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La peste du toucher ?

09/032020 Noëlle Hausman

Maintenant que Jean Vanier est entré dans la triste série des fondateurs-abuseurs, n’est-il pas temps de réfléchir un instant à ce qu’induisent ces gnoses érotico-mystiques qui ont toujours (qu’on pense aux « Purs » (encratistes [1]) de toutes les époques) conduit aux mêmes dérives d’emprise sexuée ? Mais, d’autre part, les pratiques d’un contact corporel appuyé qui ont fait florès dans certains lieux de prière n’ont-elles pas elles aussi emporté la raison chrétienne vers des justifications illuminées que le bon sens réprouve ? Depuis quand, d’ailleurs, les visionnaires font-ils la loi dans l’Église et la dévotion remplace-t-elle la doctrine ? [2]

Dans ces amalgames de questions enchevêtrées, n’y a-t-il pas à revenir plus sereinement aux enseignements traditionnels (depuis Origène au moins, puis chez Bonaventure, etc.) sur le nécessaire et onéreux passage des sens corporels aux sens de l’imagination puis de l’intelligence, vers ces sens spirituels [3] qui nous équipent peu à peu pour un toucher eucharistique éternel ? Dans « l’application des sens » que saint Ignace propose, au terme de la journée des trois dernières semaines des Exercices, se récapitulent en quelque sorte toutes les considérations, méditations, répétitions et reprises du jour, dans l’exercice le plus élémentaire qui consiste à offrir les sens du corps, de l’imagination [4] et de l’esprit à la transfiguration purificatrice qu’opère en eux la venue imprévisible du Seigneur — dans l’absence de toute satisfaction sensible, donc. Ainsi, les sens corporels, puis imaginaires, puis intellectuels deviennent sens spirituels (comme l’eau de Cana devient vin) chez qui voit, entend, sent, goûte et touche Dieu lui-même, d’une manière que ne mesurent ni nos enthousiasmes, ni nos dérélictions. Nous sommes ici loin de la spiritualisation mensongère qui revient à dire : « ce n’est pas toi et moi, c’est Jésus et Marie » (ou une autre) : par cette perversion de la lettre, la chair concrète est oubliée, sublimée en apparence, bafouée en réalité. Dans le cas d’un bon et vrai usage des sens spirituels, c’est le contraire qui se passe : même l’esprit peut sentir sans que la chair ne soit touchée autrement que depuis l’intérieur ou, plus exactement, via l’imagination qui joue ici le rôle d’interface du corporel et du spirituel : l’imagination, « sorte de sens corporel intérieur », note le Dictionnaire de Spiritualité (607). Ainsi se forme le corps destinal, disaient les anciens spirituels.

La garde des sens de naguère a-t-elle donc définitivement sombré dans notre civilisation libertaire ? Mais d’autre part, devant la pandémie qui s’annonce, comment ne pas évoquer les grandes pestes d’autrefois, si cruelles pour le grand nombre, mais que certains fols en Christ ont à chaque fois affrontées, sans crainte d’embrasser les lépreux, de soigner les pestiférés, d’approcher les cholériques, d’enterrer leurs dépouilles – avant d’y laisser leurs vies, souvent ? Recherchaient-ils un toucher divin, ou plutôt, ne se sont-ils pas entièrement donnés aux plus pauvres de leurs frères sans espoir d’en rien recevoir en retour ?

Le plus intérieur des cinq sens, celui du toucher, est ici mis en cause. Freud l’avait vu quand il faisait de l’interdit du geste une règle absolue de la cure psychanalytique où il faut, pour aller vers la promesse du père, quitter la mère consolatrice. C’était estimer que le contact corporel gêne l’émergence d’une parole distante qui, à cette condition, reconstruit. Il y a donc un toucher pour la vie, et un toucher pour la mort. Un toucher qui soigne, comme on le voit souvent dans l’Évangile, parce qu’il est accompagné et relayé par une parole ; et un toucher qui prend, parce qu’il remonte vers l’inconscient sans frontières et dévaste tout sur sa trajectoire. Le « Ne me retiens pas » de Jésus à Marie-Madeleine va certes de pair, chez saint Jean, avec le « Mets ta main ici » adressé à Thomas ; mais l’apôtre a-t-il touché autrement que dans sa foi nouvelle ? Dans les deux cas, il s’agit de se porter en avant de soi grâce à l’Esprit insufflé : vers les frères, vers le corps ressuscité qui n’est plus le corps de chair, mais se fait peu à peu corps ecclésial et spirituel. Il faut parfois se rappeler que cette transfiguration de nos existences a été rendue possible par une transfixion dont Marie a ressenti pour nous le poids enduré en corps et en âme par son Fils ; en faisons-nous pour notre petite part l’onéreuse expérience ? Acceptons-nous de voir nos plus impétueux désirs purifiés, brûlés, consumés au feu de l’Esprit Saint ? La vie spirituelle n’a rien à voir avec des privautés permises aux « parfaits » ; elle est, comme tout amour, la simple aventure d’un constant renoncement, qui comble à mesure.

Nous avons tous à nous examiner sur nos façons de toucher, par le contact, le regard, les mots : est-ce pour donner ou pour prendre ? Pour détruire ou pour soutenir ? Au prix d’autrui ou dans une retenue qui rend compte à un Autre ? Il n’y a pas de croissance humaine ou spirituelle possible sans cette abnégation que les tentations de Jésus au désert nous rappellent opportunément au seuil de chaque Carême ; à Pâques, l’effacement du Fils culmine dans le Corps livré qui se laisse oindre, mais rendu aux mains du Père, surgira libre des linges dont notre pauvre tendresse l’avait enveloppé.

[1L’encratisme désigne des courants radicaux du christianisme ancien qui prônaient un ascétisme extrême et souvent finirent dans la débauche ; des résurgences s’en observent à toutes les époques ; Robert d’Arbrissel au tournant du XIIe siècle en est une figure emblématique, toujours éclairante aujourd’hui. Il semble avoir pratiqué le « syneisaktisme », cette forme d’ascèse aventureuse consistant en la cohabitation chaste avec une personne de sexe différent.

[2À cet égard, osons suggérer que la consultation d’une stigmatisée aussi célèbre que Marthe Robin, dont on se prévaut dans beaucoup de nouveaux mouvements ou instituts, mériterait, elle aussi, d’être plus soigneusement mise en perspective critique.

[3Voir dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. XIV, col. 598-617, Beauchesne, Paris, 1988-1990, l’entrée “Sens spirituels”, qui n’a pas vieilli. Ainsi : « Les sens corporels qui peuvent voir le divin sont donc des sens transfigurés par l’Esprit Saint et non dans l’exercice strictement matériel de leur fonction » (M. CANÉVET, o.c., col. 610).

[4Il faut renoncer à développer ici ce qu’il en est du ressenti et ne citer les sens de l’imagination que pour mémoire. Des études scientifiques ont montré que dans un dialogue face à face, le verbal (mots, sémantique) ne compte que pour 7% dans la communication, alors que l’intonation de la voix compte pour 38% et le non verbal (gestuelle, posture et attitudes) pour 55%.

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