Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Mission et vie monastique

Pierre-Marie Delfieux, f.m.j.

N°2008-1 Janvier 2008

| P. 23-37 |

« Le pire ennemi de la chrétienté est du côté de sa propre tiédeur ». Au début de cette année consacrée à saint Paul, le fondateur des « Fraternités de Jérusalem » (monastiques, apostoliques, laïques) nous présente la genèse de son institut, et surtout, la vision missionnaire qui y préside. Bien des aspects de ce monachisme urbain ont trait à l’évangélisation : engagement dans un travail salarié, existence spirituellement orientée par les conseils évangéliques, vie fraternelle rayonnante, prière liturgique célébrée par moines et moniales, témoignage joyeusement rendu à la sainteté de Dieu… La mission première et dernière est sans doute de laisser retentir, pour nos contemporains, la voix du Christ.

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Nous sommes tous en mission. Quel que soit son âge, son milieu social ou culturel, sa situation géographique, son appartenance politique, professionnelle, religieuse, tout homme est « envoyé ». Littéralement : missus. Envoyé par quelqu’un pour faire quelque chose et aller quelque part.

Pour banale que soit la remarque, tant la réalité est évidente, l’omniprésence de cette « mission », de cet « envoi », à y bien réfléchir, a quelque chose d’impressionnant. Il est impossible de s’en abstraire et l’homme ne se réalise pleinement que lorsqu’il peut dire en quelque sorte : « Mission accomplie  ! » N’est-ce pas d’ailleurs le dernier mot du propre Fils de Dieu devenu pour nous le Fils de l’homme. Lui, l’envoyé par excellence, qui, à son tour, nous envoie à sa suite, et mourant ou plutôt retournant à la Vie éternelle en disant à son Père : Moi, ton envoyé, Jésus-Christ… j’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donné à faire, et proclamant à la face du monde : Tout est accompli ! (Jn 17,3-4 ; 19,30). Qu’en est-il donc par rapport à la vie consacrée et que peut-on dire du lien qu’il y a entre mission et vie monastique ?

I. Recevoir sa mission monastique

Pour mieux situer cette problématique et pouvoir en parler de la manière la plus concrète possible et en forme de témoignage, comme cela m’est demandé, qu’on me permette tout d’abord de rappeler quelques moments particuliers ou faits plus marquants par quoi a pu se manifester, pour nos Fraternités monastiques, cette interaction étroite entre mission et vie consacrée.

L’Évêque approbateur

Le premier moment indicateur a été celui où, en juin 1974, il m’a été donné de rencontrer à nouveau le Cardinal François Marty, Archevêque de Paris, au retour de deux ans de vie érémitique, au Sahara [1]. J’étais parti, en quittant pour cela l’aumônerie universitaire de la Sorbonne à Paris, poussé au désert par l’Esprit, si je puis dire, pour y vérifier à travers un long temps de retraite et de prière en silence et en solitude, si ce que je sentais confusément en moi comme un désir était bien un appel de Dieu. La parole d’Isaïe : Me voici, envoie-moi ! habitait mon cœur. Mais cela répondait-il ou non à un appel de Dieu ? Au bout de deux ans, la question s’était éclairée, l’intuition avait mûri, le désir était devenu de plus en plus vif. Une sorte de conviction profonde m’habitait. Il m’a donc été facile de répondre d’emblée à mon archevêque me demandant avec un sourire avenant et peut-être un peu intrigué : « Alors, que devenez-vous ? », ce qui est alors spontanément venu sur mes lèvres : « J’aimerais être moine dans la ville… mais c’est peut-être un rêve un peu fou ? » Il y eut un silence, le visage du Cardinal devint étonnamment sérieux, joyeux et grave à la fois, comme regardant au loin. Et, posément, carrément, il me dit : « C’est d’accord ! »

Ma question n’était plus seulement une question. Mon désir n’était plus le mien propre. Ma conviction n’était plus celle de mon cœur. Je venais de recevoir en quelque sorte un ordre de mission ! J’ai compris ce jour-là le lien profond qu’il y a entre mission ecclésiale et vocation monastique.

