Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Bernadette Soubirous (1844-1879)

En marge de l’année jubilaire

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2008-2 Avril 2008

| P. 125-140 |

Le jubilé des apparitions de Lourdes est l’occasion de revenir sur la biographie de sainte Bernadette Soubirous, en l’écoutant elle-même nous conter les événements de Massabielle, mais aussi, en nous intéressant à sa vie religieuse, si conforme à la vocation qu’elle entrevit alors. La première sainte photographiée peut aussi être approchée par ses écrits, en particulier ceux qui témoignent de son itinéraire intérieur.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

« Tu prends la défense des humbles, Seigneur, tu les aimes et les glorifies ; et tu as donné à sainte Bernadette d’étonnantes grâces de patience et de charité ; permets qu’à sa prière et à son exemple, en suivant simplement les chemins de la foi, nous puissions te contempler dans le Royaume des cieux. Par Jésus-Christ… ».

La collecte liturgique du Propre du 18 février pour la France indique exactement la grandeur spirituelle de Bernadette Soubirous, qui ne tient pas dans sa voyance (« permets… que nous puissions te contempler dans le Royaume »), mais dans sa petitesse, sa patience, sa charité, sa simplicité à suivre « les chemins de la foi ». En marge du cent-cinquantième anniversaire des apparitions, nous pourrions rappeler tour à tour l’itinéraire de Bernadette, puis le récit des apparitions, mais aussi, le silence dont s’enveloppe son message : partout affleure une sainteté qui ne relève pas de l’ordre de la connaissance, mais de celui de l’amour [1], au fil d’une vie toute suspendue, le Père Ravier l’a montré, au sacrement de l’Eucharistie [2]. Mais quelle place peut-on donner à cette femme du peuple dont la voie va simplement, si l’on peut dire, de Bethléem au Calvaire [3] ? Y a-t-il quelque chose de communicable dans le fait de se trouver introduite par la Vierge Marie elle-même au mystère de la Rédemption des pécheurs ? Nous tâcherons ainsi d’envisager, pour finir, ce que nous apprend, au travers même de l’extraordinaire des apparitions, la vie de foi et la force d’âme ordinaires de Bernadette Soubirous.

La vie (« Je suis moulue comme un grain de blé »)

Prononcée deux jours avant sa mort, cette parole de Bernadette paraît symbolique de toute sa vie : parce qu’elle est née dans un moulin, bien sûr, mais encore, nous le verrons, parce qu’elle s’est identifiée au Crucifié, bien avant sa fin prématurée, enfin parce qu’elle a toujours eu la mauvaise santé que sa mère a décrite, dans son émouvant témoignage [4] :

« Bernadette a aujourd’hui de quinze à seize ans. Je la nourris pendant six mois ; après cela, ma santé vint à s’altérer, ce qui m’obligea, malgré ma bonne volonté et mon indigence, à la confier à une nourrice de Bartrès, près Lourdes. La petite resta là de quatorze à quinze mois, et me coûtait cinq francs par mois. Après ce temps, nous la fîmes rentrer à la maison : elle avait environ deux ans. A cette époque, sa santé était satisfaisante, son caractère, ce qu’il est aujourd’hui, souple et soumis, et sa tendance à la piété, très prononcée. Vers l’âge de six ans, sa santé vint à s’altérer ; elle souffrait de l’estomac et de la rate. Je la fis visiter par une sage-femme qui lui ordonna des médicaments dont elle reçut quelque soulagement. Deux ou trois ans après, c’est-à-dire vers l’âge de dix ans (en réalité, 11 ans et demi), elle fut atteinte du choléra, maladie qui enleva bien des personnes de tous les âges, à Lourdes et aux environs. Cette attaque de choléra la rendit plus faible et plus maladive qu’elle ne l’était auparavant. Ainsi, sa vie n’a guère été exempte de souffrance jusqu’au 11 février, qu’elle fut favorisée de l’apparition. Le jour de la Fête-Dieu de la même année, elle fut admise au bonheur de la première communion. Elle va en classe chez les Sœurs-de-Nevers, qu’elle contente assez bien. Sa santé, depuis le 11 février, s’est encore plus altérée. Son estomac s’enfle par intervalle, au point qu’elle ne peut plus agrafer sa robe ; sa toux est fréquente et pénible tout le temps que lui dure cette enflure, qui l’agite pendant trois semaines ou un mois ; qui la quitte et la reprend pour l’agiter encore. Dans les intervalles de sa santé ou de sa moindre souffrance, elle s’occupe des soins du ménage. Comme l’aînée de la famille, elle m’aide dans la garde de ses frères et de ses sœurs, et dans les travaux du ménage ; elle voulait jeûner le carême dernier, on a dû le lui défendre » (je souligne).

