Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La dimension curative de la vie communautaire

Base anthropologique et sociologique

Doris Kellerhals

N°2006-1 Janvier 2006

| P. 34-48 |

Avons-nous encore besoin de communauté ? Quels seraient les points fondamentaux des formes de vie communautaire postmodernes ? En recourant aux ressources de la philosophie et de la sociologie qu’elle trouve dans de nombreux auteurs germanophones, la supérieure d’une Communauté de Diaconesses protestantes (dédiées aux personnes souffrantes) indique l’urgence, pour nos contemporains, de voir surgir ces communautés religieuses alternatives où la liturgie est elle-même lieu de guérison.

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A la question d’un journaliste demandant quelles sont les conditions nécessaires pour accepter aujourd’hui quelqu’un dans un monastère, une jeune prieure répondit qu’un critère essentiel est la capacité de vivre en communauté. Pouvons-nous donc poser cette condition pour une entrée ? Et comment une telle exigence peut-elle être rencontrée ? Sommes-nous, hommes et femmes d’une époque post-moderne, encore « capables » de communauté, alors que pendant des dizaines d’années nous nous sommes exercés à voir et accomplir nos propres besoins ? Avons-nous vraiment besoin de communauté ? Et pourquoi ? Ou alors, ne serait-ce pas surtout des personnes qui ont échoué dans leur vie qui cherchent leur voie dans un Ordre religieux ? Des personnes devenues incertaines dans l’environnement de notre culture qui, pour cette raison, cherchent une alternative qui les soutient ? Quels seraient nos points fondamentaux pour l’organisation de formes de vie communautaire fermes à l’époque post-moderne ? Où réside notre particularité ?

Cette contribution veut essayer de mettre en valeur quelques bases incontournables de notre vie communautaire. Elle veut aussi nous provoquer pour que nous ne mettions pas l’accent sur ceux ou celles qui entrent, mais sur nous-mêmes, qui vivons notre vocation depuis déjà de nombreuses années. Saint Benoît parle de l’atelier et de l’école dans lesquels il s’agit de vivre. C’est un lieu d’engagement vaste et exigeant, que nous devons constamment réexaminer, justifier et adapter, en fonction de notre environnement. Il s’agit de ne pas oublier l’idée du chemin que nous avons à parcourir : « les reins ceints de la foi et de l’observance des bonnes actions, sous la direction de l’Évangile, avançons donc dans ses chemins [1] ». En plus des irremplaçables conseils évangéliques, nous avons besoin d’une vue d’ensemble des données sociologiques, et de les envisager joyeusement.

Dans la perspective de la philosophie du dialogue

Si, dans cette première partie, nous allons recourir au philosophe juif Martin Buber et à sa philosophie du dialogue, c’est parce que, dans la pensée juive, le principe de base du besoin de complémentarité de l’homme est clairement exposé. Buber nous montre le chemin vers la communauté, sans pour autant perdre de vue le domaine individuel. Une phrase typique peut nous guider : « L’homme devient Je par le Tu ». Voici donc trois postulats anthropologiques : l’homme devient ; l’homme devient par le Tu ; l’homme devient Je par le Tu.

L’homme devient

Il est toujours un devenant. Il est certes plus ou moins « clôturé » biologiquement et physiquement : le processus de vieillissement le livre à la mort. Mais au plan psychologique, social et spirituel, il est et reste fondamentalement en devenir pendant toute sa vie. Comme nul autre être vivant, l’homme, dans la première partie de sa vie déjà, dépend d’aides, de soutiens et d’exemples, pour pouvoir devenir. Cette croissance s’effectue donc en forte dépendance de l’environnement, lequel est pour ainsi dire constituant du devenir. Et ce processus persiste pendant toute la vie humaine.