Les Constitutions approuvées

Le deuxième moment qui m’a profondément fait prendre conscience de cela, c’est quand, après une longue et laborieuse attente – mais il en est toujours ainsi au début de la vie des Instituts –, le jour de la fête de la Présentation de la Vierge, le 21 novembre 1991, nous est parvenu le texte de nos Constitutions signé par le Cardinal J.-M. Lustiger, nous érigeant en Institut Religieux ad experimentum ; avant de devenir une érection définitive, après approbation des Congrégations romaines, le 31 mai 1996, fête de la Visitation. Nous avons compris alors, et tous ensemble, combien, effectivement, cette fois avec force juridique, l’Église hiérarchique nous donnait une mission. Les Fraternités Monastiques de Jérusalem ne vivaient plus un projet ; n’expérimentaient plus une intuition ; n’avançaient plus dans le sens de leur seule vocation. Elles venaient de recevoir une mission clairement codifiée par des Constitutions officialisant leur charisme propre et les érigeant en Institut Religieux d’inspiration monastique (§ 1 a), étant appelées monastiques en raison de leur enracinement dans la tradition monastique (§10 b).

Le mandat confié

Le troisième moment, à vrai dire déjà renouvelé bon nombre de fois, a été celui où nous nous sommes trouvés accueillis par une Église particulière, comme à Paris, en 1975, où un premier mandat et l’octroi d’une église nous ont été donnés en vue de vivre au cœur des villes au cœur de Dieu, en expérimentant un nouveau type de monachisme citadin. La même réalité a été vécue quand nous avons été similairement accueillis par l’évêque du lieu, dans son diocèse, à Bruxelles, Strasbourg, Florence, Montréal, Rome, ou encore Sens-Auxerre pour Vézelay, Coutances-Avranches pour le Mont-Saint-Michel, Blois pour Magdala et Faenza pour Gamogna. À chaque fois, la désignation d’une église pour accueillir nos liturgies, d’une maison pour abriter notre vie fraternelle, et la signature d’une convention ont précisé notre mission.

II. Vivre sa propre mission monastique

Qu’on me pardonne ces rappels peut-être par trop personnels. Chaque congrégation, ordre, institut ou société de vie apostolique, pourrait en effet rapporter sur ce plan autant de témoignages qui, tous, nous montreraient ce que j’essaie de dire : que toute vie monastique a une mission d’Église et se doit d’y répondre.

Mais quelle mission ? Et comment celle-ci est-elle en lien avec la vie consacrée ? La réponse se situe d’abord sur un plan général ou fondamental. Comme je l’ai dit, nous sommes tous des envoyés. Des envoyés du Christ qui nous appelle à être ses témoins (Ac 1,8). Nul ne peut se dispenser de cette exigence. Tout nous le rappelle dans l’Évangile et dans les lettres apostoliques. Tel est aussi l’impératif qui fait dire à Paul : Malheur à moi si je n’évangélise pas ! (1 Co 9,16). Aucun chrétien, fût-il moine, ne saurait faire l’économie de cet appel de l’Apôtre des nations.

Dans la vie monastique, cela revient, non pas à se lancer dans de grandes activités pastorales ou le montage de structures apostoliques, mais, comme l’a si bien dit frère Charles de Jésus, à « crier l’Évangile par toute notre vie ». Rien n’est finalement plus parlant et plus crédible que le témoignage silencieux, mais vécu, d’une vie donnée à Dieu. La vie monastique est baptismale et le moine n’est rien d’autre qu’un chrétien intégral qui s’efforce de prendre au sérieux le radicalisme évangélique. Si notre chasteté, notre pauvreté, notre obéissance sont réellement et joyeusement données, et si notre vie de prière est fervente, notre vie fraternelle vraie, elles évangélisent. Henri Bergson l’a bien vu : « Les saints n’ont pas besoin de parler, leur existence est un appel ». Fondamentalement donc, c’est en étant d’abord fidèles, et vrais, par rapport aux exigences de notre règle, de nos Constitutions, et plus généralement encore aux exigences de la parole de Dieu jusqu’à la pleine adhésion aux conseils évangéliques, que notre vie consacrée sera le plus efficacement en mission.