On trouvera, dans les ouvrages connus un sommaire de cette vie que Marcelle Auclair a si merveilleusement contée [5], que l’abbé Laurentin a scrutée de toutes parts, que Jijé a magnifiquement respectée dans sa bande dessinée [6] et dont le Père Ravier est peu à peu devenu le théologien. On n’oubliera pas de jeter un coup d’oeil sur les tableaux généalogiques établis par R. Laurentin [7], où l’on voit 7 frères et une sœur venir s’adjoindre à la famille. Au moment des apparitions, Toinette, le second Jean-Marie et Justin sont déjà au foyer. Des trois garçons nés ensuite, seul Bernard-Pierre (Pierre) survivra. Après son entrée au Couvent de Saint-Gildard, Bernadette entretiendra avec ses sœur et frères une correspondance où se manifestera vigoureusement, surtout après la mort de sa mère (8 décembre 1866) et de son père (4 mars 1871), un sens aigu de ses responsabilités.

On connaît l’histoire de la déchéance progressive de ses parents vers la misère, un mouvement rendu inexorable par la prodigalité de Louise Soubirous [8]. En 1856, c’est le Cachot, en 1857, le renvoi vers la nourrice de Bartrès d’où Bernadette revient d’elle-même, déterminée à faire sa première communion qui aura bien lieu, le 3 juin 1858, fête du Corps du Christ, au milieu de la série des dix-huit apparitions.

L’abbé Laurentin a schématisé la suite de ces apparitions, en proposant d’ailleurs une sorte d’ordonnance [9]. Ainsi, l’on voit une manière de « prologue », fait de deux apparitions « imprévues et silencieuses », précéder la quinzaine promise, elle-même encadrée, de part et d’autre, par deux apparitions « imprévues » où se situent les paroles majeures de la « Dame ». Au centre de ce bloc qui court durant le Carême, surgit la découverte de la source. En épilogue enfin, deux autres apparitions « imprévues et silencieuses », la dernière, le 16 juillet, fête de Notre-Dame du Carmel. Toutes les apparitions marquantes, note-t-il encore, se situent un jeudi (jour eucharistique par excellence).

Au cœur de ces mois se développe aussi l’« affaire de Lourdes [10]. R. Laurentin a consacré tout un volume des Documents authentiques au développement et au dénouement de ce charivari médiatique et administratif [11] que dut apaiser l’intervention de Napoléon III. La grotte est réouverte le 5 octobre. Laissant de côté ces émois [12], demandons-nous comment Bernadette elle-même rapporte les faits qu’elle a connus, entre le février et le 16 juillet 1858.

Les apparitions (« Je me tournais et je vis »)

Les huit récits autographes des apparitions qui remontent à Bernadette elle-même permettent, si on les dispose en synopse, de proposer une sorte de concordance ou de récit-type où s’affirment des traits communs et d’autres, plus singuliers. Spécialiste des écrits de Bernadette, alors que Laurentin l’est plutôt des paroles, le Père Ravier s’est soumis à cet exercice, dont les résultats forment un récit très sobre [13]. En le lisant tout unîment, on remarque quelques traits : la frayeur initiale de Bernadette, qui multiplie les précautions (se frotte les yeux, veut faire le signe de la croix, n’ose pas approcher, jette de l’eau bénite, demandera plus tard à la Dame d’écrire ce qu’elle a à lui dire), le sourire de « Cela » [14] (2ème, 3ème apparition, et encore après les 15 jours), ses demandes multiples (venir pendant 15 jours, aller dire aux prêtres de bâtir une chapelle, aller boire à la fontaine, manger de l’herbe qui pousse près de l’eau, prier pour les pécheurs), sa promesse (la rendre heureuse dans l’autre vie), les trois secrets confiés et toujours gardés, le nom qu’elle donne finalement, à la quatrième demande de Bernadette, la description globale (lumière qui n’éblouit pas, mains jointes, et, plus rarement, yeux bleus).

La Dame parle le patois de Lourdes, seule langue que comprend alors Bernadette, toujours illettrée. Quelques paroles sont rapportées, au nombre de 9 semble-t-il, mais plusieurs ont été répétées plusieurs fois [15] ; c’est ainsi que Laurentin en compte 3 le 18 février, 3 les jours suivants, 2 le 25, 2 le 2 mars, 1 à des dates incertaines et la 12ème, « Je suis l’Immaculée Conception », le 25 mars [16]. Rappelons que le dogme de l’Immaculée Conception est défini depuis le 8 décembre 1854, en sorte que les faits de Lourdes n’y furent pour rien. Catherine Labouré, si proche de Bernadette par bien des côtés [17], connut ses trois apparitions en 1830 et Bernadette ne l’ignorait pas. Mentionnons aussi l’étrange impression qu’avaient laissée en France, et jusqu’à Lourdes, les faits de La Salette (1846), où la plus crédible des voyantes s’était rétractée. C’est dans ce contexte que seront entendus les récits de Bernadette Soubirous.

