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Chercher Dieu au temps de la déréliction

André Louf, o.c.s.o.

N°2005-4 Octobre 2005

| P. 219-230 |

La lecture toujours reprise de la Règle bénédictine permet de l’entrevoir comme un chemin, devenant plus ardu avec le temps. Un passage peut alors s’opérer, au plus profond de la misère de l’orant. Avec les anciens spirituels, Benoît montre dans l’humilité du « médecin qui se sait blessé » la vraie source de sa capacité à guérir autrui — « si vraiment il cherche Dieu ».

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« Chercher Dieu pendant tous les âges de la vie », tel est le thème que je suis censé traiter… Je procéderai en deux étapes. La première sera un coup d’œil rapide sur ce que nous en dit la Règle de saint Benoît. La deuxième s’arrêtera à l’un ou l’autre de ces « âges de la vie », plus particulièrement à cet âge, douloureux mais à mon humble avis décisif, qu’il faut nécessairement traverser pour passer du régime de la Loi à celui de la liberté spirituelle.

Un chemin à parcourir

D’abord un regard sur la Règle, ce texte qui nous est si familier, mais qui cependant nous réserve toujours tant de surprises. Une fois encore, ce fut le cas pour moi, alors que je rassemblais ce que saint Benoît pouvait avoir dit à ce sujet. La première chose qui m’a frappé, c’est la fréquence relativement élevée des termes qui assimilent la vie monastique à un parcours, un chemin que l’on aborde, sur lequel on marche, où l’on progresse, où l’on se hâte, où l’on court même, et grâce auquel on finit par arriver ; un chemin qui, malgré un début étroit – angustus, dira la Règle (Prologue, 48 ; 5, 11) – est cependant le plus direct : recto cursu perveniamus.

Ce chemin est un chemin de retour, dit le Prologue (2) : on y retourne vers un Dieu dont on s’était éloigné. Et on s’y prépare comme on le faisait jadis pour un vrai voyage : on se ceint les reins (Pr, 21). Car il ne s’agit pas de lambiner en route : il faut « courir ». Le verbe courir revient quatre fois dans le seul Prologue (13. 22. 44. 49), on ajoute même que c’est la condition sine qua non pour arriver : qui ne court pas, point n’arrive (22). Le même verbe réapparaît ailleurs dans la Règle, dans des contextes plus concrets, où l’on perçoit peut-être encore un écho de cette hâte constitutive du moine, pourrait-on dire : les frères accourront pour saluer les hôtes (53, 6), ils courront à l’oratoire pour l’œuvre de Dieu (43, 1). L’abbé lui-même est invité à emprunter le pas de course pour se précipiter à la recherche d’un moine délinquant (27, 5).

Ce chemin est un « chemin de salut » (Pr, 48), sous la conduite de l’évangile (Pr, 21). Il est censé aboutir à Dieu (62, 4) et à la vie éternelle (5, 10). Il comporte un point de départ, dont saint Benoît ne dissimule pas les difficultés, et un aboutissement. Entre les deux s’ouvre le chemin, ou plutôt s’offrent de multiples chemins – le terme est souvent au pluriel – qu’il importe de discerner avec soin car, avertit saint Benoît, « il y en a qui semblent droits aux hommes, mais qui finissent en enfer » (7, 21).

Ce parcours comporte des passages plus ardus, dura et aspera (73, 4) où l’on est tenté de reculer – discedere – lorsqu’on tergiverse trop longtemps, par exemple, devant le redoutable quatrième degré d’humilité, mais il doit être normalement pris comme un processus, appelant un progrès incessant (Pr, 49), que l’image de l’échelle à monter degré après degré tente de rendre. Une certaine persévérance dans le temps fait ainsi partie de la vie du moine : quand saint Benoît parle de la probatio, de la « mise à l’épreuve » qu’elle représente, il la suppose diuturna, qui s’étend dans la durée (1, 9). De même, le discernement qui, chez le novice, précède sa profession, est dit morosus : morosa deliberatio, il gagne à se prolonger (58, 16).

