitera à deux auteurs appartenant à une tradition spirituelle qui, aux XIIIe et XIVe siècles, a très précisément pensé un tel dépassement : Marguerite Porete et Jan van Ruusbroec. Les deux figures ne jouissent certes pas d’une semblable réputation d’orthodoxie : lui a été béatifié ; elle, livrée au bras séculier pour hérésie. Aboutissement d’un procès injuste, sur fond de malentendus, d’obstinations et de manœuvres politiques ? Certainement. Notre propos n’est cependant pas de l’établir, mais de lire Marguerite aussi bien que Ruusbroec, d’écouter ce qu’ils disent si bien.

Marguerite Porete : « Mettre les vertus à leur place »

Vertus, je prends congé de vous pour toujours :
J’en aurai le cœur plus libre et plus gai.
Votre service est trop constant, je le sais.
J’ai mis un temps mon cœur en vous, sans rien me réserver ;
Vous savez que j’étais à vous, tout entière abandonnée :
J’étais alors votre esclave, j’en suis maintenant délivrée.
J’avais mis en vous tout mon cœur, je le sais :
J’en ai vécu un certain temps, en grand émoi.
J’en ai souffert maints graves tourments, maintes peines endurées ;
Merveille est que, absolument, j’en sois vive échappée.
Mais s’il en est ainsi, peu m’en chaut : de vous, je suis sevrée,
Ce dont je remercie le Dieu d’en haut ; voilà une bonne journée !
J’ai quitté votre prison, où j’étais en maint ennui.
Jamais je ne fus libre, que séparée de vous ;
Votre prison ai-je quittée : en paix suis-je demeurée [2].

Que le lecteur veuille bien entendre ce texte avec le sérieux que méritent certaines provocations. Car c’est une provocation sérieuse et profonde que lance Marguerite dans ce poème qui ouvre, en quelque sorte, son Miroir des âmes simples et anéanties. Qui ne sait l’entendre ainsi en sera immédiatement scandalisé. Une simple formule aura d’ailleurs largement contribué à faire condamner l’ouvrage et son auteur : le « congé des vertus » est le premier grief retenu par Guillaume de Paris, son juge, et l’expression sera encore condamnée deux ans plus tard par le concile de Vienne [3] (1312). De toute évidence, elle pouvait servir à justifier les dépravations des sectes du Libre Esprit qui sévissaient alors. Pour qui ne veut en lire davantage, elle suffit encore à porter contre Marguerite une sentence injuste ; certainement pas à la comprendre.

Car le Miroir n’entend pas exprimer ainsi le fin mot de la vie spirituelle : la formule ouvre la réflexion au contraire, lançant le long débat d’Amour et de Raison auquel Marguerite nous fait assister en son ouvrage. Car la provocation fait mouche et Raison, piquée au vif, « s’esbahist » :

Amour, quelle est cette merveille ? Cette âme n’a point de sentiment de grâce ni de désir d’esprit, puisqu’elle a pris congé des Vertus qui donnent la manière de vivre bien à toute âme bonne. Certes, sans ces Vertus, nul ne peut se sauver ni venir à la vie parfaite, et celui qui les possède ne peut être trompé ; néanmoins, cette âme prend congé d’elles ! Mais n’est-elle pas insensée, l’âme qui parle ainsi ? (ch. 8).

Amour prend alors le temps d’expliquer à Raison ces raisons qu’elle ignore. Car un malentendu existe bel et bien entre Raison, inquiète du sort réservé aux Vertus, et Amour, qui trouve ailleurs sa joie. Malentendu irréductible ? Oui en quelque sorte, puisqu’en l’occurrence toute raison est de soi insuffisante : ce qui se dit ici, « personne ne le comprend, sinon seulement celui qui poursuit Fin Amour » (ch. 9). Marguerite ne fait cependant pas de cette difficulté de compréhension le motif d’un secret où se cachent les pires licences, mais d’une parole publique, d’un livre qui lui vaudra le bûcher.

