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La paternité spirituelle dans la tradition monastique occidentale

Michel Van Parys, o.s.b.

N°2009-1 Janvier 2009

| P. 25-40 |

Après nous avoir confié sa conférence sur « la paternité spirituelle au défi du monde contemporain », proposée dans le Grand Nord russe à un auditoire orthodoxe (VsCs 78, 2006-1, 5-17), l’actuel directeur de la revue Irenikon nous offre, avec cette présentation de la paternité spirituelle bénédictine, le volet occidental de la même tradition. Ici, l’abbé est père et pasteur, entouré d’anciens, mais c’est toute la communauté qui devient icône maternelle de l’Église ; la figure concrète de saint Benoît l’atteste, y compris dans sa relation à sa sœur Scolastique, avec cet épisode célèbre où « saint Benoît a trouvé son maître spirituel en sa sœur ».

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Le titre donné à cette conférence défie le simple bon sens. Plusieurs volumes ne suffiraient pas à esquisser les contours d’une tradition vécue dont nous ne saisissons plus que les traces écrites, pourtant très abondantes. Comme en Orient chrétien, la paternité et la maternité spirituelles dans le monachisme latin, relèvent du mystère de l’engendrement charismatique à la vie en Christ. Ses modalités sont imprévisibles et infiniment variées, parce que toujours personnelles, au gré de l’Esprit. Pourtant à l’exemple des généalogies dans la Bible, nous pouvons discerner des grandes « lignées » spirituelles, des familles spirituelles. Ajoutons aussi que la vie monastique est loin d’être l’unique lignée spirituelle dans l’Église latine. Il suffira de rappeler saint Bruno, saint François d’Assise, saint Dominique, saint Ignace de Loyola, sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, et tant d’autres.

Introduction

Mieux vaut donc se limiter à une grande figure de paternité spirituelle du monachisme occidental. Tout naturellement, saint Benoît de Nursie se présente à l’esprit. Pour qui vit dans sa tradition monastique, il reste un père proche et aimé. Par ailleurs son influence sur le monachisme latin a été profonde et durable, jusqu’aujourd’hui.

Saint Benoît a vécu en Italie centrale à une époque de troubles politiques et économiques. Né à Nursie (Norcia) vers 480, il fait, après quelques études à Rome, un premier essai de vie ascétique, bientôt suivi d’une retraite érémitique de trois ans. Élu abbé d’une communauté (Vicovaro), il essuie un échec cuisant. Retourné à la solitude, son charisme rassemble bientôt des groupes de disciples à Subiaco. A une date difficile à préciser, il quitte ces premières fondations pour le Mont Cassin où il fonde une nouvelle communauté. Son rayonnement spirituel s’étend cependant au-delà de son propre monastère. Il meurt entre 550 et 560. Il est donc contemporain, dans cette première moitié du VIe siècle, des grands moines de Gaza (Barsanuphe et Jean, Dorothée). Il est important d’observer que saint Benoît, plus de deux siècles après l’anachorèse de saint Antoine le Grand, se considère lui-même comme l’humble disciple des Pères monastiques qui l’ont précédé (RB 73).

Nous possédons deux témoignages écrits sur la paternité spirituelle de saint Benoît : la Règle qu’il a rédigée lui-même et dont maints détails attestent l’élaboration progressive, et la Vita écrite par saint Grégoire le Grand (Dialogue en grec), véritable icône littéraire d’après des témoignages recueillis auprès des fils spirituels du saint patriarche des moines d’Occident. La tradition monastique latine a considéré ces deux écrits comme complémentaires. Quoi qu’il en soit des problèmes soulevés par l’historiographie moderne, la tradition spirituelle vivante les a reçus ensemble, s’éclairant l’un l’autre. L’Orient byzantin a connu la Vie grâce à la traduction du latin en grec par le pape Zacharie († 752). Cette traduction grecque, qui a connu une diffusion assez importante, a été traduite à son tour aux IXe-Xe siècles en slave ancien, et plus tard en géorgien et en arménien. Des extraits de la Vie se retrouvent dans certains grands florilèges spirituels byzantins, tels ceux de Paul Evergetinos et de Nicon de la Montagne Noire. La liturgie byzantine vénère la mémoire de saint Benoît le 14 mars. Il est un saint moine de l’Église indivise.