Les rythmes essentiels de la vie monastique épousent d’ailleurs les divers rythmes du temps. Cela est évident pour la journée du moine où l’Opus Dei, la lectio et le travail se succèdent au fil des heures, de l’aube au crépuscule, et même selon la présence ou l’absence de lumière (41, 8-9). C’est également le cas pour le rythme des saisons qui ont chacune droit à un horaire particulier. De même et surtout en va-t-il ainsi pour les temps liturgiques dont celui du Carême, selon la pensée de Benoît, devrait être emblématique et servir d’exemple pour l’ensemble du temps monastique : omni tempore (49, 1). De jour en jour, de saison en saison, d’année en année, le moine épouse ainsi le temps et progresse dans le temps.

Les pratiques fondamentales de la vie monastique sont, elles aussi, délimitées par le temps. Le silence, dont la Règle aurait souhaité qu’il soit de tous les moments, y trouve cependant son temps particulier, chaque jour expressément assigné (42, 1. 8). Même une attitude aussi spirituelle que l’obéissance est décrite par saint Benoît comme une marche. Elle fait « marcher selon le jugement et les ordres d’un autre » (5, 12). Son pas, ou plutôt, littéralement, son « pied » – Benoît parle en effet du « pied de l’obéissance » (5, 8) – est alerte. L’obéissant se hâte, « avec la rapidité de la crainte de Dieu » (5, 9). Quant à l’humilité, qui résume et couronne les autres vertus, elle se présente comme une échelle sur laquelle, comme les anges dans le songe de Jacob, le moine est en perpétuel mouvement. Il doit à la fois la monter et la descendre : la monter lorsqu’il s’abaisse, et la descendre lorsqu’il s’élève (7, 7).

Un élément aussi important aux yeux de saint Benoît que le rang occupé par le moine dans sa communauté est déterminé, non pas d’abord par sa vertu ou par son emploi, sauf exceptions, mais par le tempus conversionis, par le jour, et même par l’heure, de son entrée au monastère (63, 8). Son ancienneté se mesure en fonction du temps passé au monastère, et non à partir de son âge civil ou des responsabilités qu’il a pu avoir auparavant. C’est que ce temps se dépose comme une empreinte indélébile sur toute sa personne. Il aura pour seul titre celui de novice inexpérimenté, ou celui de lutteur aguerri. Il sera soit un jeune environné d’affection, soit un ancien entouré de vénération (63, 10 ss). Toujours son âge monastique lui conférera l’un ou l’autre de ces titres.

Même le traitement dont il fera l’objet par son abbé s’inspirera de ce temps propre. Si l’abbé est invité à s’adapter au tempérament de chacun de ses moines, il doit aussi tenir compte de son « âge monastique », des progrès plus ou moins importants accomplis le long du parcours. Saint Benoît utilise à cet égard une expression qui fait parfois hésiter les traducteurs, mais que le contexte explique suffisamment : l’abbé doit miscens temporibus tempora, il doit, littéralement « mélanger les temps avec les temps », c’est-à-dire, commente la Règle, mélanger les menaces et les caresses, en tenant compte du temps passé par chacun au monastère, car les uns ont encore besoin d’un maître, les autres plutôt d’un père (2, 24).

Car grande est la différence entre le fervor novitius, la « ferveur du jeune candidat » qui, ne se doutant de rien, se précipiterait volontiers vers la vie solitaire, et les seniores sapientes fratres, les « frères anciens et sages » (27, 2), ou comme il les appelle ailleurs les seniores spirituales, les « anciens spirituels » dont la qualité principale est désormais de savoir « soigner leurs propres blessures et celles des autres, sans les découvrir ni les publier » (46, 5-6). C’est peut-être là le fruit le plus émouvant d’une longue carrière monastique, qui n’est pas loin de se confondre avec le douzième degré d’humilité.

Mais c’est d’un sommet dont il s’agit ici, ou d’un point d’arrivée. Les commencements sont plus modestes. Saint Benoît prend un soin particulier à développer sa pensée sur les débuts, en y consacrant pas moins de quatre chapitres selon les différentes catégories qui peuvent se présenter au monastère : les adultes venant du siècle, les jeunes enfants encore mineurs, les clercs, les moines venus d’ailleurs. Dans chaque cas, il faut « éprouver les esprits, pour voir s’ils viennent de Dieu » (58, 2), car chacun d’eux peut dissimuler des pièges qui ne se révèleront qu’à la longue, « ce que l’expérience lui a appris », avoue saint Benoît en toute humilité (59, 6). Les plus jeunes, après avoir été abreuvés de quelques manques d’égards, sinon de choses bien pires, seront conduits dans un lieu séparé des anciens, où ils seront soumis à la tutelle omnino curiose, fort stricte et vigilante, d’un ancien qui essaiera de discerner le fin fond de leurs motivations, « s’ils cherchent vraiment Dieu », en les amenant, par trois étapes successives – encore un parcours défini par le temps – jusqu’à l’engagement définitif.