W. Pannenberg parle de l’homme comme d’un « être ouvert au monde [2] ». C’est-à-dire que l’homme n’est pas un système calculable, fermé sur soi, qui fonctionne selon des normes préétablies, par exemple, de cause et d’effet. L’ouverture de l’être humain est comparable à un moteur intérieur, qui par-delà toute expérience faite, tout le vécu, toute situation réjouissante, pousse à rester toujours ouvert et à chercher toujours plus loin. Pannenberg parle d’une « aspiration vers l’ouverture : « Pour ce vis-à-vis dont l’homme dépend dans sa quête infinie, le langage dispose de l’expression Dieu ». Le moraliste d’Erlangen, Hans G. Ulrich, décrit quant à lui ce devenir de l’homme, constant et jamais achevé, comme « devenir-créé, devenir-sauvé et devenir-transformé ». Il entend cette ouverture vers l’avant comme capacité de se régler sur l’avenir avec confiance et espoir, en se détachant de soi-même. Un tel devenir de l’homme n’est cependant pas une montée continue, il inclut aussi la fragilité d’un homme qui n’est jamais abstrait ou anonyme. Sa propre identité intime a toujours quelque chose à voir avec sa relation à Dieu qui le laisse devenir homme et se trouver lui-même […].

Cette ouverture à Dieu et à son royaume devient une ouverture nouvelle et totale à la communauté et au monde. Selon J. Moltmann, cette « re-naissance n’isole pas l’homme, en ce qu’elle concerne l’individu unique en son genre ; elle n’isole pas l’individu, mais le situe dans le mouvement collectif de l’esprit qui est répandu sur toute chair ».

En conséquence, si l’homme reste un devenant, apprendre à vivre en communauté est possible. Il n’y a pas de cas désespérés. Chaque jour est une nouvelle chance, un changement est possible. Cela correspond-il à notre vie quotidienne ?

L’homme devient par le Tu

Le milieu, condition indispensable pour le devenir de l’homme, inclut trois éléments. Tout d’abord, Dieu est là comme Tu, comme Créateur. Il est là comme le Tu qui, bien qu’Il ne se laisse pas saisir, est cependant saisissable. L’ensemble de la structure intime de l’homme est anthropologiquement tel que l’homme est capable de vivre sans relation à Dieu, mais dans une identité incomplète. Il est réduit à lui-même et à son milieu ; or dans l’âme de l’homme, il reste une place ouverte importante, car « la place de Dieu est devenue un espace vide » (Günter de Bruyn). […] Martin Buber n’entend par là pas seulement la communication directe, animée par l’esprit, mais que l’homme se laisse, en premier lieu, interpeller par la voix qui « lui parle dans la Bible hébraïque et qu’il lui répond par sa vie […].

Le prochain comme Tu

De plus, le prochain est à comprendre et à estimer comme un vis-à-vis indépendant et autonome. Cette indépendance, cette délimitation, est nécessaire pour que l’identité se réalise, dans la singularité et la non-interchangeabilité de l’individu (H. Haker). « Pour pouvoir être l’individu, il faut nécessairement qu’il y ait d’autres là », ainsi que le remarque Bonhoeffer, précisant aussi que le Je ne se réalise que par la relation au Tu. L’individu peut être vraiment Je dans la communauté, lorsqu’une identité indépendante est née en lui comme personne, et qu’elle continuer à se former. Il y a une frontière entre le Je et le Tu qui doit être respectée. Elle s’exprime par le fait que « mon Je comme forme du Tu n’est perceptible que par l’autre Je, mon Je comme forme du Je seulement par moi ». Cette frontière nette – Bonhoeffer parle d’une « séparation interne » entre Je et Tu – permet seule une véritable communion. Une liaison symbiotique qui efface la frontière entre Je et tu, est ainsi exclue. H. Ulrich, quant à lui, élargit l’horizon de la relation entre les hommes vers le Christ et justifie la liberté d’une identité individuelle : « Parce que l’autre nous apparaît en Christ, il peut être celui qu’il est ; il peut rester dans sa singularité et ne doit pas justifier son humanité en face de nous ».

Selon Bonhoeffer, la communauté est basée sur une décision de la volonté, sur la libre décision de ses membres : « La communion humaine est communion d’êtres doués de volonté et conscients de leur propre valeur. » Parmi les lois vitales de cette communauté de volontés, s’édifiant sur la diversité et la séparation de chaque personne, il y a aussi « l’antagonisme interne », c’est-à-dire qu’il y a dans la communauté un potentiel de conflits qui peut cependant être en même temps un potentiel créatif et de renouvellement. Car la nature de la communauté est que la multiplicité des personnes individuelles est réunie dans un ensemble, sans qu’elles perdent leur identité individuelle […]. Les différences personnelles restent, elles s’accentuent même. Il est d’importance capitale de reconnaître la valeur de cette nouvelle personne, la « personne communautaire » – Bonhoeffer parle de personne collective – ce qui conduit à la réalité de la sanctorum communio (communion des saints) et au problème ecclésiologique.