Car ses détracteurs ne virent dans le « congé des vertus » qu’une porte ouverte à l’inconduite. C’était aller vite en besogne, oublier que Marguerite avait pris soin de rappeler que « Les commandements [de Sainte-Église] sont pour tous nécessité de salut : à moindre vie, nul ne peut trouver grâce » (ch. 3), ignorer qu’elle soutiendra bientôt que les « âmes » dont elle parle « possèdent mieux les Vertus qu’aucune autre créature » (ch.8). Au-delà du caractère provoquant de l’expression, le propos de Marguerite n’est évidemment pas de remplacer les vertus par le vice, mais de renouveler, de mettre en bon ordre les rapports de l’âme et des vertus.

Les âmes dont nous parlons ont mis les Vertus à leur place, car elles ne font rien pour les Vertus : ce sont plutôt les Vertus qui font tout ce que veulent ces âmes, sans domination ni contradiction, car ces âmes sont leurs maîtresses (ch. 8).

Qu’est-ce à dire ? Amour, répondant aux craintes de Raison, le fait comprendre en une simple image :

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, dites-nous ce que va devenir Pudeur, la plus belle des filles d’Humilité ; et Crainte, aussi, qui a fait tant de bien à cette âme et lui a rendu tant de beaux services ; et ce que je vais moi-même devenir, moi qui n’ai pas dormi tant qu’elles ont eu besoin de moi ! Hélas ! Serons-nous donc mises à la porte de son logis parce qu’elle en est devenue maîtresse ?
Amour : Non point ; vous resterez au contraire toutes trois de sa maison, et vous serez trois gardiennes à sa porte, pour que si quelqu’un voulait pénétrer en son hôtel et qui fût contre Amour, chacune de vous se réveille ; mais ne vous y montrez pour aucun autre office que celui de portière, car la chose tournerait à votre confusion ; d’ailleurs, vous ne seriez écoutées qu’à ce titre et à lui seul, et encore, à supposer que cette âme tombe si bas, qu’il y en ait besoin ou nécessité (ch. 65).

Marguerite exige des vertus efficacité et discrétion. Efficacité pour empêcher le vice, ses passions, ses tourments, ses images, de pénétrer et troubler jamais la demeure de l’âme. Discrétion, car elles ne sont pas invitées au logis. L’enjeu est en somme d’être assez vertueux pour ne plus avoir à s’occuper des vertus. Car l’attente profonde de l’âme ne se situe pas en elles, mais en Dieu seul, rencontré au plus intime de soi ; intimité aimante que les vertus protègent sans s’y mêler, de même que les soudards qui gardent le château ne sauraient s’introduire en la chambre retirée du roi et de la reine.

Il s’agit, encore une fois, de mettre en bon ordre les tesselles de la vie spirituelle : « Les Vertus ne sont-elles pas toutes louées, prescrites et ordonnées pour ces âmes, et non pas ces âmes pour les Vertus ? Si bien que ces Vertus sont faites pour servir ces âmes, alors que ces âmes sont faites pour obéir à Dieu et pour recevoir les dons singuliers de la pure courtoisie de sa noblesse divine » (ch. 19).

Le « congé des vertus » devient dès lors extraordinairement exigeant. La compréhension artistotélico-thomiste des vertus, par exemple, avait su dissocier la vertu de la peine à laquelle on l’associe spontanément : puisque la vertu est une disposition intérieure à poser des actes bons, alors « la délectation qu’on y prend appartient nécessairement à la vertu et entre dans sa définition [4] ». Marguerite ne se soucie absolument pas de cette question somme toute assez secondaire pour la vie spirituelle ; elle nous met en garde, en revanche, contre cette délectation même : la complaisance qu’on y trouve volontiers brisera net l’élan spirituel.