Pour le dire de manière plus concrète, dans le cadre de nos Fraternités Monastiques de Jérusalem, nous nous devons donc de vivre en acte et en vérité, au cœur des villes, pour y demeurer au cœur de Dieu. De faire de chacun des quinze chapitres qui composent notre Livre de Vie, une exigence de chaque jour. Nous avons, comme nous l’a si bien dit le Cardinal Marty, à être « des veilleurs éveilleurs », mettant notre prière dans la ville et la ville dans notre prière ; jusqu’à devenir des « éveilleurs réveilleurs », comme nous l’a écrit, non sans humour, le Cardinal Joseph Ratzinger devenu le pape Benoît XVI. À vivre de ce qui fait l’essentiel de toute vie monastique, au niveau de ses valeurs fondamentales, mais en restant ouvert aux appels de l’Église d’aujourd’hui et aux attentes du monde de ce temps.

On pourrait aussi rappeler combien, au long des siècles, par le témoignage de sa vie, la diversité de ses activités au plan culturel et social, son rayonnement spirituel et liturgique, le monachisme traditionnel, qu’il soit martinien, colombanien, bénédictin, clunisien ou cistercien, a profondément évangélisé les foules et construit une Europe chrétienne. En étant tout simplement ce qu’il est et comme en prolongement de soi. Il dépend toujours de nous, à travers la présence, le témoignage, le rayonnement de notre vie monastique, que l’Évangile de Dieu, qui est aussi l’Évangile du salut et l’Évangile de la paix [2] soit annoncé et proclamé. On ne peut venir boire chaque jour à la source d’eau vive de la Parole de Dieu et de l’Eucharistie, sans accepter que la margelle autour du puits soit large et accueillante. Afin que puissent également s’y abreuver tous les assoiffés de ces déserts des villes et des campagnes de notre Occident d’aujourd’hui.

III. Rayonner sa mission monastique

En face de ce monde post-moderne qui devient ce que l’on voit et de l’Église de ce temps qui vit ce que l’on sait, l’exigence de la mission, entendue cette fois dans le sens non plus de l’authenticité de vie par rapport à son charisme et à sa vocation, mais de l’annonce de l’Évangile, est devenue la grande priorité. Le monde monastique ne peut, lui aussi, que s’interroger très concrètement à ce sujet.

Que faire en effet, que dire, que penser, en face du rétrécissement du catholicisme, de la baisse de la pratique sacramentelle, de l’effondrement des vocations sacerdotales et religieuses, du syncrétisme dogmatique et spirituel, du relativisme moral et de cette « culture de mort » qui pourraient nous faire penser que nous sommes, sinon à « la fin de l’histoire » (comme d’aucuns ont voulu l’écrire), du moins à la fin d’un monde ayant, jusqu’à ce jour, typé la civilisation et la chrétienté occidentales ? Devant un tel état de fait, tout chrétien, quel qu’il soit, laïc ou consacré, au sommet de la hiérarchie ou à la base du peuple des croyants, est appelé à entrer en mission. À commencer par le monde monastique, s’il veut, tout simplement assurer sa survie !

Je ne me risquerai pas à dire ce que doit faire, dans son ensemble, la vie consacrée. Mais je veux bien essayer de dire ce que, au-delà des quelques considérations générales avancées plus haut, très concrètement nous essayons de vivre, dans nos Fraternités Monastiques de Jérusalem, pour assumer, en cet aujourd’hui de Dieu, l’impératif de l’urgence de la mission. Beaucoup s’y retrouveront sans doute.