Pour écouter nous-mêmes sa voix, je retiens deux de ses témoignages, l’un datant de 1866 – six ans après les faits, si la date est maintenue [18] –, l’autre, de 1874, dans un de ses rares moments de confidence à l’une de ses consœurs, laquelle lui succédera d’ailleurs dans la charge d’infirmière et sera parmi les personnes présentes à ses derniers moments.

Dans le Récit de 1866, tout commence avec la solitude de Bernadette de l’autre côté du Gave. Cherchant en vain à échapper à la traversée, elle est sur le point de s’y engager lorsqu’elle entend un bruit (« comme si c’eût été un coup de vent » [19]). Sont rapportés successivement le premier essai de voir (tourner la tête), le même bruit, un deuxième essai (lever la tête en regardant la Grotte [20]) : « j’aperçus une Dame en blanc, alors je fus un peu saisie [21] et croyant être en face d’une illusion je me frottais les yeux mais en vain, je voyais toujours la même Dame ». Puisque les oreilles et les yeux humains semblent trompeurs, appel est fait aux plus simples secours de la religion : le chapelet, le signe de croix (d’abord impossible, ce qui fait croître le saisissement) ; mais voici que la Dame fait ce que Bernadette ne peut faire (comme elle, elle prend son chapelet, qui n’est pas caché ; mieux qu’elle, elle se signe). Alors Bernadette recommence et peut se signer, se mettre à genoux et dire le chapelet en cette présence. Quand elle fait signe d’approcher, Bernadette n’« ose pas » – le saisissement fait place au respect – et « alors, elle disparut ». Le récit se poursuit avec la traversée du Gave, l’interrogatoire des compagnes qui met en doute la vision (« si vous n’avez rien vu, je n’ai rien vu non plus »), la promesse impossible de garder le silence [22] – mais « aussitôt arrivées chez elles, rien de plus pressé que de dire ce que j’avais vu [23]. Voilà pour la première fois ; c’était le jeudi 11 février 1858 » [24].

La seconde fois, « j’aperçus la même Dame » dit-elle ; et Bernadette lui inflige, à coups d’eau bénite, une sorte d’exorcisme des pauvres ; la Dame sourit et s’incline ; on ne sait même pas si elle disparaît ; c’est plutôt les enfants qui se retirent pour aller à Vêpres, comme convenu avec la mère de Bernadette.

La troisième fois, sur le conseil de « quelques grandes personnes », Bernadette, qui ne sait pas lire, demande « si elle avait quelque chose à me dire, d’avoir la bonté de me le mettre par écrit ». Sourire de la Dame, réponse (« ce qu’elle avait à me dire, ce n’était pas nécessaire de l’écrire, mais si je voulais avoir la grâce d’y aller pendant quinze jours »). On remarquera comme la Dame imite et élève la courtoisie de Bernadette. Après son acceptation, elle reçoit un message pour les prêtres (bâtir une chapelle [25]), est envoyée à la fontaine pour s’y laver [26], entend la recommandation (répétée) de prier pour les pécheurs, puis la confidence de « trois choses dont je suis obligée de garder le secret » ; une promesse en forme paradoxale lui est faite (elle sera heureuse non dans ce monde mais dans l’autre), et « un jour », elle reçoit aussi l’injonction de manger une herbe proche de la fontaine (« une fois seulement… j’ignore pourquoi »).

Après la troisième fois donc, Bernadette se rend en visite chez le Curé, qui lui impose de demander un nom à « Cela » ; le lendemain, sourire accentué de la Dame [27]. Pendant quinze jours, Bernadette se fait instante, et la Dame de sourire à mesure. Après quoi et à la quatrième demande encore, vint la fameuse réponse (« elle me dit qu’elle était l’Immaculée Conception »), suivie de sa transmission au Curé Peyramale qui n’en est jamais revenu.

Dans l’autre témoin que j’ai retenu, le Récit de Soeur Gabrielle de Vigouroux (1874/1909), il y a trois coups de vent, Bernadette se tourne une fois, et elle « voit » « une grande dame vêtue de blanc ayant une grande ceinture… à deux mètres au-dessus de la terre » [28], qu’elle prend pour « le diable ». Les paroles entendues sont interverties, de même que l’ordre de certains faits. La mention de la tristesse paraît, ainsi que dans d’autres récits. La finale va crescendo : surgissement toujours plus clair et abondant de l’eau, geste d’ouverture des bras qui accompagne la déclaration du nom, élévation des yeux au ciel, dernière phrase, très picturale – qui doit être interrogée : ne passe-t-on pas, dans le souvenir du témoin, du monde de la parole à celui de l’image ?