[Certains] mortifient totalement leur corps en faisant les œuvres de la charité ; mais ils se complaisent tant en leurs œuvres, qu’ils n’ont pas connaissance qu’il y ait un état meilleur que celui des œuvres de la vertu et de la mort du martyr, que le désir d’y persévérer à l’aide d’une oraison pleine de prières et que l’abondance de la bonne volonté ; et, toujours en raison de la constance qu’ils y mettent, ils pensent que c’est là le meilleur de tous les états qui puissent être. Ces gens-là sont heureux, mais ils périssent en leurs œuvres du fait de la suffisance qu’ils mettent en leur état. Ils sont appelés rois, mais c’est au pays où tout le monde est borgne ; et à coup sûr, ceux qui ont deux yeux les tiennent pour esclaves (ch. 55).

Car le sobre plaisir des vertus peut encombrer l’âme autant que l’ivresse crapuleuse du vice ; la vie spirituelle ne consiste pas dans le plaisir solitaire des vertus, mais dans l’union à Dieu, au-delà de toute vertu. Tel est bien ce qui se passe au plus secret de la demeure : « L’amour dont nous parlons, c’est l’union des amants, c’est un feu embrasé qui brûle sans s’essouffler » (ch. 64) ; « Cette âme n’a d’autre pensée, parole ou œuvre, que l’exercice de la grâce de la Trinité divine » (ch. 16).

Un tel « exercice » ne produit rien en tant que tel : pensée, parole ou œuvre ; il est « paix » car il repose sans cesse en lui-même, puisque l’amour n’a pas d’autre source et d’autre fin que l’amour. Entièrement livrée à cette union d’amour, l’âme libre « ne fait ni n’opère les œuvres de Vertus » (ch. 82), elle « laisse les morts ensevelir les morts et les égarés agir selon les Vertus, et elle se repose de ce qui ne la dépasse pas en ce qui la dépasse, tout en se servant de toutes choses » (ch. 52). Formules abruptes qui se fondent toutes sur une même idée : l’âme n’agit plus désormais, car elle est agie par Dieu, mieux : elle est unie à Dieu qui seul agit en elle.

Si elle fait quelque chose au-dehors, c’est toujours sans elle-même ; si Dieu fait son œuvre en elle, c’est de lui-même en elle, sans elle et pour elle. Et cette âme n’en est pas plus encombrée que son ange ne l’est de la garder, car l’ange n’est pas plus encombré de nous garder que s’il ne nous gardait pas (ch. 81).

Nul ne saurait contester au théologien et au moraliste le droit, peut-être même le devoir, d’inviter ici à plus de prudence, de dénoncer des expressions excessives. Mais les excès de Marguerite sont-ils plus scandaleux que celui où Paul s’écrit : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi ! » (Ga 2,20) ?

Ruusbroec : la « vie commune »

Quelques dizaines d’années après Marguerite, nous rencontrons en Jan van Ruusbroec un tout autre tempérament, et naturellement une tout autre expression littéraire : plus massive et charpentée, plus équilibrée et didactique, où de superbes envolées percent d’indéniables lourdeurs. À ceci s’ajoute un facteur chronologique : Ruusbroec écrit après le Concile de Vienne [5], ce qui explique certainement, pour une part, son langage plus précautionneux, moins incisif ou provoquant, attentif à dissiper les malentendus et à condamner les dérives avec la plus extrême fermeté.

Sur le fond, il s’accorde avec Marguerite pour porter notre attente spirituelle « au-delà des vertus ». Mais il sait manifester plus clairement que ce dépassement s’accorde avec leur exercice concret. Car s’il présente toujours la « vie active » (celle qui accomplit les œuvres vertueuses) au seuil de l’itinéraire spirituel, ce dernier n’est jamais conçu comme un ensemble d’étapes dont on se dégage pour parvenir à la suivante. La perfection de la vie chrétienne consiste au contraire à vivre ensemble chacune des dimensions de la vie spirituelle découvertes en chemin : voilà ce que Ruusbroec nomme « vie commune » (ghemeyn leven). Le chrétien accompli est « homme commun » (ghemeyn mensche). Dès lors, le dépassement des vertus suppose toujours leur juste intégration.