Les sources monastiques anciennes abondent en récits parfois fort savoureux sur les illusions qui sont le propre de cet âge. Les Apophtegmes ont retenu le récit d’un postulant qui dès son entrée au monastère se mit à jouer au reclus en annonçant aux frères : « Je veux être ermite ». Mais « à cette nouvelle, dit le texte, les anciens accoururent et le firent sortir, avec ordre de parcourir les cellules des frères en disant : Pardonne-moi, je ne suis pas un solitaire, je commence seulement à être moine » (Sentences, Discrétion 110 ; = Nau 243).

L’abbé Moïse, du désert de Scété, a multiplié les exemples de ces illusions qui font le charme de cette « ferveur novice », lors de son échange avec Jean Cassien : « Ce sont des jeûnes immodérés et à contretemps, des veilles excessives, des prières mal ordonnées avec une lecture inopportune. Autant de mirages pour nous attirer vers une fin malheureuse. Le démon – car c’est lui, bien sûr, qui en est l’auteur – peut encore nous persuader de nous entremettre par un motif de charité, de faire telle visite pour nous arracher à la clôture très sainte du monastère. Il nous suggère de nous charger du soin des femmes consacrées à Dieu et sans appui, à dessein de nous engager dans des liens inextricables et de nous distraire par des soins périlleux. Ou bien encore, il nous pousse à désirer les saintes fonctions de la cléricature, sous prétexte d’édifier beaucoup d’âmes, de faire pour Dieu de nombreuses conquêtes ; et il tend par là à nous faire perdre l’humilité et l’austérité de notre vie » (Conférences 1, 2).

Le temps du passage

M’adressant ici à un public averti, qui s’est depuis longtemps dégagé d’une aussi funeste ferveur, il ne semble pas nécessaire de m’étendre davantage sur le sujet. Arrêtons-nous plutôt sur une autre étape du parcours monastique, beaucoup plus décisive, et où le risque est réel de s’attarder davantage, et même de s’arrêter au point de compromettre la maturation en nous de certains fruits de la vie monastique. Il s’agit d’un passage, d’une mutation qualitative de l’expérience spirituelle elle-même. L’on pourrait parler d’un passage de l’extériorité, où dominent l’observance, les règles, les éléments extérieurs, à l’intériorité, qui est plutôt le domaine du cœur et de la liberté spirituelle. De ce passage et de son importance, toute la Tradition a été très consciente. Les termes qu’elle utilise pour les présenter diffèrent. Certains ont parlé de praxis et de theoria, d’une phase plus active et d’une autre plus contemplative ; ou d’une étape corporelle et d’une étape psychique (ou animale), celle-ci à son tour préludant à une étape pneumatique (ou spirituelle). Mais le passage de l’une à l’autre se présente toujours sous les traits d’une crise, généralement profonde, qu’il est plus facile de décrire à l’aide d’images que de définir abstraitement. On a parlé de la traversée d’un désert appelé à fleurir, de nuits – celle des sens et celle de l’esprit – appelées à passer à l’aube ; les mystiques, comme Isaac le Syrien ou Ruusbroec l’Admirable, dont le témoignage est plutôt saturé de lumière, ont opposé un temps d’hiver avec sa lumière blafarde à celui de l’été dont le soleil éblouit. En s’inspirant du cri poussé par Jésus sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » certains ont même osé comparer cette crise à une sorte de « déréliction de la part de Dieu » ; le terme se retrouve en syriaque, en grec et en latin. Sur ce point, la Tradition est unanime : à un moment donné du parcours spirituel, chacun est acculé, placé devant une porte étroite dont le franchissement s’annonce plutôt rude, devant lequel l’on sera tenté d’hésiter longtemps, parfois presque toute une vie. Cependant, nul ne peut en faire l’économie. Car il s’agit d’un passage au sens le plus fort du mot, au sens qu’il a pris dans l’aventure de Jésus : il s’agit d’une Pâque. Sa Pâque à lui, se renouvelant dans la vie du croyant.