Présence visible et solidaire au cœur de ce monde où nous sommes

La première exigence pour un « missionnaire » est d’être authentiquement ce qu’il veut être et d’être réellement perçu pour ce qu’il est. Si la vie monastique se doit d’être adossée au désert et d’abord orientée à la louange de Dieu, elle n’est pas appelée pour autant à rester inaccessible ou coupée du monde. La grande référence de nos Fraternités est dans cette prière de Jésus qui est devenue comme la charte de notre vie : Je ne te demande pas de les retirer du monde, mais de les garder du mal (Jn 17,15). On peut toujours en revenir à la belle définition d’Évagre le Pontique disant du moine qu’il est : « séparé de tous pour être uni à tous » [3].

Tout un témoignage passe, à l’évidence, quand ce monde qui nous entoure peut percevoir, en même temps, et cette rupture et cette communion. La rupture l’interpelle, car elle lui évoque un autre monde. Et la communion le touche, car elle lui révèle en son sein la présence d’un Dieu d’amour. Et c’est cela, déjà, qui fait « mission ».

Dans notre cas, le problème revient à cheminer sur cette ligne de crête, en s’insérant dans la ville, sans s’y diluer, et à s’en garder, sans s’en couper pour autant. Même à la campagne, le monachisme traditionnel d’aujourd’hui ne fait pas l’économie de cet écartèlement qui est le propre de tout chrétien en ce monde. Mais il est bon de rappeler justement à ce monde, devenu majoritairement urbain, que, si la plus belle image de Dieu est dans l’homme, c’est donc dans la cité des hommes que se situe la plus belle référence à Dieu. Jésus a été citadin et Marie, elle aussi, à sa suite. La grande majorité des saints (qu’on par courre le martyrologe) ont été des citadins. La ville est donc à sanctifier puisque Dieu peut nous y sanctifier. Une présence monastique, plantée au cœur des mégapoles, pour y aimer, prier, travailler, faire silence, accueillir, en y vivant la chasteté, la pauvreté, l’obéissance, l’humilité, la joie, peut donc être, de ce seul fait, et sans rien perdre de ses exigences, éminemment évangélisatrice.

C’est là que la question de la visibilité prend toute sa valeur. Une visibilité, non point de façade ou de principe, mais d’authenticité et de vérité. Dans un monde où tout s’affiche et se montre, il est de première importance que la vie monastique soit perçue pour ce qu’elle est. Le problème de l’habit est, de ce fait, bien plus important qu’il n’y paraît. Dieu sait si on a discuté sur le sujet, dans l’Église d’Occident, depuis trois ou quatre décennies. Qu’a donc gagné la vie consacrée à le rejeter ? Que n’a-t-elle pas gagné quand elle a su le retrouver ! Les hommes et les femmes, et les jeunes en tête, qui nous entourent, attendent de nous que nous ayons le courage d’apparaître à leurs yeux pour ce que nous sommes. Il y a là un signe, une référence, un témoignage qui peuvent être des plus éloquents et qui, sans parole, paisiblement, joyeusement, font également « mission ».

L’engagement dans une vie de travail, à la fois solidaire et contestataire

Le deuxième pilier de la mission, non pas dans l’ordre d’importance, mais de ce qui type visiblement notre monachisme citadin, est dans la place et la forme que le travail peut prendre en nos vies. L’adage traditionnel : « Ora et labora » nous rappelle, si besoin est, toute la place que le dit travail occupe dans la vie monastique. Toute l’Écriture est là, jusqu’à l’encyclique de Jean-Paul II Laborem exercens, pour nous en montrer l’importance. Et la vie quotidienne nous en rappelle l’impérieuse nécessité. Dieu travaille. Le Christ travaille. Le moine travaille [4]. Toute une mission passe donc aussi par ce chemin de vie.