Entre le Je et le Tu, il y a donc une frontière qui doit être respectée […]. Les caractéristiques d’une vie commune réussie trouvent ici leur ancrage : voir la Règle de saint Benoît (72) avec l’exigence du respect mutuel. Le respect renonce à vouloir changer l’autre et à le former selon ses propres critères. Il accorde liberté et confiance. Il accepte le mystère de l’autre. Il croit à la présence du Christ dans la sœur, dans le frère. S’ajoute à cela pour la communauté le facteur essentiel du support des faiblesses caractérielles et physiques de l’autre. Il s’agit de s’exercer à des relations adultes les uns avec les autres dans la communauté. Le milieu aussi, la société avec ses lois et ses principes interviennent fortement dans le devenir-homme. L’identité s’acquiert en définitive dans l’altérité [3].

Lorsque Martin Buber parle encore de la relation au Cela, il entend par là, d’une part, le milieu dans le sens ci-dessus, mais d’autre part, il voit, à juste titre, les dangers, précisément en notre temps, de réduire Dieu et les hommes à un Cela, à un objet. « Buber n’aimait pas qu’on le considère comme un théologien ou comme un mystique. La mystique était pour lui une plongée du Je dans le Tu divin, et la théologie une réduction du Tu divin à un Cela. Il voulait une religion dans laquelle l’individu pouvait s’adresser à Dieu et être interpellé par Dieu, mais une religion dans laquelle un discours sur Dieu était exclu » (W. Kaufmann). Lorsque la relation vivante Je-Tu s’altère en une relation Je-Cela, alors le Tu devient Cela, qui peut être calculé, utilisé, observé, manipulé. Mais c’est précisément ici qu’une barrière importante serait nécessaire, la barrière entre l’identité propre du Je et celle du Tu. Car les frontières ne peuvent pas être effacées – ce qui pour la pensée de Bonhoeffer sur la communauté est important.

Ainsi, lorsque la relation vivante Je-Tu s’altère en une relation Je-Cela, alors le Tu devient Cela, qui peut être calculé, utilisé, observé, manipulé. Y aurait-il de tels dangers chez nous ?

L’homme devient Je par le Tu

Ainsi, le Je n’existe qu’en relation. Toute vraie vie humaine est une vie en rencontre et en relation. « Qui réfléchit sur sa propre identité sans tenir compte du contexte dans lequel elle est formée, en arrive à une notion réduite de l’identité, souvent même à de graves malentendus sur lui-même » (H. Haker). Ce Je ne devient cependant un vrai Moi que dans l’ouverture à celui qui donne l’identité : Dieu. « Je prends conscience de qui je suis, non pas par un « connais-toi toi-même » général… mais précisément par la réaction de l’action du Christ qui me dit les deux en même temps : qui je suis devant Dieu et combien j’étais éloigné de Lui… Mon Moi est donc le Tu de Dieu et ne peut être Je que parce que Dieu veut se faire mon Tu [4] » […].

La spiritualité n’est donc pas une option de repli, mais une option qui englobe toute la vie : corps et âme, individu et communauté, intériorité et extériorité.

A l’époque post-moderne, l’aliénation de la destinée de l’homme et ses conséquences

La perte d’une communauté portante

Dans son écrit Le problème de l’homme, paru d’abord en hébreu en 1943, Martin Buber se penche sur la société de son temps. Il y décrit le cours de l’histoire avec ses crises, et des époques « connaissant une pathologie analogue à la nôtre ». Ensuite, il parcourt l’horizon historique jusqu’à ce jour et donne, de manière vraiment prophétique, une image qui caractérise précisément les phénomènes de l’époque post-moderne :