Nous tâcherons de l’entrevoir en abordant successivement les trois dimensions de l’itinéraire spirituel présenté dans Les noces spirituelles [6] : vie active (werkende leven), vie de désir (begheerlij-cke leven), vie contemplative (scouwende leven).

La vie active où s’exercent les vertus ne constitue évidemment pas une option : elle « est nécessaire à tous les hommes qui veulent être sauvés » (p. 183). Il s’agit, comme le dira La pierre brillante, d’être un « homme bon », c’est-à-dire « obéissant en toutes choses à Dieu, à la Sainte Église et à son propre discernement [7] ».

Ruusbroec est à ce sujet particulièrement exigeant. Ainsi Le royaume des amants montre-t-il que l’alternative superficielle de la vie active – accomplir ou non les œuvres vertueuses – en cache une autre plus fondamentale : accomplir ces œuvres par souci égoïste de soi, ou par amour de Dieu [8]. Le mystique, peut-être plus confiant que nous envers les capacités morales de l’être humain, admet parfaitement qu’une vie accomplie de vertus, et même de vertus chrétiennes, puisse être menée à la force du poignet, en une tension volontariste où la grâce est absente, où l’on ne pense qu’à soi et à la récompense éternelle que nous vaudraient ces vertus, jamais à Dieu lui-même ; esclavage de soi dont Ruusbroec tient qu’il rend indigne de l’amour de Dieu, lors même qu’on y aspire à la vie éternelle.

Mais il est un autre esclavage auquel s’expose l’homme vertueux : celui de l’inconstance (onghestadicheit). Non pas l’inconstance d’un cœur sans fermeté qui toujours balance entre vice et vertu, mais celle d’une générosité réelle, véritablement tournée vers Dieu, affolée cependant : ne percevant pas que Dieu l’appelle à le rencontrer, au-delà des vertus, dans le repos, elle le cherche là où elle ne peut le trouver, papillonnant, angoissée, d’une bonne œuvre à l’autre.

Comprenez maintenant d’où vient cette inconstance chez des hommes justes. Quand l’homme applique son intention et son activité intérieure plutôt à la vertu et aux modes extérieurs qu’à Dieu et à l’union divine : quoiqu’il demeure dans la grâce de Dieu, car c’est bien Dieu qu’il recherche dans la vertu, sa vie est cependant inconstante, car il ne se sent pas reposer en Dieu au-dessus de toute vertu. Et pour cette raison il possède Celui dont il ne sait rien. Car Celui qu’il cherche dans les vertus et selon des modes multiples, il Le possède en lui-même, au-dessus de toute intention, de toute vertu et de tous les modes. Aussi doit-il, pour venir à bout de cette inconstance, apprendre à reposer, au-dessus de toute vertu, en Dieu et dans la très-haute unité divine (p. 270).

Ce repos caractérise la vie de désir, qui consiste à porter sur Dieu un regard intérieur si simple qu’il ne peut s’embarrasser ni d’œuvres ni de pensées, aussi bonnes et sublimes soient-elles. À proprement parler, l’homme n’a ici rien à faire ; il repose dans l’ouverture de son regard.

Mais Ruusbroec dénonce à nouveau de possibles contrefaçons, ou du moins une possible méprise. Car ce repos intérieur pourrait lui aussi être un phénomène purement naturel : repos d’un regard qui se perd dans le vide plutôt que de se plonger en Dieu ; loisir où l’on s’oublie certes, sans pourtant rencontrer personne.