Le message évangélique que peut dès lors porter le travail monastique sera d’autant mieux perçu que celui-ci sera vécu de façon à la fois solidaire et contestataire. Dans le monde d’autrefois, essentiellement agricole, artisanal et commercial, les moines ont partagé l’agriculture, l’artisanat et le négoce. On n’a pas de terres, d’ateliers, de grands magasins, quand on est un moine citadin. Or il faut bien assumer sa subsistance et prendre humblement sa part dans l’édification de la cité. Quel type de travail faut-il donc assumer pour qu’il soit aussi témoignage de vie ?

Il nous est d’abord apparu qu’il devait être solidaire et donc se vivre – d’autant que nous n’avions pas le choix –, comme pour la grande majorité des gens d’aujourd’hui, à travers le salariat. Mais nous avons vite senti qu’il devait aussi rester contestataire, en ce sens que nous n’avions ni à le mettre à la première place ni à le sacraliser. Notre première exigence est la vie fraternelle. Notre premier métier est la prière. Le silence est essentiel en notre vie. Le travail n’est donc, pour nous, que troisième ou quatrième. Nous ne sommes pas des prêtres-ouvriers. Nous ne cherchons pas à travailler pour gagner de l’argent, comme c’est le souci de beaucoup aujourd’hui, mais seulement pour gagner notre vie. Ainsi frères et sœurs sont-ils seulement à mi-temps, selon leurs compétences ou les possibilités offertes, professeurs, médecins secrétaires, ingénieurs, gestionnaires, libraires, informaticiens… Nous nous faisons aussi un devoir d’assumer par nous-mêmes toutes les tâches incombant à notre vie quotidienne : la cuisine, le ménage, l’intendance, l’accueil, la gestion, l’entretien à l’intérieur de nos communautés.

Il est étonnant de voir combien, tout à la fois, cette solidarité clairement perçue par l’entourage, et notamment dans les rangs des jeunes professionnels, qui ont sensiblement le même âge que la plupart des moines et des moniales de « Jérusalem », et cette contestation, peuvent interpeller et renvoyer à Celui au nom de qui nous avons choisi de vivre ainsi. Il est révélateur en tout cas que ce soit sur cela que fusent souvent les premières questions concernant notre mode de vie monastique. Toute une visibilité en ressort. Et par là même, comme de soi, le travail « fait mission ».

Le témoignage d’une existence vécue selon les conseils évangéliques

Présence visible au cœur des villes et solidarité contestataire dans le travail ne seraient rien sans la référence essentielle à une vie librement orientée selon les conseils évangéliques.

À ce niveau se situe tout d’abord le « quitte-tout » apostolique à travers lequel le Christ Jésus nous appelle à marcher à sa suite et fait de nous des envoyés. Sa parole répétant : Qui veut sauver la vie la perdra et qui la perd à cause de moi et la sauvera fait peut-être plus que jamais question, en ce monde où l’on voit bien que l’on ne gagne pas durablement et que l’on ne sauve rien définitivement si on ne sait pas le faire à l’écoute de Celui qui a les paroles de la vie éternelle. L’apostrophe de Jésus : Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il ruine son âme ? (Lc 9,25), qui a retourné le jeune François Xavier alors étudiant en Sorbonne, peut toujours parler au cœur des jeunes d’aujourd’hui, s’ils l’entendent de la part d’autres jeunes comme eux, qui la vivent franchement à travers leur vocation monastique.

L’important en effet, par rapport à ce que nous appelons ici la mission, est de se situer au niveau des réalités les plus réelles : c’est-à-dire non pas d’abord politiques, sociales, économiques, culturelles (pour importantes et respectables qu’elles soient), mais des réalités spirituelles. Celles qui touchent au plus profond et au plus durable du cœur de l’homme, « ce point inaliénable et aussi universel qu’immuable et que Jésus appelle notre âme. De tout le réel, c’est le plus réel » [5]. Il y a à cet égard une soif qui ne demande qu’à être étanchée ou à s’éveiller dans notre monde contemporain. Lui révéler que son âme est appelée au partage de la vie éternelle, voilà bien aussi notre mission monastique.