On sent tout de suite la différence de perspectives entre le récit de Bernadette et celui qu’elle aurait transmis plus tard. Disons, pour faire bref, que Bernadette, interrogée dès le 21 février 1858 par le Procureur Impérial Dutour, lui avait répondu, entre autres choses : « Aquero n’était pas tout à fait de ma taille (…) ; elle ressemblait, pour le visage et le vêtement, à une sainte Vierge placée sur un des autels de l’église… » [29]. Nous connaissons cette Vierge, longtemps exposée à l’entrée du Cachot [30], et celle du jardin de Nevers (« Notre-Dame des Eaux ») qui lui ressemble beaucoup, dans son geste d’accueil et dans son sourire ; or c’est d’elle que Bernadette disait : « J’aime bien cette statue, parce qu’elle me rappelle plus que les autres les traits de la sainte Vierge » [31].

La vie religieuse (« A présent, je suis comme tout le monde »… « je suis comme lui »)

La vie de Bernadette ne se résume pas au fait qu’une enfant pauvre et maladive affirme, au seuil de la puberté [32], avoir vu ce que personne n’a pu voir comme elle. Huit ans encore s’écouleront avant son entrée au Couvent de Saint-Gildard [33], un petit millier de paroles émergent ensuite sur le fond de silence et de discrétion qui caractérise ses années religieuses – le deuxième nocturne de la fête ne l’appelle-t-elle pas « custos silentii », à l’image de saint Joseph dont elle disait, en 1871, après la mort de François Soubirous : « Vous ne savez donc pas que, maintenant, mon père, c’est saint Joseph ? » [34].

Généralement considérée comme un temps d’épreuves dominé par la sévérité des supérieures et l’effacement de tout signe divin, la vie religieuse de Bernadette doit pourtant être reconsidérée aujourd’hui dans une lumière nouvelle. On sait généralement que Bernadette entra au noviciat, en juillet 1866, avec des chemises de flanelle et (remède contre l’asthme) un pot de tabac à priser [35] ; on se souvient peut-être qu’elle fit bientôt une crise d’asthme si grave qu’elle prononça, dès le 25 octobre 1866, sa profession « in articulo mortis » [36], qu’elle reçut plusieurs fois l’extrême-onction, comme on disait alors [37], puisque ses années religieuses sont une suite d’alternance de santé et de maladie : comme on le voit dans sa biographie, elle (re)fait profession temporaire le 30 octobre 1867, prononce sa profession perpétuelle le 22 septembre 1878, alors qu’elle meurt, après une longue agonie, le 16 avril 1879, mercredi de Pâques. Sa dernière parole fut « J’ai soif » [38], son dernier geste, un grand signe de croix avant de boire [39].

Les historiens sont aujourd’hui d’accord pour penser que Mère Dauzou [40] fut la moindre des épreuves de Bernadette [41], exposée également, selon la liste qu’en fait Laurentin, au déracinement, aux soucis familiaux (dont témoigne excellemment la correspondance), aux poursuites des curieux – sait-on qu’on la demanda en mariage alors qu’elle était déjà au couvent [42] ? – à la lutte contre sa nature, à la privation du travail et de la vie normale, à la maladie, aux épreuves intimes. Sans doute était-ce là le poids de la gloire que Pie IX lui reconnaîtrait, dans le discours qu’il prononça le 31 mai 1933, pour approuver les deux miracles nécessaires à la canonisation :

« Tout le monde va à Lourdes, tout le monde participe à cette effusion divine, tout le monde sent à travers le cœur de Bernadette, voit par ses yeux ; tout le monde est réjoui par la céleste vision. Grand miracle d’action extérieure, merveille nouvelle et mondiale comme bien rarement l’histoire peut en enregistrer ».

Enfin, pour achever cette approche sommaire de la vie religieuse de Bernadette, on soulignera l’harmonie préétablie entre Bernadette et son fondateur, dom J.-B. de Laveyne, bénédictin de la Congrégation de Saint Maur. L’orientation qu’il donna aux Sœurs de la Charité et de l’Instruction chrétienne de Nevers (1680) tient en cinq mots : oraison, pénitence, pauvreté, service des humbles, charité à l’égard des malades et des pauvres [43]. Or, les trois premiers de ces termes sont les mots-clés du message de Lourdes : « pénitence, pénitence, pénitence » ; « vous prierez Dieu pour la conversion des pécheurs », répétait l’apparition à la plus pauvre des enfants de Lourdes. Comment donc retracer la voie spirituelle de Bernadette, devenue « comme tout le monde » quand elle est faite semblable au Christ livré ?