« … mais je ne connais dans l’histoire aucune crise aussi profonde et étendue que la nôtre […] Si je devais décrire notre crise par une formule, je l’appellerais la crise de confiance. Nous avons vu comment, dans l’univers, des époques de certitude de l’être humain alternent avec des époques d’incertitude, dans lesquelles il régnait cependant encore une certitude sociale, à savoir le fait d’être porté par une petite communauté, vivant organiquement ensemble ; le fait de pouvoir faire confiance à l’intérieur de cette communauté compense l’incertitude cosmique, il y a de la relation et de la certitude. Là où règne la confiance, l’homme doit certes souvent adapter ses désirs aux préceptes de sa communauté, mais il ne doit pas les refouler au point que ce refoulement prenne une signification dominante pour sa vie […] Ce n’est que lorsque la communauté organique se désagrège de l’intérieur et que la méfiance devient la note dominante de la vie que le refoulement acquiert son importance dominante. »

Buber était à cette époque fort influencé par les idées de Sigmund Freud, et c’est pourquoi il acceptait sans plus le refoulement comme conséquence psychique de la crise de confiance. Aujourd’hui nous sommes confrontés, outre au refoulement – et précisément dans la communauté – au phénomène omniprésent du transfert. Ici aussi il faut poser la question de la dimension curative de la vie communautaire.

La crise générale : crise de confiance

L’incertitude « cosmique » augmente parallèlement avec l’incertitude sociale. Car notre société est devenue globale, ouvrant d’une part d’énormes perspectives, mais d’autre part, grandit le sentiment alarmant d’être sans logis et sans patrie. Les structures primaires sécurisantes des communautés de famille, de parenté, de village ou de travail se désagrègent de plus en plus. Cette désagrégation n’est pas seulement causée par l’apparition d’un processus de dissolution interne, par un individualisme consciemment recherché, mais par un individualisme résidant dans les structures.

Parallèlement à cette désagrégation, entamée sans doute avec l’industrialisation des xviiie et xixe siècles, il y a toujours eu des structures de remplacement permettant de faire face à ces lacunes. La certitude sociale de la « communauté organique » a ainsi été remplacée par les offres de sécurité sociale de la part d’organismes ayant encore un caractère personnel. Parmi ceux-ci, il y avait par exemple les organismes caritatifs et diaconaux, privés ou ecclésiaux, et principalement nos communautés, fondés au xixe siècle. A leur tour, ces organismes ont été remplacés au xxe siècle par d’autres, plus anonymes et étatiques avec leur assurance obligatoire. Certes, les formes d’aide souvent humiliantes de la part de structures primaires ou d’institutions à caractère privé, pouvaient être considérées comme dépassées, puisqu’un bénéficiaire de la sécurité sociale peut faire valoir ses exigences légales. Avec les contraintes économiques et les implications du marché global, les organismes étatiques de prévoyance sociale pour les personnes âgées ont également atteint leurs limites. De la sorte, l’organisme de l’État, avec ses mécanismes impénétrables, livre la société à un profond malaise. La crise de confiance n’a pas seulement atteint la communauté organique, mais aussi la communauté étatique. La confiance risque de se muer en méfiance.

La crise de la communication primaire

La vaste crise relationnelle, la disparition progressive de structures communautaires porteuses, ont finalement atteint la relation sécurisante Je-Tu. Celle-ci est remplacée par la communication impersonnelle hautement technique qui n’est pas en mesure de se substituer au besoin fondamental, anthropologique, d’une communauté stable […]. « A toutes les époques l’homme a réagi aux phénomènes sociaux par des maladies typiques qui lui sont propres. Déjà les philosophes grecs et Hippocrate avaient constaté que « la santé doit être comprise comme expression de l’harmonie de l’homme avec lui-même et avec son milieu » (A. Jores). Aujourd’hui nous pouvons à juste titre parler d’une disharmonie à plusieurs niveaux.