Or considérez de quelle manière on se livre à ce repos naturel. Il suffit de rester tranquillement sur sa chaise sans s’adonner à aucun exercice, intérieur ou extérieur, libre de toute occupation, de manière à trouver le repos sans que rien empêche d’y demeurer. Mais le repos pratiqué de cette façon n’est pas chose permise, car il engendre chez l’homme l’aveuglement dans l’ignorance, il le fait s’affaisser en lui-même dans l’inaction. Or ce repos n’est autre chose qu’un désœuvrement dans lequel on tombe en sombrant dans l’oubli de soi-même, de Dieu et de toutes choses par manière d’acte unique. Ce repos est contraire au repos surnaturel qu’on possède en Dieu, lequel consiste en effet à s’écouler amoureusement avec un simple regard dans l’incompréhensible Clarté. Ce repos en Dieu, qu’il faut chercher toujours activement, par de fervents désirs, qu’on trouve dans l’inclination à la suprême jouissance, qu’on possède éternellement dans l’écoulement d’amour, et une fois qu’on le possède, qui doit néanmoins être cherché toujours, il dépasse par son élévation le repos de la nature, d’aussi haut que Dieu est élevé au-dessus de toutes les créatures (p. 334-335).

Ruusbroec précise encore : un tel repos, « agréable et profond », « n’est pas en un soi un péché, car tous les hommes y sont portés par nature » ; il le devient « dès l’instant qu’on veut le pratiquer ou le posséder sans faire œuvre de vertu » (p. 335), dès lors donc qu’on délaisse la « vie commune ».

Car c’est elle qui doit maintenir ici l’équilibre chrétien, animant l’existence de l’« homme commun » d’un rythme vivant où se répondent sans cesse repos et action. Entendons bien ce que cela engage. Ruusbroec n’évoque pas ici, du moins pas d’abord, la répartition négociée, dans nos agendas, de la prière et du travail. La vie de désir ne saurait trouver place dans aucun « agenda », puisqu’elle ne « fait » (agere – agenda) rien : elle est ce regard intérieur qui traverse tout ce que nous faisons et laissons ; ou, si l’on veut, elle est cette prière simple, toute d’attention, qui devrait habiter nos travaux aussi bien que nos prières. En ce sens, les rapports du repos et de l’action ne sont pas à penser comme un dialogue musical où les voix se répondent sans jamais se mêler, mais comme un contrepoint serré où elles chantent ensemble, sans pourtant avoir toujours, au fil du discours, la même importance.

L’homme intérieur possède sa vie selon ces deux modes, à savoir le repos et l’action. Or en chacun d’eux il est tout entier et sans partage, car il est tout entier en Dieu où il repose dans la jouissance, et il est tout entier en lui-même où il aime dans l’action. Et à tout instant il lui vient de Dieu l’exhortation, l’intimation de renouveler une attitude et l’autre, le repos et l’action. Et la justice que l’esprit observe, veut payer à tout instant ce que Dieu réclame d’elle. C’est pourquoi à chaque regard que Dieu fait luire en lui, l’esprit rentre en lui-même, agissant et jouissant ; ainsi il se renouvelle en toute vertu et s’immerge plus profondément dans le repos de jouissance (p. 331-332).

L’itinéraire spirituel peut maintenant se poursuivre dans la vie contemplative. Don surnaturel que rien ne saurait mériter, elle ne connaît pas, comme la vie active ou la vie de désir, de contrefaçons purement « naturelles ». Le dépassement qui s’opère ici est considérable. Pour le dire en une image, alors que l’homme de désir portait son regard silencieux sur le buisson ardent, le contemplatif y brûle désormais ; alors qu’il s’émerveillait en pure attention devant l’océan sans fond et sans rive de l’amour divin, il s’abîme maintenant en lui. Ruusbroec le dit mieux encore, manifestant la continuité avec la vie de désir où s’était ouvert le regard intérieur :

Aussi les yeux de l’esprit, par lesquels il contemple et fixe son Époux, sont-ils si largement ouverts qu’ils ne peuvent jamais plus se fermer. La contemplation de l’esprit qui plonge son regard dans la révélation secrète de Dieu, dure en effet pour l’éternité, et pour saisir l’Époux dans son avènement il s’ouvre si largement, que l’esprit devient lui-même l’Immensité qu’il appréhende (p. 356).