Parmi toutes les descriptions que les Anciens nous en ont laissées, celle que nous devons à saint Benoît n’est pas la moins intéressante, à la fois complète, plus simple et plus convaincante. La Règle y fait allusion à deux endroits : vers la fin du Prologue et dans la conclusion du chapitre sur l’humilité.

Voyons d’abord la fin du Prologue, où saint Benoît présente l’École du service du Seigneur. Le texte est suffisamment connu. Après avoir rappelé qu’une certaine rigueur ne peut être évitée dans les débuts, qui sont nécessairement angusti, resserrés, et d’avoir encouragé le candidat à ne pas « prendre peur » pour autant et à ne pas « s’enfuir du chemin du salut » (48), il annonce qu’un changement ne manquera pas de se produire processu conversationis et fidei, « au fur et à mesure qu’on progresse dans la vie monastique et dans la foi : le cœur se dilatera et le frère se mettra à courir dans la voie des commandements, grâce à la douceur inexprimable de l’amour ». Pour tracer de cette fameuse crise un pareil tableau, saint Benoît a délaissé un instant sa source, qui est ici la Règle du Maître, qu’il suivait jusque là plutôt servilement, et il y va de son propre couplet, si j’ose dire, avec des mots bien à lui et qui doivent à la fois refléter sa propre expérience et celle qu’il a ensuite reconnue chez ses frères.

L’autre passage de la Règle, qui relate la même expérience, se trouve à la fin du chapitre sur l’humilité. Une fois atteint le sommet de l’échelle – sommet qui est en même temps un abîme d’abaissement – « le moine parviendra bientôt à cette charité qui, parce qu’elle est parfaite, chassera la crainte. Grâce à elle, tout ce qu’il observait jadis non sans anxiété, il commence désormais à le garder sans le moindre effort, comme naturellement et par habitude, non plus par peur de la géhenne, mais par amour du Christ, et grâce à l’habitude bonne elle-même et à la délectation (la joie) que donne la vertu. Voilà ce que le Seigneur daignera montrer, par l’Esprit Saint, en son ouvrier désormais purifié des vices et des péchés » (7, 67-70).

Dans les deux cas, il y a vrai changement et passage : de la peur à l’amour, et à l’amour du Christ (nous savons que Benoît à voulu amender ici sa source qui lisait « l’amour du bien », preuve qu’il savait fort bien de quoi il parlait) ; de l’effort ascétique (c’est le sens précis du mot labor), à la joie et à la délectation d’une vertu devenue comme naturelle ; d’un cœur resserré par l’appréhension, au cœur dilaté par l’indicible douceur de l’amour. La vie monastique qui jusque là était généreusement mais péniblement produite par une application soutenue, coule désormais de source, naturaliter.

Entre les deux étapes, il y aura eu le passage, c’est-à-dire la Pâque, soit la crise inévitable, à travers laquelle le moine doit littéralement « basculer » de l’extériorité de la lettre, même fidèlement gardée, à l’intériorité de l’Esprit. L’on pourrait même dire, si la formule ne paraissait pas un peu audacieuse – mais Cassien a osé l’utiliser – qu’il passe enfin de l’Ancien Testament au Nouveau.

Sous la plume de saint Benoît, c’est le quatrième degré de l’humilité qui donne la description la plus complète de cette crise. Si le premier degré concernait l’ensemble des croyants, appelés à réguler leurs désirs de façon à éviter le péché, si le second vise ceux qui, touchés par l’exemple de Jésus, voudraient, comme lui, préférer en toute chose la volonté de Dieu, le troisième ne regarde plus que les moines qui s’engagent à recevoir cette volonté à travers l’ordre d’un supérieur. Humainement parlant, c’est là une folie, à laquelle aucun chrétien n’est obligé, mais c’est la « folie de la croix », et qui inévitablement, un jour ou l’autre, devra déboucher sur une crise qui prendra les traits d’une véritable Pâque. Ce que la nuit des sens ou la nuit de l’esprit représente dans d’autres traditions contemplatives, la nuit de l’obéissance l’est pour le cénobite. Rien n’y manque : les choses dures et contrariantes de toutes sortes, les pièges, le feu, les faux frères, les risques de mort et, évidemment, le supérieur, distant, incompréhensif et peut-être même malveillant, qui conduit le moine à mettre Dieu en accusation : « Tu nous a conduits dans un piège, tu as imposé des hommes sur notre tête ». Et, en prime et en plus de tout le reste : la tentation lancinante de tout abandonner.