Formes de maladie des hommes post-moderne

La libération de l’homme de ses circonstances sociales jusqu’ici naturellement données et reliant tous les domaines de la vie « confronte toujours plus de personnes aux phénomènes jusqu’ici inconnus d’autoguidance : fragmentation des identités, orientation des valeurs opportunistes (versatiles) et désolidarisation semblent augmenter comme résultats de la libération individuelle » (M. Krüggeler). L’anonymat, l’impossibilité d’avoir une vue d’ensemble dans les domaines du travail et de la société, une bureaucratie sans cesse croissante, provoquent chez beaucoup de personnes un sentiment d’impuissance qu’on ne peut pas toujours définir mais qui s’extériorise physiquement et psychiquement. Une des conséquences de la post-modernité est le haut degré de fragmentation à l’intérieur de chaque personne, avec ses nombreuses inclinations et identités, ses valeurs diverses et ses intérêts. Un livre, récemment paru en France sous le titre La fatigue d’être soi [5], pose un diagnostic sociologique au sujet de l’augmentation rapide de maladies dépressives. L’auteur fait l’analyse de ces maladies, et il cherche comment les combattre. La réduction de l’homme à son Moi conduit à des maladies dépressives, avec des conséquences qui mettent en danger les conditions culturelles, fortement individualisées, d’une démocratie civile. Le psychisme humain n’est aujourd’hui plus formé par des provocations sociales et des conflits internes avec la société (les normes données). Ceci a des conséquences pour le développement d’une société démocratique. La situation des premières années du xxie siècle est décrite de manière typique dans un article intitulé : « Aujourd’hui, il y a deux fois plus de Suissesses et de Suisses admis dans des cliniques psychiatriques qu’en 1990. D’après des enquêtes, un adulte sur dix doit être aujourd’hui traité une fois dans sa vie dans une clinique psychiatrique [6] ». Le médecin-chef de la clinique psychiatrique universitaire de Bâle justifie cette situation dans une interview :

« Le monde est atteint d’une incertitude globale que nous n’avons jamais connue jusqu’à présent. Cette disposition d’esprit atteint particulièrement les personnes psychiquement instables… Plus de personnes que jadis souffrent de crises de panique et ne se risquent plus hors de leur maison… En outre, beaucoup de gens sont plus longtemps et gravement malades, ce qui conduit souvent à la résignation et au suicide . »

Interrogé sur les possibilités éventuelles d’aide, le psychiatre répond :

« Jadis la pression et l’incertitude étaient en grande partie prises en mains par les fortes relations familiales. Aujourd’hui les gens doivent apprendre à se créer un cercle d’amis et à établir ainsi des engagements solides. De nouvelles formes de vie, telles que les maisons communautaires, pourraient contribuer de manière importante à ce qu’il n’y ait plus tant de gens qui s’effondrent à la première tempête et qui ont alors besoin d’aide professionnelle. »

La question reste posée : l’homme qui n’est pas parvenu à donner forme à sa propre vie a-t-il encore la capacité d’établir des relations capables de le porter ? Qui prend, en dehors des offres relationnelles organisées par l’État (habitation avec assistance, etc.), la responsabilité d’être une communauté d’intégration pour les personnes psychiquement malades, dont la maladie ne se serait peut-être pas déclarée dans un réseau de relation socialement fermé ? Il faut en plus poser la question : comment une communauté religieuse peut-elle réussir dans des données psychiques socialement conditionnées, sans étouffer sous le poids de ses propres problèmes relationnels ?

Le psychothérapeute de la maison de retraite du monastère bénédictin de Münsterschwarzach, Wunibald Müller, fait remarquer que la tendance vers une société maladive ne s’arrête pas à la porte de l’église ou de la communauté. Il attire l’attention sur le problème de l’augmentation de maladies psychosomatiques chez les religieux et les dignitaires dans l’Église [7]. De nombreux livres et brochures, parus sur le marché comme aide pour la vie et pour la foi, confirment ce problème et le prennent pour sujet. Ils cherchent à donner un point d’appui aux personnes déchirées intérieurement. L’auteur célèbre d’écrits spirituels, le bénédictin Anselm Grün, commence une de ses brochures par les paroles suivantes :

« Un sentiment important de notre temps me semble être le déchirement. Beaucoup se sentent déchirés intérieurement. Ils ont l’impression d’être tiraillés par les nombreuses espérances qu’on a mis sur eux, dans leur profession, dans la famille, dans la paroisse, dans les municipalités politiques… Ils changent si souvent de rôle qu’ils ne sentent même plus qui ils sont au juste . »