La voie spirituelle (« Elle a été plus travaillée qu’elle n’a travaillé »)

Contrairement à ce qu’en disait sa mère, le caractère de Bernadette n’était pas vraiment facile. On peut lire les lettres de reproches à sa famille – elle prend au sérieux son autorité quasi matriarcale de fille aînée et n’aime pas que « son nom serve de réclame » [44] – ou encore certains de ses « fiorettis » [45]

La question est de savoir comment cette femme du peuple, qui n’a rien d’une petite fille modèle, ce caractère énergique, cette âme mûrie par la souffrance, se trouve peu à peu travaillée en profondeur par le dessein de Dieu [46]. Depuis sa naissance et son baptême, le rythme fondamental de son existence s’affirme déjà : parce que tout le reste lui est refusé, Dieu sera tout pour son âme. Témoin ce désir de faire sa première communion, qui la conduit à Bartrès et la fait revenir à Lourdes. On l’a dit, c’est durant cette préparation que surgissent les apparitions qui font de Bernadette une messagère, et changent son regard, puisqu’elle apprend à voir comme Dieu la gravité du péché, l’urgence de la conversion, le prix du sacrifice personnel. C’est bien à Massabielle qu’elle est née à la vie intérieure, comme en témoignent les notes personnelles, les écrits copiés, les lettres envoyées.

Car pour Bernadette, le seul monde réel, c’est le monde de Dieu ; son adhésion à la vérité révélée est totale, son interprétation des événements politiques, sans nuances (la guerre de 1870, la Commune, les inondations du Sud-Ouest en 1875 ? : « c’est le péché »). Le Credo suffit pour conduire aux sommets de la sainteté et l’offrande d’un Ave Maria, pour remplir le devoir d’intercession. Le nombre ici n’est rien, un geste ou une respiration de l’âme l’emporte sur tout. Au centre de cette foi vivante, Jésus tout court, « mon Jésus ». Invocations courtes, chemin de la Croix quotidien (mental quand elle sera malade) : le crucifix est le symbole de toute sa religion [47]. De Jésus Crucifié, qui est identiquement Jésus-Hostie, elle ne sépare jamais la Vierge Marie, qu’elle ne nomme jamais « l’Immaculée Conception », mais « Marie » ou « ma Mère » [48]. « Je suis venue ici pour me cacher », dit-elle à l’une de ses compagnes le soir de sa prise d’habit. Et Dieu l’a prise au mot, transformant son âme au fil des épreuves dont nous avons parlé. Gardant pour elle et le Père Douce ses « peines intérieures », elle copie de tous côtés des prières, fait sans cesse appel à ses saints préférés, prend appui sur le ciel entier pour mener un combat qui ne tient pas d’abord à ses souffrances physiques mais à une sorte de déréliction dont témoignent les textes qu’elle recopie ou les rares paroles confiées [49].

S’il est permis d’apercevoir un éclat de cette souffrance, on dira qu’elle est liée à deux sentiments qui se renforcent en s’opposant : Bernadette sait que tout ce qui lui arrive, des hommes et de Dieu, est gratuité pure (le mot « remercier » traverse toute sa correspondance et se répète dans les écrits intimes), mais elle sait aussi qu’elle ne rend pas ce qu’elle a reçu (« J’ai peur. J’ai reçu tant de grâces et j’en ai si peu profité », 15 avril 1879). Les conseils du Père Douce, son confesseur, tout en prenant appui sur ses difficultés communautaires, vont droit à la détresse de sa pénitente et l’orientent vers l’union à la croix, le courage, l’énergie persévérante (« Jésus, Marie, la croix, je ne veux d’autres amis que ceux-là », conclut la « Prière d’une pauvre mendiante », recopiée par Bernadette). Sans doute est-ce le couple Thabor-Calvaire qui exprime le mouvement profond de ces années de « peines intérieures » : « (l’âme), note-elle très banalement, sort du Golgotha pour aller chercher foi et courage au Thabor ».

Bernadette est peut-être la plus secrète des saintes, parce qu’elle est la plus transparente. Elle n’a pas de secret personnel, elle a laissé passer à travers elle le message de Massabielle, qui n’était autre que le message évangélique. Le secret de Dieu, c’est le mystère de sa miséricorde pour les pécheurs, au rang desquels elle s’est toujours mise. Sa vocation personnelle a coïncidé avec sa vocation religieuse, dans la simplicité de l’Évangile [50]. « Bernadette est le type même de l’âme chrétienne, qui affronte avec foi l’existence, et surtout, l’existence spirituelle » [51].

Des apparitions ?