L’attitude intérieure suggérée ici par saint Benoît ne fait appel ni à la vertu ni à la générosité. De tels appels n’auraient aucun effet sur quelqu’un qui, littéralement, gît prostré par terre et côtoie ses propres abîmes. Il ne peut que garder le silence, tacite, et étreindre la patience – le terme de « patience » revient deux fois dans ce passage, et rappelle l’affirmation du Prologue que c’est par elle que le moine partagera la Passion du Christ, passionibus Christi per patientiam participemur (Pr, 50). Ensuite, sans reculer ni se dérober, non lassescat neque discedat, il suffit d’attendre : sustinere dit saint Benoît – le mot est répété trois fois, avec son double sens dans le latin de l’époque : à la fois « attendre » et « supporter » : Sustine Dominum, « supporte et attends le Seigneur ». Ce qui n’est possible que dans la foi, c’est-à-dire dans la joie de l’amour, entrevue de loin. « Mais en tout cela, ajoute le texte citant saint Paul (Rm 8, 37), nous triomphons à cause de celui qui nous a aimés » (7, 39).

Arrêtons-nous un instant sur ce passage. Lorsque j’étais novice, mon Père-Maître nous présenta le quatrième degré de l’humilité comme le « pont aux ânes » de la vie spirituelle, que relativement peu consentent à franchir, sinon sur le tard. Si on voulait lui donner un nom biblique, nous pourrions l’appeler la « tentation », et peut-être, « la » tentation par excellence dont la portée dépasse de beaucoup les modestes tentations, la plupart du temps sensuelles, que nous affrontons couramment. Comment gérer correctement, c’est-à-dire évangéliquement, une telle tentation ? Cela implique une double prise de conscience, à la fois de la faiblesse vertigineuse des pécheurs en puissance que nous sommes, et de la force douce, mais finalement irrésistible, de la grâce. Personne mieux que saint Jean Cassien n’a su décrire les tourments redoutables de ce tiraillement, si insistant qu’il risque de tout entraîner dans la chute. Simultanément à la prise de conscience de la faiblesse s’installe alors une autre prise de conscience qui va la tenir en équilibre. Car c’est en proie à la tentation que l’homme va percevoir l’action de la grâce en lui, au travers des gémissements que lui arrache la brutalité même de l’assaut, et qui nourrissent sa prière qui désormais ne se relâche plus.

« Apprenons donc, nous aussi, écrit Cassien, à ressentir en chaque action à la fois notre faiblesse et le secours de Dieu, et à proclamer quotidiennement avec les saints : “On m’a poussé pour me faire tomber, mais le Seigneur m’a soutenu ; ma force et ma louange, c’est le Seigneur : il fut pour moi le salut” » (Ps 117, 13-14).

Quelle part l’homme prend-il alors dans ce que l’on appelle la lutte contre les tentations ? Cette part n’a qu’un nom : l’humilité, enfin apprise de cette façon. Elle se réduit, explique Cassien, « à suivre à la trace, humblement et chaque jour, la grâce de Dieu qui nous attire ». Et il précise un peu plus loin le sens de l’adverbe « humblement », en ayant recours au repentir de David : « Sa part à lui fut de reconnaître son péché, après avoir été humilié ; et celle de Dieu sera alors le pardon ». Remarquez bien : Cassien écrit : « Après avoir été humilié, humiliatus », c’est-à-dire humilié par sa faiblesse, après avoir traversé, bon gré mal gré, le feu si éprouvant de la tentation, ou même, dans le cas de David, l’échec cuisant du péché. Qu’importe finalement, avait déjà insinué un apophtegme, si tel était le seul moyen qui restait à Dieu pour nous faire prendre conscience à la fois de notre faiblesse et de sa grâce. Un ancien avait dit : « Je préfère un échec supporté humblement à une victoire obtenue avec orgueil » (Vitae Patrum XV, 74 = Nau, 316). Saint Bernard ne dira pas autre chose : « A une vierge orgueilleuse, Dieu préfère un pécheur repenti. »

