Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le sens de la vie religieuse aujourd’hui

Selon le charisme de saint Norbert

Dominique Goblet, o.praem.

N°2005-1 Janvier 2005

| P. 52-57 |

Composé pour répondre à une enquête de l’Assemblée des Supérieurs majeurs de Belgique, ce lumineux témoignage d’un jeune Prémontré indique les voies singulières et communes de l’accueil du Seigneur.

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Sans doute une première conviction à partager est-elle celle-ci : les religieux aujourd’hui doivent être des hommes et des femmes de passion. Des êtres passionnés et amoureux d’une rencontre toujours nouvelle avec Quelqu’un qui a un visage d’homme et qui s’appelle le Christ. Des hommes et des femmes qui osent, qui risquent la rencontre avec Quelqu’un qui a partagé leur humanité pour les unir à sa divinité. Des hommes et des femmes qui revisitent sans cesse, à la lumière de l’Évangile, le rythme essentiel de leur vie, leur cœur battant, leur lignes de forces, ce qui fait la profondeur de leurs existences. Dans un temps morose, dans un temps où des peurs circulent de tous côtés, où on se défie les uns des autres, dans l’individualisme ambiant, la vie religieuse par le poids précieux de son « vivre ensemble » lance un défi. Ne pourrait-elle être un lieu de la « diversité réconciliée » ?

La vie religieuse, un cœur qui bat

Dans une société où tant de jeunes sont parfois tentés de déserter et de partir, la vie religieuse à sa place sans doute comme un cœur qui bat, elle est une réponse au pessimisme des chrétiens comme de ceux qui sont plus loin de l’Église. La vie religieuse n’a-t-elle pas à être attentive à ce que l’Esprit dit à l’Église, à chacun, à chacune ?

« Les religieux n’auraient-ils pas comme tâche propre dans l’Église de manifester la miséricorde là où l’homme se perd et les sociétés défaillent, là où personne n’est plus ou n’est pas encore présent, là où les pauvres du Seigneur attendent toujours sa justice ? Rendre visible la miséricorde dont ils vivent, c’est, pour les religieux, inscrire en ce monde la pure gratuité et l’imprévisibilité de l’œuvre de Dieu qui, sans fin, reprend en sous-œuvre sa création et, par sa générosité, la sauve dans le Christ [1]. »

Les religieux témoins de l’espérance ? Certainement. Croire que demain est possible, parfois à travers des chemins d’exode. Les religieux témoins de la beauté ? Sans nul doute ! Sensibles à tout ce qui essaie de se dire par la culture, par l’art, par tout ce qui fait grandir en humanité. Ne sont-ils pas des « amoureux du monde » ? Bien sûr ! Mais combien de fois entendons-nous des discours qui ne sont plus supportables dans nos communautés chrétiennes fatiguées ? La vie religieuse un antidote contre la morosité, la peur, la violence ? Pourquoi pas ? Antidote encore contre l’indifférence, par une vision à la fois « incarnée » et « spirituelle » de la vie. Lieu privilégié de respect du mystère de chacun et chacune.

Les religieux : des témoins, des hommes et des femmes de la vérité et de la liberté et non des hommes et des femmes de la peur. De la vérité : s’il y a des choses à dire sur Dieu et sur l’homme, ne sont-ils pas bien placés ? De la liberté : ils apportent un visage de chair et de sang, un visage toujours en devenir de ce qu’il attendent : un ciel nouveau et une terre nouvelle où résidera la liberté, la justice et l’amour.

Les religieux des « frontaliers », des passionnés des frontières ? Oui. Persuadés que là réside une partie de l’avenir de l’Église. La vie religieuse est un lieu privilégié où le christianisme capte des souffles venus d’ailleurs, là où ses trésors se partagent avec ceux qui n’habitent pas ses enceintes. Aller aux frontières est une tâche urgente, rencontrer ceux et celles qui sont loin, qui ne nous ressemblent pas mais aspirent à savoir qui nous sommes et comment nous vivons. Accueillir aussi tous ceux qui se sentent rejetés, jugés, discriminés.

Une vocation singulière…

Il nous faut avoir au cœur cette parole de saint Paul : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. » Où que nous soyons dans notre chemin spirituel, quelles que soient nos blessures qui l’affectent et les bonheurs qui l’éclairent, notre engagement « commande » que nous parlions, c’est-à-dire que nous agissions, que nous continuions à tenir cette parole qui a déterminé cet Apôtre, notre fondateur, et tous ceux qui ont marché sur le chemin de Damas après eux, à s’engager à la suite du Christ. Nous serons crédibles si et seulement si nous faisons ce que nous disons. Car les beaux discours et les « paroles d’espérance » ne peuvent suffire.

Une partie de notre vocation, c’est aller se poser, délibérément, dans une zone de turbulences, là où le monde – avec ses angoisses, ses souffrances, ses espoirs, ses questions, ses violences, ses richesses, sa générosité – rencontre le vieil univers des chrétiens, avec ses forces spirituelles, ses textes fondateurs, ses traditions fécondes, son expérience des profondeurs de l’homme. Concrètement pour moi, c’est m’engager dans l’accompagnement des séropositifs et dans la prévention du sida. Au moment où beaucoup se sentent rejetés et jugés par les Églises, il est plus que pertinent de s’engager pleinement à leur service.