La perte d’un milieu de vie porteur, l’isolement, le déracinement et le déchirement rendent difficile le processus de découverte de l’identité qui exige une certaine stabilité et une continuité. Dans la société pré-moderne l’identité personnelle était encore influencée par de nombreuses traditions locales différentes (A.-W. Musschenga). Le processus de formation de l’identité n’était pas seulement une affaire individuelle, mais elle était soutenue par un environnement sécurisant. Mais l’homme postmoderne est lui-même responsable de son « moi », il est ce qu’il se fait lui-même. Lorsque l’intégration de ces différents mondes de vie n’est plus garantie, on en arrive à des crises d’identité, à une sensation interne d’être sans chez-soi, et à un haut degré d’incertitude. Chez de nombreuses personnes, cela conduit à des sensations de surmenage et à une prise de conscience hésitante et différée.

L’analyse de cette situation qui m’a le plus fortement impressionnée ces derniers mois est celle du philosophe français Pascal Bruckner, dans Je souffre, donc je suis [8], qu’Anselm Grün reprend dans une brochure sur saint Benoît. L’idée principale peut être résumée ainsi : il y a une culture de lamentation, même dans l’Église. On ne voit que les problèmes et les blessures. « Les blessures subies dans son histoire personnelle deviennent comme une paire de lunettes, qui font que chaque mot devient une nouvelle blessure ». Bruckner parle d’un climat chagrin dépressif. Pour lui la source en est « l’infantilisme et la victimisation ». On se sent victime de la société, de l’éducation, de l’entourage. « L’homme de l’avenir est un bébé géant vieillissant, qui attend énormément de la société, mais qui n’est pas prêt à assumer une responsabilité pour lui-même et pour ce monde. » La perte d’identité et la capacité réduite de vivre en communauté vont de pair. Nous faisons tous cette expérience dans nos contacts.

L’anthropologie et la psychologie (par exemple de Jung) partent bien de la polarité de l’homme, ce qui permet de vivre avec des tensions et d’intégrer toujours à nouveau les pôles. Mais si les différents domaines sont séparés dans l’intimité de l’homme, parce que la force psychique n’arrive plus à l’intégration, on en arrive à des conséquences qui peuvent s’extérioriser dans une maladie psychique.

Secours provenant du cadre monastique

Dans la recherche de secours en pastorale et en thérapie à l’époque post-moderne, on a de plus en plus recours à l’exemple et à la sagesse des Pères du désert. Cela tient au fait que les Pères et les Mères du désert, dans leur situation humaine extrême d’êtres livrés à Dieu et à eux-mêmes, sans le soutien d’un système communautaire, peuvent offrir un secours fondamental dans la relation avec soi-même pour l’expérience du désert de notre temps. Daniel Hell, professeur de psychiatrie clinique et directeur de la clinique universitaire psychiatrique de Zürich, reprend aussi cette idée lorsqu’il écrit Les Pères du désert comme thérapeutes. Bien sûr, les conditions extérieures sont extrêmement différentes, mais il y a des similitudes. Là, c’était l’absence d’attraits, ici la submersion d’attraits, là l’isolement absolu, ici l’isolement au milieu de la masse, là une décision consciente, ici le handicap inévitable qui conduit à des situations extrêmes […].

Même si nous respirons le même air que notre culture de lamentation, nous devons bien la connaître, la définir et l’affronter. Lorsque les monastères étaient influents et vivaient sous la conduite de l’Évangile, ils proposaient aux sociétés un accent favorisant la culture et étaient en même temps une culture alternative. Ceux qui vivent selon l’Évangile vont contre les courants à la mode. Toutefois, ils ne se retirent pas totalement, mais mettent des accents opposés. Comment formerons-nous une culture alternative dans une culture de lamentation ? Quels secours empruntons-nous à notre tradition pour parer à la capacité amoindrie de vivre la communion fraternelle et pour édifier la communauté ?