Saint Benoît est l’héritier d’une tradition spirituelle qui le précède. Lui-même cite explicitement ses modèles : les saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, les Pères du Désert, saint Jean Cassien, saint Basile le Grand (RB 73). La Vita rapporte qu’au début de sa vie érémitique il a reçu l’habit monastique d’un certain moine du nom de Romain, lui-même disciple d’un certain abbé Deodatus. Le moine Romain l’approvisionne en cachette de pain, et sans doute aussi, l’initie au combat spirituel (Dial. II, 1, 4-5). A son tour, saint Benoît a initié une tradition de paternité spirituelle. Il faudrait évoquer ici la pléiade des grands saints monastiques de cette tradition plurielle, de saint Grégoire le Grand au bienheureux Columba Marmion, en passant par saint Bernard, saint Romuald, saint Jean Gualbert, et beaucoup d’autres.

La paternité spirituelle de saint Benoît selon saint Grégoire le Grand. Un premier regard

La Vita, comme l’a bien montré le père Adalbert de Vogüé, est une « icône littéraire » de la vie de saint Benoît. Elle décrit la montée spirituelle du patriarche des moines d’Occident, du renoncement au monde jusqu’au trépas et à l’entrée dans la gloire. Une lecture un peu superficielle se laisse d’abord impressionner par les miracles opérés par le saint. Une lecture attentive découvre ensuite les étapes spirituelles de son combat spirituel : la victoire sur les pulsions de la luxure et de la colère, l’amour des ennemis, la compassion pour les pauvres et les infirmes, la cardiognosie, la patience, la vision mystique et la sainte mort.

A la fin de la Vita saint Grégoire le Grand mentionne le fait que saint Benoît a écrit une Règle (canons en grec !). Le pape, dont il n’est pas déraisonnable de penser qu’il a vécu dans la tradition de paternité spirituelle de saint Benoît, caractérise la Règle laissée par saint Benoît par deux traits : un discernement remarquable et une doctrine spirituelle fruit d’une expérience authentique.

« Il a écrit une Règle des moines remarquable par son discernement » (Dial. II, 36). Ces quelques mots appellent plusieurs remarques. Le mot regula en latin tardif chrétien possède une richesse de sens bien plus large que le vocable « règle » en français. La regula, c’est d’abord les normes et les commandements de vie que la Parole de Dieu dans les Saintes Écritures impose à la vie des chrétiens et des moines ou moniales. La regula désigne aussi la tradition orale dans une société monastique (RB 7, 55 : communis regula) La Vie de saint Antoine, mise par écrit par saint Athanase d’Alexandrie, devient une regula exemplaire pour les moines. La parole de l’abbé peut devenir une regula. Enfin, et c’est le sens habituel de regula aujourd’hui, il s’agit de la Règle, à savoir d’un écrit normatif pour moines et moniales et leurs supérieurs qui prescrit dans le concret du quotidien comment prier et travailler, obéir et vivre ensemble. Cette Règle s’inspire dans le cas de saint Benoît de traditions monastiques antérieures. Comme tout réformateur monastique, saint Benoît a opéré un discernement dans ces traditions et coutumes monastiques, foisonnantes et partiellement divergentes.

A ses yeux, le chemin du moine est celui de l’humble obéissance, parce qu’il a été celui du Christ. L’humilité est le cœur mystique de la Règle (RB 7), comme dans la « Lettre aux fils de Dieu » de saint Macaire d’Égypte, et elle se vit dans l’obéissance et le service (RB 5 ; RB 71, 2 « … les moines sauront qu’ils iront à Dieu par cette voie de l’obéissance »). C’est dans ce sens que le discernement de Benoît a été remarquable. Son sens de la mesure, sa discrétion, en sont le fruit.

Le pape Grégoire souligne de plus que la Règle écrite par saint Benoît est le fruit de son expérience vécue : « le saint homme n’a aucunement pu enseigner (le pape Zacharie traduit en grec : « enseigner ou former ») autrement qu’il n’a vécu ». La doctrina (enseignement ou formation), jointe à l’exemple de la conversion (cf. Act 1,1), se retrouvent comme critères dans l’élection de l’abbé (RB 64, 2) et du service abbatial (RB 2, 4-5. 11-12). Nous y reviendrons, comme nous reviendrons sur la figure de la paternité spirituelle de saint Benoît dans les Dialogues (Dial. II).