Qu’a donc vu Bernadette Soubirous ? Pourquoi les apparitions mariales se sont-elles multipliées, dans le monde catholique, durant les deux derniers siècles ? Ces questions peuvent être considérées du point de vue de la psychologie (de la perception) aussi bien que du point de vue de la sociologie (des représentations religieuses). Dans ces pages, nous avons fait entendre Bernadette elle-même et ses témoins, au premier rang desquels sa propre vie (eucharistique) d’effacement. Mais ce qui nous retiendra encore, pour finir, c’est la réflexion sur le statut des apparitions mariales [52], bien différentes des visions intellectuelles de Thérèse d’Avila.

« Au plan de la psychologie et de la théologie mystiques, les ‘apparitions mariales’ font partie de ce que l’on nomme ‘les visions et révélations privées’ », remarque le Père H. Holstein [53], en reprenant les analyses anciennes du Père J. de Tonquédec [54] ; ces apparitions n’apportent donc jamais une nouvelle doctrine [55], mais elles se distinguent des visions personnelles (comme celles de la grande Thérèse) par un trait ecclésial majeur : elles s’adressent au peuple chrétien. Non pour l’instruire à neuf, on vient de le dire, mais pour l’inviter à prendre une attitude pratique, en lui rappelant en fait des attitudes essentielles de l’Évangile – faire pénitence, prier, se tourner vers l’Eau vive… [56]. On ajoutera que l’Eucharistie reste toujours le centre du pèlerinage marial.

Quand donc l’Église « reconnaît », comme à Massabielle, la légitimité d’un culte rendu à la Vierge Marie, elle n’engage pas son autorité dans une approbation positive du fait des apparitions, « elle se contente de permettre le culte », par exemple celui de l’Immaculée à Lourdes : même l’institution de la fête de Notre-Dame de Lourdes n’a que la valeur négative d’un nihil obstat [57].

Par ailleurs, le jugement historique, psychologique, spirituel sur les apparitions [58] (les faits ont-il eu lieu ? en quels cas peut-on penser qu’il y a eu perception réelle d’un objet physique et lequel ? l’apparition relève-t-elle d’une cause naturelle, diabolique ou divine ?) suppose à tous égards, en plus d’un examen attentif des circonstances, du « message » ou des guérisons [59], une critique approfondie des voyants. Qu’on ne s’étonne pas d’apprendre que les apparitions venues du ciel ne présument pas, en tant que grâces gratuitement données (gratis datae), la sainteté, la vertu, ni même l’état de grâce chez ceux qui en sont favorisés [60]. Un voyant indigne pourrait donc avoir vu, ou, plus fréquemment encore, un visionnaire mener ultérieurement une vie qui ne semble pas conforme à ce qu’il aurait vu. Il n’empêche que l’émouvante vie de Bernadette n’est pas dissociable des faits de Lourdes, ainsi que peuvent le synthétiser les deux derniers traits que nous épinglons.

La dernière page du Carnet intime de Bernadette finit sur une prière à Marie : « Que je reste comme vous au pied de la croix, si tel est le plaisir de votre divin Fils… Et le reste nous sera donné par sur-croix » – un lapsus de la plume (ou une homonymie) qui symbolise l’itinéraire [61]. Le P. Holstein reprend à Mgr Trochu [62] le mot suivant de Bernadette, quand son vicaire lui demandait si elle entendait distinctement la voix de l’apparition : « Ô oui ! très bien. Seulement, il me semble que le son de ses paroles arrive ici ». Ce disant, elle posait sa main sur sa poitrine. Les plus proches témoins n’entendaient d’ailleurs pas les paroles que Bernadette prononçait en réponse à la Dame. « Cependant, disait-elle, je parlais fort ». L’énigme des apparitions ne tient-elle pas aussi à ce « colloque du cœur » ?

Le jubilé des apparitions de Lourdes est l’occasion de revenir sur la biographie de sainte Bernadette Soubirous, en l’écoutant elle-même nous conter les événements de Massabielle, mais aussi, en nous intéressant à sa vie religieuse, si conforme à la vocation qu’elle entrevit alors. La première sainte photographiée peut aussi être approchée par ses écrits, en particulier ceux qui témoignent de son itinéraire intérieur.

Références citées en abrégé

Laurentin R., Lourdes. Dossier des documents authentiques. 7 volumes, Paris, Lethielleux, 1957-1959.

Laurentin R. et Bourgeade M. Th., Logia de Bernadette. 3 volumes, Paris/Lourdes, Apostolat des Editions Lethielleux/Œuvre de la Grotte, 1971.

Laurentin R., Bernadette vous parle. Vie de Bernadette par ses paroles. 3 volumes, Paris, Lethielleux, 1972.