Mystique fusionnelle, où l’union avec Dieu se présente comme une dilution de soi dans le grand Tout ? Précisément pas. Car si la grâce divine a fait ici remonter l’homme jusqu’au plus profond de lui-même, jusqu’en ce lieu où la source ne se distingue plus de la rivière qui en découle, où la vie divine ne se distingue plus de sa propre vie, la distinction demeure cependant évidente, en aval, dans les autres dimensions de son existence où sont toujours requises vie active et vie de désir. Dès lors, c’est encore la « vie commune » qui assurera l’équilibre chrétien :

Il nous faut toujours vivre et être vigilant en toutes les vertus, et mourir et nous endormir en Dieu au-dessus de toute vertu. En effet, il nous faut mourir au péché et naître de Dieu en une vie vertueuse, et il nous faut renoncer à nous-mêmes et mourir en Dieu en une vie éternelle. [...]
Dans les modes, là où nous sommes engendrés par Dieu en une vie spirituelle vertueuse, nous présentons nos œuvres comme une offrande à Dieu ; mais dans le non-mode [9], là où de nouveau nous sommes morts en une vie éternelle bienheureuse, nos œuvres bonnes nous suivent, car elles sont une même vie avec nous. Dans notre avancée vertueuse vers Dieu, Dieu demeure donc en nous ; mais dans le dépassement de nous-mêmes et de toute chose, c’est nous qui demeurons en Dieu [10].

Ruusbroec nous obligerait ici à réformer la façon dont nous parlons ordinairement de « mort à soi ». Car par une étrange aberration, c’est souvent en ces termes que nous envisageons le choix d’une vie vertueuse ; or ce n’est pas mourir à soi que de mourir au péché, c’est-à-dire à un poison mortel : c’est vivre, simplement. La véritable mort à soi, combien plus exigeante, est le dépassement de ces vertus qui nous font vivre dans une contemplation où l’on se perd complètement de vue, anticipant le terme de notre existence terrestre :

Si toutefois par la pratique des vertus, nous pouvions atteindre ce degré de préparation, il nous faudrait bientôt quitter notre corps comme un vêtement, et nous laisser emporter par les vagues furieuses de cet océan ; jamais créature ne pourrait nous ramener (p. 365).

Mort au péché et mort à soi, vie active et vie contemplative, ne déterminent cependant pas deux moments de notre existence, mais la perfection indissoluble de l’« homme commun » : « Ainsi doit-il, en vivant, sortir dans les vertus, et en mourant, entrer en Dieu. En ces deux [mouvements] réside la perfection de sa vie ; et ils sont associés comme la matière et la forme, comme l’âme et le corps [11]. »

Au terme de ce double parcours, il devrait paraître évident que ni Marguerite ni Ruusbroec ne font du dépassement des vertus un délire mystique justifiant les pires licences morales. La vertu dont ils parlent, irréprochable et claire, pourrait même nous sembler inabordable, comme s’ils croyaient plus que nous à sa possibilité. Cependant, dégager dès le début l’horizon de la vie chrétienne au-delà des vertus ne donnera-t-il pas plus d’élan et de facilité pour cheminer vers elles, que de dresser leurs exigences comme un mur de clôture qui étouffe et obsède ? C’est la première grâce qu’ils nous font.

Ils disent davantage encore.

Marguerite nous a invités à « mettre les vertus à leur place », dans une distinction franche entre vie morale et vie spirituelle. L’exigence est plus facilement oubliée qu’on le croit. C’est ce qui advient pourtant quand l’abnégation et l’ardeur avec laquelle on se voue à telle forme de service ou d’observance, à telle règle de vie ou de pensée, à telle pratique liturgique ou charitable, résume à elle seule la vie intérieure ; ou encore quand on s’imagine que cette fidélité généreuse suffirait à sécréter, par un incompréhensible mécanisme, une vie spirituelle. Or toutes ces pratiques en soi excellentes, où le Seigneur est effectivement rencontré et servi, doivent encore savoir s’effacer pour préserver au plus profond du cœur un espace de liberté et de silence où Dieu se rencontre en une prière simplifiée, en un regard unifié.