L’abbé comme père spirituel dans la Règle (RB 2 et 64)

Le chapitre 2 de la Règle propose un portrait de l’abbé. Le chapitre 64 parlant de l’élection de l’abbé (par la communauté) propose un nouveau portrait de l’abbé. Les traits essentiels restent les mêmes : responsabilité, doctrine et exemple, conduite du troupeau du Christ, fermeté et flexibilité dans la conduite pastorale. La RB 64 adoucit cependant les traits de l’abbé, serviteur du Christ et de ses frères. Sa prudence sage, son discernement teint de discrétion et sa miséricorde sont davantage soulignés. Indubitablement, saint Benoît a évolué au cours des longues années de son service abbatial dans le sens d’une plus grande bonté. On pourrait supposer par ailleurs que saint Benoît s’est laissé inspirer toujours davantage au fil des ans par les modèles d’autorité en Église recommandés par saint Basile le Grand et saint Augustin d’Hippone.

« L’abbé qui est jugé digne de diriger le monastère doit se rappeler toujours le titre qu’il porte et réaliser par ses actes le nom de supérieur. Car, dans la foi, il est le lieu-tenant du Christ (Christi… vices… agere… creditur), puisqu’on l’appelle de son nom même, selon cette parole de l’apôtre :‘Vous avez reçu l’esprit des fils d’adoption, par lequel nous crions : Abba, Père’(Rom 8,15 ; Gal 4,6) ».

Le modèle de l’abbé bénédictin est le Christ-Père. Benoît ne fait que reprendre sur ce point une tradition patristique très ancienne. Le Christ est le père et le maître de tout chrétien, puisque sa croix et sa résurrection l’engendrent à la vie authentique et puisque son Esprit l’instruit de la doctrine de vie. Le Prologue de la Règle le confirme. On ne sait si c’est le Christ ou l’abbé qui y prend la parole et qui s’y désigne lui-même comme « maître » (magister) et comme « père affectueux » (pius pater). En effet, toute la doctrine implicite de saint Benoît sur la paternité spirituelle est suspendue à une conviction fondamentale : la paternité spirituelle de l’abbé, et comme nous le verrons, des anciens spirituels (seniores spirituales) {}, est suspendue à la paternité spirituelle du Christ. Cela explique aussi les sévères mises en garde de saint Benoît à l’adresse de l’abbé qui peut faillir dans son service. Toutes les indications ultérieures sur le père spirituel découleront de cette vision première.

– L’abbé enseigne. Il n’enseigne pas sa propre doctrine, mais celle de l’unique Maître, le Christ Jésus. « L’abbé ne doit… rien enseigner, établir ou commander qui s’écarte des préceptes du Seigneur… » (RB 2, 4). L’abbé n’est donc un maître que dans la mesure où lui-même se fait disciple du Maître, le Christ. La Parole, Jésus en personne, dans la force de l’Esprit Saint, crie et interpelle les moines à vivre dans l’obéissance à l’Évangile. Au centre du Prologue de la Règle se trouve l’expression « sous la conduite de l’Évangile » (RB Prol. 31 : per ducatum Evangelii). L’abbé, lui aussi, est d’abord un disciple à l’écoute du Seigneur et de ce que l’Esprit dit aux Églises (RB Prol. 11). La doctrina abbatis (l’enseignement de l’abbé) est l’application bien discernée de la loi de Dieu et elle s’adresse aussi bien à chaque moine dans sa situation concrète spirituelle, psychologique et physique, qu’à la communauté toute entière. La prédication de la Parole de Dieu rassemble cette dernière autour du Christ et apprend à chacun à ne rien préférer à l’amour du Christ (RB 4, 21 ; 72, 11).

– La paternité spirituelle de l’abbé, à l’image de celle du Christ, est celle du bon pasteur. Saint Benoît a affronté des situations douloureuses. Des conflits peuvent surgir dans les communautés, à l’occasion desquels l’abbé devra corriger et même sanctionner des moines, en les privant de la prière liturgique et de la table commune. Mais ce devoir de correction ne le dispense pas de courir à la recherche de la brebis perdue (RB 27). Il enverra des moines éprouvés pour consoler le frère révolté, qui n’est pas un délinquant mais un malade. Il fera preuve de la plus grande compassion pour lui et le reconduira à la communion fraternelle (cf. Lc 15, 4-7).

– Saint Benoît se montre énergique dans la correction des fautes et de vices, et il rappelle l’exemple du prêtre Héli à Silo. La correction sera cependant proportionnelle à la gravité des fautes et à la capacité de comprendre des frères. Le chapitre 2 est rigoureux. Il faut couper les abus à la racine (RB 2, 26). Le chapitre 64, plus miséricordieux, recommande de corriger avec prudence et sans excès (RB 64, 12-15), car il s’agit pour l’abbé de haïr les vices et d’aimer les frères (RB 64, 11). Toute correction est en effet médicinale.