[1R. Laurentin, « La sainteté des pauvres », in Histoire et sainteté. Actes de la cinquième rencontre d’histoire religieuse de Fontevraud, Angers, 1982, 191-197 (ici : 194).

[2A. Ravier, Sainte Bernadette : Une vie eucharistique, Lourdes/Paris/Saint Gildard, Œuvre de la Grotte/DDB/Nevers, 1981 et « Bernadette, ‘la plus secrète des saintes ?’ », in VC 64 (1992), 8-21.

[3Cf. A. Ravier, « La voie spirituelle de sainte Bernadette d’après ses écrits », in Les écrits de sainte Bernadette et sa voie spirituelle, Paris/Lourdes, Lethielleux/Œuvre de la Grotte, 522-532.

[4Seul témoignage de Louise Soubirous qui ait été conservé ; il doit cependant être critiqué. Cf. R. Laurentin, Lourdes, Documents authentiques, t. 5 (voir la référence complète en fin d’article), 327-328.

[5in Bernadette (1858-1958), Bloud et Gay, 1957.

[6L’étrange destin de Bernadette, Québec/Paris, Le Préambule/Fleurus, 1979 : pas une fois, on n’y voit l’apparition représentée, mais seulement le regard de Bernadette.

[7in Lourdes. Documents authentiques, t. 1, 78-81.

[8Quand, après les apparitions, on leur offrira à nouveau un moulin à desservir, les mêmes causes produiront les mêmes effets : les parents de Bernadette mourront très mal logés.

[9Cf. Lourdes, Documents authentiques, t. 1, o.c., 12.

[10Cf. Lourdes, Documents authentiques, t. 3, 10.

[11Cf. Lourdes, Documents authentiques, t. 4.

[12On peut lire par exemple J.-M. et Auberty J., Procès de Bernadette. Documents authentiques, Paris, Champs Elysées, 1958 ou Lefebvre-Filleau J.-P., L’affaire Bernadette Soubirous. L’enquête judiciaire de 1858, Paris/Montréal, Cerf/Médiaspaul, 1997.

[13Cf. Les écrits de Sainte Bernadette et sa voie spirituelle…, o.c., 111-115.

[14On sait que Bernadette emploiera de préférence cette expression locale (Aquero) dans ses premiers récits : respect d’une objectivité qui semble la rejoindre.

[15Cf. R. Laurentin et M. Th. Bourgeade, Logia de Bernadette, t. 2, o.c., 272-273.

[16In Bernadette vous parle, t. 2, o.c., 298.

[17Cf. R. Laurentin, « La sainteté des pauvres », in Histoire et sainteté, o.c., 191.193.196.

[18Ce récit est présenté par le P. Ravier comme le plus complet ; il s’agit sans doute d’une copie de l’original primitif qui servit à Bernadette de modèle pour tous ses récits ; sa mémoire en effet s’affaiblissait (très normalement) au fil des années. Entre parenthèses sont notées là quelques additions importantes présentes dans d’autres textes. Cf. IDEM, Bernadette d’après ses lettres, Lethielleux, 1993, 13-17.

[19L’analogie avec le matin de la Pentecôte ne peut échapper ; Cf. Ac 2,2.

[20La similitude porterait ici sur Jean 20, 14 et 16.

[21On notera cet « un peu », bientôt croissant, comme dans certaines scènes évangéliques (e.a., Mc 8,41).

[22Ici réside peut-être l’un des enracinements du silence ultérieur de Bernadette.

[23Intéressante variante de l’annonce évangélique : « J’ai vu le Seigneur et voilà ce qu’il m’a dit » (Jn 20,18).

[24Cf. Jn 1,39.

[25Le Père Ravier décèle ici une franche allusion au mystère eucharistique.

[26Les Pères R. Rutten et P. Scheuer ont montré, dans le cas de Banneux, comment Marie envoie toujours à la Source, le Christ. Cf. R. Rutten, Histoire critique des apparitions de Banneux, Namur, Mouvement eucharistique et missionnaire, 1985.

[27On se souvient évidemment de Jacob ou de Moïse sommant Dieu de leur donner son nom, et de la réponse mystérieuse où Dieu se donne en se cachant.

[28On est un peu surpris de voir la vision s’agrandir, Bernadette ayant toujours parlé d’une jeune fille à peine plus grande qu’elle.

[29Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. II, 245.

[30R. Laurentin, dans Bernadette vous parle, o.c., t. I, 329, donne la reproduction des quatre statues de la paroisse de Lourdes en 1858, dont celle qui est conservée au cachot.

[31Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. III, 30-32.

[32Sur ce point délicat, voir R. Laurentin, Bernadette vous parle, o.c., t. I, 381-882.