De cette espérance en la vie éternelle témoigne aussi l’engagement des trois vœux religieux. En face d’un monde érotisé, la virginité consacrée dit l’espérance des noces éternelles. Au milieu du consumérisme ambiant, le choix joyeux de la pauvreté rappelle l’existence d’un trésor dans le ciel. À l’encontre de tant de soif d’autonomie et d’indépendance, le lien de l’obéissance dit combien l’écoute de Dieu peut devenir un chemin de liberté. Quelle belle mission pour la vie monastique que de pouvoir, à la suite de Jésus à Nicodème, révéler le sens des choses de la terre et de lui partager sa lumière sur les choses du ciel (Jn 3,12) !

Le signe de l’amour fraternel comme reflet de l’amour du Père

Puisque l’essentiel de la mission évangélique consiste à proclamer que Dieu est amour et nous appelle au partage de ce même amour, c’est en vivant ce que l’on annonce que le message sera au mieux entendu et reçu. Jésus, qui est l’Évangélisateur suprême, tout Dieu qu’Il est, n’a pas voulu proclamer tout seul et par la seule parole, la Bonne Nouvelle du salut. Mais il l’a fait, entouré de frères, de disciples, de saintes femmes, et en les appelant à s’aimer en acte et en vérité.

À ce signe, tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour les autres (Jn 13,35). C’est là une des phrases les plus fondamentales du Nouveau Testament. Le contraste est saisissant, en effet, entre le signe qui est unique et la reconnaissance de ce signe par tous, qui est comme universelle. C’est que l’amour parle très fort, quand il est réellement vécu, au cœur de tout homme.

Les premières communautés chrétiennes, dont le livre des Actes nous fait le tableau [6], l’ont bien compris. Et c’est le partage de cette communion fraternelle, dans la simplicité, la pauvreté, la joie, découlant de l’amour de Dieu manifesté dans la fidélité à la fraction du pain et aux prières, qui leur a valu la faveur de tout le peuple. Que ne s’en est-on davantage souvenu au cours des siècles ! Tertullien nous rappelle éloquemment le cri admiratif des païens, disant à la vue des premiers chrétiens : « Voyez comme ils s’aiment ! » [7]. C’est dans la mesure où nos communautés religieuses, paroissiales, familiales, feront de même que ceux qui nous entourent, sans discours, entendront du fond du cœur quelque chose de ce message d’amour qui est la loi en sa plénitude. En ce sens, par leur vie tout orientée à la charité fraternelle, les monastères sont au premier rang de la mission que Dieu leur donne (Lc 10,25-37).

La lumière rayonnante de la prière personnelle et liturgique

Ce n’est pas pour rien que Jésus a eu l’audace de nous dire : Vous êtes la lumière du monde (Mt 6,14). Nous n’en sommes pas la source cependant, mais le reflet. Nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur et sommes ainsi transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur qui est Esprit (2 Co 3,18).

C’est la prière qui entretient en nous cette vive flamme d’amour. La prière personnelle, à ne pas mettre sous le boisseau, mais sur le lampadaire de notre cellule et de notre cœur. Et la prière liturgique qui doit briller à la face du monde comme une ville sise au sommet d’un mont. Alors, nous est-il dit, cette lumière brillant aux yeux des hommes, la vue de ces bonnes œuvres leur fera rendre gloire à Dieu (Mt 6,4-16).

« Prie au matin avec tes frères et sœurs avant d’aller au travail, avec ceux qui vont au travail, redisant : Je devance l’aurore et j’implore le Seigneur, j’espère en ta parole. Prie au milieu du jour, avec ceux et celles qui sont au travail, à la sixième heure où Jésus offrit sa vie pour toi et pour le salut du monde. Prie le soir, avec ceux et celles qui rentrent du travail, au seuil de la nuit et au commencement des veilles, faisant de tout eucharistie ».