– L’abbé est invité à prendre soin des personnes que le Christ lui confie. Le vocabulaire de l’empressement pastoral revient souvent : cura, sollicitudo, diligentia. Ce soin porte sur les personnes. Il porte aussi sur le bien commun de la communauté. Un passage de RB 64 est particulièrement éloquent à cet égard. « Dans ses commandements, l’abbé sera prévoyant et circonspect. Dans les tâches qu’il distribuera, qu’il s’agisse de celles de Dieu ou de celles du monde, il se conduira avec discernement et modération, et se rappellera la discrétion du saint patriarche Jacob qui disait : ‘Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront tous en un seul jour’ (Gen 33,13) » (RB 64, 17-19). Le discernement est la vertu-mère (RB 64, 19). Il faut aller de l’avant sur le chemin vers le Royaume, ensemble (cf. RB 72, 12), sans décourager les frères plus faibles à cause du rythme forcené, sans exaspérer les frères plus fervents par la lenteur de la marche.

Il est tout à fait caractéristique des choix de saint Benoît que la gestion (le management) matérielle du monastère relève de la responsabilité spirituelle de l’abbé. Bien sûr, il doit déléguer les tâches à des frères, au cellérier, à l’infirmier, au sonneur, etc… Mais tout a une portée spirituelle dans cette maison de Dieu qu’est le monastère. « Le cellérier regardera tous les objets et tous les biens du monastère comme les vases sacrés sur l’autel » (RB 31, 10). La Règle voit cependant aussi le danger de cette approche holistique : l’abbé, père spirituel de la communauté, peut être tenté de donner plus d’importance au bien-être matériel qu’à la croissance spirituelle du monastère (RB 2, 33-34). La tranquillité de la communauté, il s’agit de la pax benedictina, dépend du bon ordre (ordo au sens augustinien d’harmonie) des choses et des services. L’agencement du spirituel et du matériel s’exprime magnifiquement dans une phrase du chapitre sur l’accueil des hôtes : « Pour prendre soin du logement des hôtes, on désignera un frère, dont l’âme soit remplie de la crainte de Dieu. Il y aura des lits garnis en nombre suffisant. Ainsi la maison de Dieu sera administrée sagement par des sages » (RB 53, 21-22).

– Le service de l’abbé n’est pas sans danger pour sa propre âme. Saint Benoît n’idéalise pas le père spirituel. Il doit toujours avoir présent à l’esprit qu’il est lui-même un pécheur, fragile (RB 64, 13). C’est pourquoi il donnera plus de place à la miséricorde qu’à la sévérité (RB 64, 10). A force de prêcher la Parole de Dieu aux autres, il finira par y obéir lui-même (RB 2, 13. 40)

Nous avons déjà appris que l’abbé ne doit pas se dérober à sa responsabilité spirituelle en faisant plus de cas des soucis matériels que du bien spirituel (RB 2, 33-36). La paternité de l’abbé ne doit pas non plus tourner à la tyrannie : « il doit savoir qu’il a reçu le soin d’âmes malades et non une autorité tyrannique sur des âmes saines » (RB 27, 6). Le terrible chapitre 65 de la Règle sur les conflits dévastateurs entre l’abbé et son second se conclut par une mise en garde contre la jalousie : « que l’abbé… songe qu’il doit rendre compte à Dieu de toutes ses décisions, de crainte que le feu de l’envie ou de la jalousie ne vienne à brûler son âme » (RB 65, 22). L’abbé, consciemment ou inconsciemment, peut succomber à la jalousie. La jalousie chez celui qui est investi d’une autorité ne respecte pas la croissance de l’autre, méconnaît l’œuvre de l’Esprit en lui. La jalousie entre pères spirituels n’est pas rare. Saint Benoît se montre même attentif à la bonne santé psychique de l’abbé : « qu’il ne soit ni turbulent, ni inquiet, ni excessif, ni opiniâtre, ni jaloux, ni trop soupçonneux ; sans quoi il n’aura jamais de repos » (RB 64, 16).

Un des traits frappants de la Règle est son insistance sur le jugement de Dieu : l’abbé rendra compte, comme l’économe de la parabole (Lc 12, 41-46 ; cf. RB 64, 7), au tribunal de Dieu de tous ses actes. Il sera jugé, et il ne doit jamais l’oublier.