[33Depuis 1860, Bernadette demeure à l’hospice de Lourdes, recueillie au titre d’élève indigente par sa future congrégation. Le discernement de la vocation, que les spécialistes ont pu reconstituer, fut en tous points ordinaire – même l’intervention décisive de l’évêque de Nevers relève du gouvernement habituel des âmes.

[34Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. I., 420 et III, 218-219.

[35Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. I, 65.

[36Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. I, 90. Son asthme s’accompagnait, finalement, de la tuberculose pulmonaire, Cf. ibidem, 119 s.

[37Sans doute quatre fois ; Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. II, 292 s.

[38Après « priez pour moi, pauvre pécheresse » que l’on croyait la parole finale – et qui relève du patrimoine de la congrégation – Bernadette aurait encore répondu, à une sœur qui l’interrogeait des yeux : « pour que vous m’aidiez » ; Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. III, 333 s.

[39Le signe de croix de Bernadette est caractéristique ; dès la seconde apparition, un témoin note que si on se signe au paradis, ce doit être ainsi.

[40Elle définissait ainsi Bernadette dans ses notes secrètes : « Caractère raide, très susceptible, modeste, pieuse… » ; Cf. A. Ravier, « Bernadette, ‘la plus secrète des saintes’ ? », in VC 1992, 16.

[41Le mot est du Père Ravier, qui a fait justice à Mère Dauzou et à Bernadette sur ce point ; Cf. Les écrits de Bernadette et sa voie spirituelle…, o.c., 412-414. Le Père Douce aidera magnifiquement Sœur Marie-Bernard à ordonner ses diverses obsessions à la pureté de l’Amour qui veut, plus qu’elle, la cacher. Cf. aussi R. Laurentin, Logia…, o.c., III, 168 s.

[42Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. III, 236 s.

[43Cf. R. Laurentin, Logia…, o.c., t. I, 38 et déjà A. Ravier, Les écrits de sainte Bernadette..., o.c., 226 s.

[44Cf. R. Laurentin, Bernadette vous parle…, o.c., t. II, 336-337.

[45Ibidem, 384.

[46Nous suivons ici de très près le Père Ravier, dans sa conclusion aux Écrits, o.c., 522-532. C’est ce que Laurentin de son côté analyse sous le titre « Les classes moyennes de la sainteté », in Logia…, o.c., t. I, 13 s.

[47On sait que, dans les derniers jours, elle fera enlever de sa « chapelle blanche » toutes les images qu’elle y avait épinglées, ne gardant que le Crucifix offert par Pie IX en réponse à sa lettre du 17 octobre 1876. Elle en baisera l’une après l’autre les cinq plaies avant de mourir.

[48Au fil du temps, l’amour de Jésus Crucifié prend peu à peu la forme du recours au Cœur de Jésus – comme d’ailleurs au Cœur de Marie.

[50« Vous devez, mes Sœurs, disait dom de Laveyne, mener une vie simple, commune, uniforme, et aller tout de plain-pied avec le reste des hommes ».

[51A. Ravier, Les écrits…, o.c., 522.

[52Cf. J. Boufflet, « Les apparitions de la Vierge Marie dans l’histoire de l’Église », in Y a-t-il des apparitions ?, Sources vives 79 (1998), 103-111.

[53in « Les apparitions mariales », dans (H. du Manoir), Maria, t. V, 1958, 755-779.

[54art. « Apparitions », in Dictionnaire de spiritualité, t. I, 801-809.

[55Voir cependant K. Rahner, « Les révélations privées : quelques remarques théologiques », in Revue d’ascétique et de mystique 98-100, Mélanges M. Viller, 1949, 506-514.

[56Cf. A. Doze, « Lourdes, une apparition biblique », in Y a-t-il des apparitions ?, Sources Vives 79 (1998), 141-147.

[57H. Holstein, o.c., 773 s., qui ajoute que l’Église refuse toujours de se prononcer en ce domaine de manière irréformable, de sorte qu’elle ne prétend imposer à personne une adhésion formelle.

[58J. de Tonquédec, o.c.

[59J’ai volontairement laissé de côté la question des guérisons, si fameuses à Lourdes que le Bureau médical est devenu une institution prototypique pour la reconnaissance thérapeutique de toutes les mariophanies ultérieures.

[60Idem ; Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q.172, a.4. En sens contraire, S. De Fiores, art. « Voyant », dans le Dictionnaire de la vie spirituelle, Cerf, 1983, 1194-1204 (ici : 1201).

[61Tauriac J.-M. et Auberty J., Procès de Bernadette. Documents authentiques, Paris, Champs Élysées, 1958, 243 ;

[62Trochu F., Sainte Bernadette, la voyante de Lourdes, Lyon, 1954, 764.

Mots-clés

Dans le même numéro