On n’en finirait pas de dire combien la liturgie peut être évangélisatrice. Surtout quand elle est célébrée au cœur de la cité, s’ouvrant à la fois aux richesses spirituelles de l’Orient et de l’Occident pour mieux « respirer des deux poumons » [8] ; célébrée par des moines et des moniales offrant par là même un témoignage de pureté dans l’amitié et en communion avec toute une assemblée. En rendant ainsi la parole à Dieu, celle-ci qui est Lumière et Vie, touche d’elle-même les âmes, éclaire les esprits et réconforte les cœurs. La mission s’accomplit.

Le témoignage de la joie évangélisatrice

Il est plus qu’étonnant, il est révélateur, de voir combien l’Évangile de Dieu est tout du long, tissé de joie. De l’Annonciation à la Résurrection, des chants angéliques dans la nuit de la Nativité du Seigneur à leur sourire au matin de l’Ascension, de la noce de Cana où l’eau est changée en vin à l’allégresse de Pentecôte où les apôtres brûlent d’enthousiasme, de la proclamation des béatitudes aux promesses de Jésus voulant que sa joie soit en nous et que notre joie soit parfaite (Jn 15,11), que nul ne puisse nous la ravir (6,22) et qu’on possède en nous-mêmes sa joie en plénitude (17,19), tout traduit la grande joie de cette Bonne Nouvelle (Lc 2,10), apportée par le Fils de Dieu à la terre des hommes.

Peut-être n’avons-nous pas pris encore assez conscience, dans l’Église, combien c’est là ce que Dieu, le premier, attend de nous. Paul ne s’y est pas trompé en tout cas, quand il nous dit : Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous. Votre sérénité dans la vie doit frapper tous les regards (Ph 4,4). Chacun sait qu’un saint triste est un triste saint ! Comme le monde est touché dans sa « vallée de larmes », comme dit le Salve Regina, quand se révèle à lui la joyeuse figure d’un Jean Baptiste, proclamant sa joie parfaite, d’un François d’Assise, lui faisant écho, d’une Thérèse d’Avila, avec ses castagnettes, d’un Philippe Néri, avec sa jovialité, d’un Louis de Gonzague, rayonnant de sérénité !

Voilà ce que l’on attend encore et toujours de la vie consacrée. Si nous sommes portés par la foi en la présence du Christ chaque jour avec nous jusqu’à la fin du monde et l’espérance de ce ciel qui nous attend où il nous a préparé une place, il faut que cela puisse s’inscrire sur nos visages et en nos cœurs. Nous ne regrettons pas, en tout cas, que le dernier chapitre de notre Livre de Vie, tout entier consacré à la joie, nous en rappelle la douce et forte exigence. Notre mission au cœur du monde est d’être les témoins de cette joie et, par elle, les annonciateurs de la bienheureuse espérance (2 Th 2,16).

Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait

Cet impératif du Christ Jésus peut nous paraître sans appel et sans partage. Heureusement, c’est un futur : esesthe, vous serez. Nous avons donc toute la vie pour le devenir, avec sa grâce, dont la force triomphe dans notre faiblesse. Nous allons sur ce chemin de perfection, en passant par les cahots de nos imperfections.

La sainteté ne s’adresse en effet qu’à des pécheurs, puisque nous sommes tous pécheurs et que Dieu seul est saint : Tu solus sanctus. Notre sainteté ne peut donc consister qu’à accueillir la sienne. C’est cela la conversion qui, au jour le jour, nous réoriente sans cesse vers Lui.

Voilà ce dont nous sommes aussi les témoins et par quoi, si nous le vivons, nous devenons des témoins fidèles et vrais, à l’exemple du Christ, notre Frère aîné, et par la grâce de l’Esprit répandu à profusion dans nos cœurs. Ayons le courage de le reconnaître : l’urgence majeure de l’Église en face de l’évangélisation du monde n’est pas du côté de l’hostilité ou de l’indifférence du monde, du manque de moyens ou de l’inadaptation des structures. Son problème majeur n’est pas au dehors. Il est au dedans d’elle-même. Au plus profond de chacun de nos cœurs. Le pire ennemi de la chrétienté est du côté de sa propre tiédeur. Rien n’a plus retardé l’évangélisation du monde que nos manques de foi, d’espérance, de droiture, de vérité, de pureté et, par-dessus tout, de charité. En un mot : notre médiocrité.