Nous voici au cœur du processus dont naîtra un jour une nouvelle sensibilité. Le désarroi s’y trouve provisoirement au centre. Pour décrire celui-ci et le bouleversement intérieur qu’il entraîne, l’ancienne littérature chrétienne empruntait aux traductions courantes de la Bible une expression qui, à l’époque, possédait encore toute la vigueur plastique de l’image qui l’avait inspirée : diatribè tès kardias ; en latin : contritio cordis ou contritio mentis. Nous la retrouvons dans toutes les langues dans lesquelles nous sont parvenus les témoignages les plus anciens de l’expérience spirituelle, ce qui prouve l’importance capitale qu’on lui accordait. Il conviendrait, dans la mesure du possible, de lui garder ce côté rude et abrupt de l’original qu’ont malheureusement perdu ses équivalents dans la plupart de nos langues modernes. Il ne s’agit évidemment pas ici de la « contrition », telle que l’entend la littérature spirituelle récente, mais bien plutôt d’un cœur réellement, « brisé » ou « broyé », littéralement « réduit en miettes ».

Les descriptions d’une détresse proche du désespoir, éprouvée au cœur de la tentation, abondent dans la tradition monastique. Au cœur de la tentation, le chrétien, même s’il est moine, n’est plus qu’un pauvre de Yahvé, réduit à sa plus simple expression, à la confiance éperdue dans la grâce. « Crois-moi, mon frère, dira Isaac le Syrien, tu n’as pas encore compris la force de la tentation et la subtilité de ses artifices ». Mais un jour, l’expérience t’apprendra, et « tu te verras devant elle comme un enfant qui ne sait pas où donner de la tête. Tout ton savoir aura tourné en confusion, comme celui d’un petit enfant. Et ton esprit qui semblait si fermement établi en Dieu, ta connaissance si précise, ta pensée si équilibrée, seront engloutis dans un océan de doutes. Une seule chose peut alors t’aider à les vaincre : l’humilité. Dès que tu la saisis, tout leur pouvoir s’évanouit » (Isaac-I, 2).

Correspondre à cette douloureuse pédagogie de Dieu, c’est donc nécessairement accepter d’aller dans le même sens qu’elle, ne pas fuir devant l’humiliation infligée par la tentation, mais en quelque sorte l’épouser. Non par quelque obscur masochisme, mais parce que l’on y pressent la source secrète de la seule vraie vie. Pour employer des termes bibliques, parce que c’est là que le cœur de pierre sera brisé et que se révélera le cœur de chair, provisoirement retranché derrière tant de défenses inconscientes. Comme le conseille un apophtegme : « Lorsque nous sommes tentés, abaissons-nous davantage, car alors Dieu nous protège, lui qui voit notre faiblesse. Mais si nous nous élevons, il nous retire sa protection et nous périssons » (Vitae Patrum, XV, 67 ; cf. Nau, 309). « Sois soumis à la grâce de Dieu, dit un autre apophtegme, en esprit de pauvreté, de peur qu’entraîné par l’esprit d’orgueil, tu ne perdes le fruit de ton travail » (Vitae Patrum, XV, 55 ; cf. Nau, 311 et Apophtegmes Or, 13). Par l’orgueil que serait l’illusion de pouvoir triompher de la tentation par ses propres forces.

Mais ce n’est pas seulement la tentation qui est école d’humilité, le péché lui-même, permis par Dieu lorsque celui-ci semble être comme à bout d’autres moyens, peut devenir un passage vers le salut. Il suffit de se rappeler le roi David, mais il y a surtout Pierre, le Prince des apôtres. Dans une homélie consacrée à l’humilité, saint Basile évoque en ce sens la chute de l’apôtre Pierre. Il aimait Jésus plus qu’un autre, mais il s’en était un peu trop prévalu. Alors Dieu « le livra donc à sa lâcheté d’homme et il tomba dans le reniement, mais sa chute le rendit sage et le fit être sur ses gardes. Il apprit à épargner les faibles, ayant appris sa propre faiblesse, et il savait maintenant clairement que c’est par la force du Christ qu’il avait été gardé alors qu’il s’était trouve en péril par suite de son manque de foi, dans cette tempête de scandale, comme il avait été sauvé par la main droite du Christ lorsqu’il était sur le point de sombrer dans les eaux » (Homélies 20, 4). Et l’auteur peut conclure un peu plus loin : « C’est l’humilité qui souvent libère celui qui a fréquemment et lourdement péché ».