Ruusbroec, de son côté, nous a fait entrevoir l’unité vivante reliant vie active, vie de désir et vie contemplative. La notion de « vie commune » est ici aussi fondamentale que méconnue. Elle permettrait pourtant, non seulement de garantir la moralité des mystiques, mais encore de dépasser la distinction hasardeuse qui tente de séparer ce que nous appelons aujourd’hui « vie active » et « vie contemplative ». Car quelle vie chrétienne pourrait se vouer exclusivement à l’action ou à la contemplation ? ou encore prétendre les équilibrer en un jeu inconcevable de proportions ? Or si c’est de programme quotidien qu’on parle ici, effectivement distribuable entre « services » et « prières », c’est toujours, au sens de Ruusbroec, de « vie active » qu’il s’agit. Œuvres vertueuses nullement exclusives, mais équilibrées au contraire en tout « homme commun » avec la « vie de désir » et, si Dieu veut, la « vie contemplative ». Les distinctions de Ruusbroec sont à la fois plus précises et plus pertinentes que les nôtres.

Mais au-delà de ces précisions, la plus grande grâce que nous offrent les deux mystiques en orientant nos regards « par-delà les vertus » est celle que le Miroir a si merveilleusement chantée :

Et tandis que les servoie,
Et que mieulx les amoye,
Amour me fist par joie
D’elle oïr parler [12].

[1Saint IRENEE, Contre les hérésies, I, 8, 1, traduction par A. Rousseau, SC 264, p. 115.

[2Marguerite PORETE, Le miroir des âmes simples et anéanties, Introduction, traduction et notes par M. Huot de Longchamp, Paris, 1984, ch. 6. Toutes les citations de Marguerite Porete en français contemporain reprendront cette traduction du texte moyen-français.

[3Cf. DZ 896.

[4Saint THOMAS D’AQUIN, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, I, 13.

[5Le concile de Vienne (1311-1312), connu pour avoir été le théâtre de la dissolution définitive de l’Ordre des Templiers, s’est aussi intéressé aux « Erreurs des Bégards et des Béguines concernant l’état de perfection » dans la Constitution Ad nostrum qui les suspectait d’être à l’origine ou sous l’influence du mouvement du « Libre esprit »

[6Nous reprendrons la traduction de J.-A. Bizet dans RUYSBROECK, Œuvres choisies, Paris, 1947. Ruusbroec ne divisant pas ses œuvres en chapitres, nous donnerons comme référence les pages de cette traduction.

[7RUUSBROEC L’ADMIRABLE, La Pierre brillante, traduction et commentaire par M. Huot de Longchamp, Mers-sur-Indre, 2010, p. 12.

[8Nous nous inspirons ici de P. BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament, Paris, 1976, t. 1, p. 39-40.

[9« Non-mode » (onwise) : pour Ruusbroec, l’amour parfait est « sans mode » (wiseloes, sonder wise) car il n’est aucunement mesuré ou limité par des déterminations particulières, des « manières d’aimer » selon lesquelles il ne saurait être infini, divin. Le mystique recueille certainement l’expression chez saint Bernard, dont l’ouverture du De diligendo Deo évoque un amour « sine modo » (traduit de façon un peu réductrice par « sans mesure ») : « La cause de notre amour pour Dieu, c’est Dieu même ; la mesure, c’est de l’aimer sans mesure (modus, sine modo diligere) ».

[10La Pierre brillante..., p. 28-29.

[11RUUSBROEC, Dat boecsken der verclaringhe, CCCM n°101, l. 177-181 (nous traduisons).

[12« Et tandis que je les servais [les vertus], / Tandis que je les préférais, / Voici la joie qu’Amour m’a faite : / J’en entendis quelqu’un parler ! » (ch. 122). (À l’époque de Marguerite, « amour » est un terme, et donc un personnage, féminin.)

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