Nous devons en revenir sans cesse à l’apostrophe du Christ à l’Église de Laodicée, qui dit vomir les tièdes (Ap 3,14-22). Il est sûr qu’il n’est pas facile de tenir à notre tour le même discours et moins encore de vivre cet appel vibrant à la ferveur et à la sainteté ! Mais au moins devons-nous en avoir le désir. Tout nous le rappelle dans la vie monastique dont nous aimons dire qu’elle est à la fois spirituelle et angélique, eschatologique et prophétique… Il ne s’agit pas d’être des héros. Il faut accepter de se laisser saisir par Dieu, de ne plus le lâcher, et de se laisser conduire, en vivant simplement, au jour le jour, ce qui lui a été promis, le jour de notre profession : « Seigneur, je fais vœu de ne plus faire qu’un avec toi ». Disons-le sans fard ni présomption, courageusement et humblement : le monde attend de nous que nous soyons des saints. Car, à cette même sainteté, tout homme est appelé. Voilà notre première mission à vivre et proclamer.

*

La mission de la proposition

Un dernier mot pour conclure. Dans la mission qui est la nôtre par rapport à la vie monastique, une des plus urgentes et des plus immédiates est sans doute devenue ce qu’on pourrait appeler la mission de la proposition.

Dans une interview récente, sœur Noëlle Hausman relève que « en Belgique la moyenne d’âge des religieuses est de 75 ans ! » Et elle précise encore : « Au Québec, il n’y a plus de novices et on a calculé qu’en 2032 la dernière religieuse serait morte » [9]. Espérons quand même que la race monastique ne va pas connaître le sort du « Dernier des Mohicans » ! L’histoire nous montre que l’Église en a vu d’autres. Mais il est sûr qu’un réveil et un sursaut s’imposent. Notre mission à tous est donc, dès lors, celle de la proposition. La proposition joyeuse et claire, confiante et forte, humble mais convaincue, de l’appel à la vie consacrée. Plus que jamais la voix du Christ, par nous, doit retentir : Toi, suis-moi ! Voilà aussi notre mission première et dernière dans la vie monastique !

[1Très exactement dans les montagnes du Hoggar, sur le plateau de l’Assekrem, à près de 3.000 mètres d’altitude, à 85 km par la piste de Tamanrasset.

[2Ep 1,13 ; 6,15 ; 1 P 4,17.

[3Évagre Le Pontique, Chapitres sur la prière, 124. C’est là d’ailleurs ce que le monachisme traditionnel a toujours cherché à vivre, soit en vivant au cœur des villes, comme ce fut le cas dans la majeure partie de son histoire (cf. Sources Vives n° 89, « Moines et moniales dans les villes »), soit en s’installant à la campagne, essentiellement à partir du milieu du XIXe siècle (cf. Pierre-Marie Delfieux, Moine dans la ville, Bayard, 2003, ch. I et III).

[4Jérusalem – Livre de Vie, ch III, § 23 et ss, Cerf, Paris, 6e éd. 2000, p. 32-37.

[5Jérusalem – Livre de Vie, ibidem, ch. XIII, § 157 c.

[6Ac 2,42-47 ; 4,32-35 ; 5,12-16.

[7Tertullien, Apologétique 39 ; 7.

[8Jean-Paul II, Exhortation Apostolique Orientale Lumen.

[9Isabelle De Gaulmyn, « Entretien avec Sœur Noëlle Hausman, La vie religieuse semble devenue insignifiante en Occident », La Croix, mercredi 14 novembre 2007.

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