Si la tentation devait se terminer par une chute, ce n’est donc pas pour l’homme d’avoir manqué de générosité, mais parce que l’humilité lui fit défaut. Et la chance du péché, si le pécheur sait être attentif à la grâce qui ne cesse de travailler en lui, comme en toile de fond derrière le péché, pourrait être qu’il trouve enfin la porte étroite – et surtout basse, très basse – qui seule ouvre sur le Royaume. Car il se pourrait que la tentation la plus perfide ne soit pas celle qui aura précédé le péché, mais bien plutôt celle qui lui fait suite : la tentation du désespoir, auquel, encore une fois, seule l’humilité enfin apprise permettra d’échapper.

Le sentiment qui finira par prédominer dans l’homme humble est celui d’une confiance inébranlable dans la miséricorde, dont il a pressenti quelque lueur, jusqu’au travers de ses chutes. Comment pourrait-il encore en douter ? C’est à nouveau Isaac le Syrien qui nous dessine son portrait, un portrait si proche de notre expérience de tous les jours, dans un texte emprunté à des œuvres de lui récemment découvertes : « Qui pourra encore être troublé, demande-t-il, par le souvenir de ses péchés… : “Dieu va-t-il me pardonner ces péchés qui me peinent et dont la mémoire me tourmente ? Vers lesquels, même si je les ai en horreur, je me laisse sans cesse glisser à nouveau ? Et lorsqu’ils ont été commis, la souffrance qu’ils me causent dépasse celle de la morsure d’un scorpion. Je les abhorre, et je me trouve quand même toujours au milieu d’eux, et quand je m’en suis douloureusement repenti, j’y retourne néanmoins, malheureux que je suis.” Voilà, ajoute Isaac, ce que pensent bien des gens craignant Dieu, qui aspirent à la vertu et qui regrettent leur péché, alors que leur faiblesse les oblige à prendre en compte les écarts que celle-ci leur cause : ils vivent tout le temps bloqués entre le péché et le repentir ». Et cependant, ajoute encore Isaac, « ne doute pas de ton salut… Sa miséricorde est bien plus étendue que tu ne peux la concevoir, sa grâce, plus grande que tu n’oses la demander. Il guette sans cesse le moindre regret de celui qui s’est laissé voler une part de justice, dans ses luttes avec les passions et avec le péché » (Isaac-II, 40).

Par cette description d’une grande finesse psychologique, Isaac semble rejoindre le moine de saint Benoît qui est parvenu au sommet de son échelle de l’humilité et, au même moment, au plus profond de sa misère, sans désespérer cependant, mais transformant celle-ci en appel à la miséricorde, en prière, et en prière incessante : dicens in corde semper (7, 65). Sans doute est-ce l’un des traits fondamentaux du « troisième âge » de la vie monastique que la Règle nous laisse de temps en temps furtivement entrevoir, et dont les « anciens spirituels » déjà rencontrés sont les vivants exemples. Saint Benoît les définit admirablement comme « ceux qui savent guérir leurs propres blessures et celles des autres » (46, 5-6). En effet, seul le médecin qui se sait lui-même blessé peut guérir. L’ancien est encore ce sage qui sait écouter et répondre, dont la maturitas lui a désormais enlevé tout désir de courir au-dehors. Saint Benoît le place comme gardien aux portes du monastère : il est capable de transformer chaque coup de sonnette, ou de téléphone, en oraison jaculatoire : Deo gratias, et encore, en demande de bénédiction Benedic (66). Il est encore tout frère pour qui la mort est devenue un souvenir de tous les jours, non parce qu’il la craint, mais pour penser à travers elle à la vie éternelle omni concupiscentia spirituali, « avec un immense désir spirituel » (4, 46-47), pleinement assuré désormais de la miséricorde : de Dei misericordia numquam desperare (4, 74).

Le dernier âge de la vie monastique ne sera jamais un aboutissement définitif ici-bas. Au contraire, il est un perpétuel commencement. L’abbé Sylvain avait dit à l’abbé Moïse : « Antoine, Père des moines, nous a laissé comme parole à redire chaque matin : Aujourd’hui, je commence » (Sylvain, 11).

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