Le sida lance un appel aux religions comme à n’importe qui. Comme n’importe qui, les religions ne peuvent pas ne pas répondre. Elles sont convoquées, interrogées. Toutes ensemble, car l’épidémie ne connaît pas de frontières religieuses. « Que dis-tu de cette maladie qui amorce peut-être une autre histoire de la santé, qui fabrique de nouveaux patients et de nouveaux soignants, qui fait vivre dans la fragilité tant d’entre nous qui nous croyions invulnérables, qui bouleverse l’amour de soi, l’amour des autres et du semblable, qui interroge notre force et notre faiblesse, notre science et notre non-savoir, qui peut faire exploser l’espérance aussi bien que le désespoir [2] ? »

C’est aussi le service que je rends dans mes engagements auprès de l’association Ex Æquo, dont le nom signifie « de mérite égal » ou encore « sur le même rang ». Nous y entendons au fil des jours une invitation. Nous devons sans cesse y répondre et mettre en œuvre cette égalité de traitement préventif que mérite aujourd’hui une population particulièrement touchée, souvent discriminée à cause du sida. Les gays sont désignés à l’heure actuelle par la Communauté française de Belgique comme un public prioritaire en termes d’actions de prévention. Ils représentent deux tiers des nouveaux cas d’infection parmi les hommes belges. Quel chemin à parcourir encore ! Il faut s’accrocher, résister, car la tâche reste entière. Des rencontres avec le monde politique, ainsi que les réunions de travail pour préparer une grande conférence sur le sida m’ont mieux fait comprendre la nécessité de dépasser des clivages socio-idéologiques souvent trompeurs.

C’est également ouvrir l’esprit des étudiants d’un institut de musique et de pédagogie à partir de leurs questionnements et de leurs attentes, aux dimensions théologiques, liturgiques et spirituelles de la musique. Essayer d’atteindre, derrière la voix de compositeurs d’époques différentes, les intentions religieuses qui les animent, leur foi dans le mystère de Dieu. Comment l’indicible peut-il malgré tout trouver une expression, musicale en l’occurrence ? C’est dans cette perspective que se place le cours : entraîner les étudiants à la recherche des figures du Christ dans les musiques des hommes, celles du moins que les hommes ont voulues et créées comme musiques pour Dieu. La perspective se veut ouverte et œcuménique à la fois : en prenant pour point de départ le silence, la relation entre musique et liturgie, on parcourt les musiques liturgiques juives, le chant grégorien, Monteverdi, Bach…, Poulenc et Messiaen.

C’est encore accompagner, écouter, cheminer avec des « paroissiens », avec un groupe pluraliste de planning familial, avec ceux et celles qui composent une « paroisse » invisible, sans frontières. Histoires intenses, trésors d’humanité, sources de fraîcheur, tranches de vies partagées, portées au fil des jours, des semaines, mais aussi au rythme des psaumes chantés, parfois sans réponse : « Mon Dieu, tu m’as abandonné ? »

… mais aussi, particulière : selon le charisme de Norbert

Aujourd’hui encore, des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, vivent selon la charisme de Norbert dans la communion évangélique enracinée dans la vie commune et partagée dans l’envoi en mission.

Qu’est-ce que la vie prémontrée ? Un regard amoureux perpétuellement tendu vers le Christ. Une action apostolique fondée sur la vie intérieure, la contemplation et la prière. La liturgie, chargée de réaliser parfaitement la glorification de Dieu et la sanctification des hommes, alimente de façon diverse la prière et la dimension contemplative de notre vie. Notre silence et notre prière canoniale des Heures « entourent » bien des paroles d’hommes, bien des situations vécues, confiées. L’Eucharistie, cœur de la vie liturgique est source de vie pour la communauté, mais aussi pour le peuple de Dieu qui est invité à s’y unir et à s’en nourrir. L’appel à la conversion évangélique, réentendu en toute action liturgique, s’exprime aussi dans la vie quotidienne, car celle-ci nous invite sans cesse au pardon, à la réconciliation mutuelle, à l’entraide et à cette joie qui découle de la communauté de vie.

Nos communautés prémontrées sont des lieux où le « Christ est adoré et nourri ». Nous accueillons ceux qui, quittant momentanément l’agitation, viennent se reposer dans le silence et la beauté. Les hommes de ce temps ont un immense besoin de voir se poser sur eux le regard de Dieu. La recherche de lieux différents, l’inscription dans d’autres espaces sont souvent la condition d’une reconstruction pour nombre d’entre eux. C’est Jésus fatigué par la route qui s’assied sur le puits de Jacob (Jn 4) et qui demande : « Donne-moi à boire. » En nos communautés, c’est aussi Jésus qui accueille. Lorsqu’il rencontre quelqu’un, il ne lui dit pas : « Qu’as-tu fait auparavant ? », il lui dit : « Tu es là et aujourd’hui on commence à marcher ensemble. » Quand il rencontre la Samaritaine, il lui dit : « Va chercher ton mari. » Elle lui répond qu’elle n’a pas de mari. Jésus le sait, elle en a eu sept. Et c’est sans doute l’espérance d’en avoir un huitième qui, contre toute habitude méditerranéenne, la pousse en plein midi vers le puits près duquel se tient l’Homme. « Donne-moi à boire », lui dit Jésus et là s’inaugure quelque chose. Eux que tout sépare extérieurement et dont la relation naissante est grevée d’ambiguïté à l’origine, découvrent qu’ils ont profondément besoin l’un de l’autre, peu importe ce qui s’est passé avant, peu importe ce qui aurait pu se passer autrement. Il y a quelque chose de très important qui se joue là pour nos communautés, pour chacun d’entre nous. Nous laissons entendre qu’il est possible d’accueillir le Royaume, et que cet appel au bonheur déborde sur ceux qui viennent en nos murs réapprendre à respirer, sur ceux qui laissent se dissiper la nuit dont ils ont pris l’habitude de s’entourer en plein midi, pour retrouver le soleil.

[1N. Hausman, Vie religieuse apostolique et communion de l’Église, Paris, Cerf, 1987, p. 194.

[2Cf. R. de Montvalon, Sida, les religions s’interrogent, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 11

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