L’office divin chrétien comme lieu de l’incarnation

Nous réfléchissons aux demandes adressées aux communautés monastiques en tant que lieux de guérison – ou de formation de la personne dans son intégralité – et à la capacité renouvelé de vivre en communauté. A cet effet, un dernier accent essentiel qui définit notre caractère propre est la dimension curative de la vie liturgique. « Quiconque vit en elle [la liturgie] possède la vérité, la santé [surnaturelle], la paix intime [9]. » C’est par ces mots que Romano Guardini termine son écrit remarquable L’esprit de la liturgie, rédigé en 1917. Cet ouvrage a donné au mouvement liturgique dans l’Église catholique une impulsion importante et a eu une influence vaste et profonde, de sorte que beaucoup ont redécouvert l’essence de la liturgie, y ont réfléchi, en ont vécu et ont expérimenté son action curative et rénovatrice. Car, selon Ildefons Herwegen dans la préface, « ce n’est qu’en adorant que nous trouvons guérison et sanctification ».

Il ne faut cependant pas chercher l’action curative de la liturgie dans un vécu communautaire visible, mais dans le fait que la présence réelle du Christ agit de manière thérapeutique dans la parole, le Verbe (« Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous », Jn 1, 14), dans le sacrement (« Ceci est mon corps, ceci est mon sang », p. ex. Mc 14, 22 ss) et dans la communauté, aussi petite soit-elle (« Car où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », Mt 18, 20). Le psychiatre et psychothérapeute suisse Jürg Willi, qui s’est beaucoup penché sur l’importance des relations pour la santé psychique, confirme cette assertion. Dans une conférence sur « La psychothérapie dans le contexte de la liturgie chrétienne », il considère que la liturgie est une occasion unique de vivre profondément la relation avec un Dieu personnel, et même, il considère la relation dialoguée entre Dieu et l’homme comme facteur constitutif de la célébration de la messe et de la liturgie en général. Il rejoint ainsi aussi l’image de l’homme de Martin Buber :

« D’après Buber, c’est comme personne que Dieu entre en relation avec l’homme, Il engage avec les hommes une relation immédiate par des actes révélateurs, créateurs, rédempteurs, et Il permet aux hommes d’entrer en relation immédiate avec Lui . »

Partant de ce principe, Willi parle alors de la liturgie comme « d’un établissement actif et agissant de conditions qui favorisent la relation entre Dieu et l’homme ». Psychiquement, l’aide accordée pour surmonter la souffrance et les maux au moyen de la relation est d’une grande importance, et dans ce contexte, l’influence d’une liturgie vécue ne doit pas être sous-estimée.

Conclusion

Le but de nos communautés chrétiennes est que Dieu soit glorifié par les hommes en marche vers cette vie nouvelle, qui est déjà le début du royaume de Dieu ici sur terre. « Partout où [sur ce chemin] l’Évangile est prêché aux pauvres, où les péchés sont pardonnés, où les malades sont guéris, où les opprimés sont libérés et où les parias sont accueillis, Dieu est glorifié et la création est déjà partiellement achevée » (J. Moltmann).

Les défis sont là, dont la question d’un renouvellement de la liturgie pour les hommes de notre temps. Prions pour que nous puissions trouver des voies adéquates. Partageons sur ce qui vit parmi nous, sur ce qui a déjà été guéri en nous. Ne nous retirons pas dans le coin de notre confort personnel. De tout temps, notre vocation a été d’être sel et lumière dans toutes les circonstances de la vie : il faut saisir cette chance unique pour notre époque post-moderne.

[1Règle de saint Benoît, Prologue, 21.

[2ndlr : Nous avons renoncé à donner toutes les références, et même toutes les citations, des auteurs invoqués ; nous citerons parfois leurs noms entre parenthèses pour ne pas trop défigurer la pensée de sœur Doris, tout en respectant sa pensée sur le fond.

[3H. Haker, op. cit., p. 180.

[4H.U. Von Balthasar, Spiritus creator. Skizze zur Theologie III, Einsiedeln, 1967, p. 274.

[5A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2004.

[6T. Eugster, « Die Psychiatrie steckt im Reformstau », in Basler Zeitung, lundi 17 mars 2003, p. 19.

[7A. Grün, W. Müller (Hrsg.), Was macht den Menschen krank, was macht ihn gesund, Münsterschwarzach, 1997.

[8Ich kaufe, also bin ich, Aufbau Verlag, 2004 (traduction du Divin Enfant, Seuil, 2002).

[9R. Guardini, Vom Geist der Liturgie, Freiburg/Basel/Wien, Neuauflage, 1983, p. 143.

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