– Ce dernier trait explique enfin l’importance que revêt pour saint Benoît la consultation de la communauté par l’abbé. Il ne s’agit en cela pas tant d’une anticipation de la démocratie que d’une disponibilité à l’Esprit Saint dans la recherche de la volonté de Dieu. L’abbé consultera pour des affaires importantes toute la communauté (chapitre) et pour celles de moindre importance, le conseil des anciens (RB 3). Le chapitre 3 de la Règle a donné lieu dans l’histoire à des développements institutionnels importants, de type juridique, qui limitent le pouvoir de l’abbé. Ce qui importe pour notre propos ici, c’est de remarquer qu’un certain droit monastique (Constitutions) protège et garantit la liberté chrétienne des personnes, tout en s’ouvrant à l’imprévisible de la visite de Dieu. Ainsi un moine étranger, de passage dans la communauté, peut être envoyé par Dieu, pour la corriger. « Si ce moine venait à reprendre ou à remontrer quelque chose, et qu’il le fit avec raison et avec l’humilité de la charité, l’abbé examinera la chose avec prudence ; car c’est peut-être pour cela même que le Seigneur l’a envoyé » (RB 61, 4).

On pourrait longuement affiner ce portrait de l’abbé comme père spirituel dans la Règle de saint Benoît. Qu’il nous suffise de souligner une évidence qu’il est utile de formuler. Saint Benoît a fondé des monastères de cénobites. Consciemment il a choisi de réunir (idéalement) dans la personne de l’abbé le supérieur de la communauté et le père spirituel. Ce choix cependant est tempéré par la présence (souhaitée) dans la communauté monastique d’anciens spirituels.

Les « anciens spirituels »

Les anciens jouent un rôle important dans la communauté monastique. Ils sont objet de vénération dans le monastère (RB 4, 70 : seniores venerare).

Leur ministère est d’abord spirituel. Dans un chapitre consacré à l’aveu spontané des accidents matériels causés par des frères (RB 46, 1-4), saint Benoît en vient à parler des fautes cachées. « Mais s’il s’agit d’un péché secret de l’âme, il s’en ouvrira seulement à l’abbé ou aux anciens spirituels, qui sachent guérir et leurs propres blessures et celles des autres, sans les découvrir ni les divulguer » (RB 46, 5-6). Deux constatations s’imposent de prime abord : l’abbé n’est pas l’unique père spirituel dans la communauté et tous les moines anciens ne sont pas des pères spirituels.

Saint Benoît se réfère à l’ouverture du cœur, qu’il ne limite pas aux seuls confrères jeunes. Tous doivent y recourir. Il l’avait déjà recommandée dans le chapitre sur les outils de l’art spirituel : « Briser aussitôt contre le Christ les pensées mauvaises qui surviennent dans le cœur, et s’en ouvrir à un ancien spirituel » (RB 4, 50). Le moine, comme tout chrétien, doit garder son cœur, car c’est de lui que surgissent les pensées mauvaises, enseignait déjà Jésus (Mt 15, 19). Le Christ est le premier recours dans la tentation. Il est le rocher contre lequel il faut briser les tout jeunes rejetons des pensées inspirées par le diable (RB Prol. 28, avec une allusion au Ps 136, 9 et à 1 Cor 10, 4, conformément à une exégèse patristique). La médiation humaine de l’ouverture du cœur (exagoreusis) à un père spirituel n’est pas moins nécessaire. Il s’agit là d’une tradition imprescriptible venant de saint Antoine et des Pères du désert (Jean Cassien, Conférences II, 10), que la Règle inculque encore au 5e degré d’humilité (RB 7, 44-48). Une pensée exprimée, jugée par un sage discernement, perd sa puissance d’illusion ou de nuisance.

Dans RB 46, 5-6, saint Benoît parle moins de l’ouverture du cœur que des qualités de l’ancien spirituel. Ce dernier doit imiter le Christ Médecin (cf. RB 27). Il doit maîtriser la science de la guérison spirituelle. Cette science s’acquiert par la reconnaissance de ses propres péchés et faiblesses, qui sont autant de blessures de son âme. Le médecin spirituel est donc un frère qui est pleinement conscient de son propre état de pécheur pardonné (cf. RB 7, 12e degré d’humilité), qui a d’abord éprouvé lui-même les remèdes et obtenu la guérison. Il ne condamne pas, il soigne avec lucidité et compassion. Conscient de sa propre fragilité (cf. RB 64, 13), il se fait humblement proche de la souffrance d’autrui. Mais cela ne suffit pas : encore faut-il qu’il se montre délicat en gardant une discrétion sans faille. « Ni découvrir, ni divulguer » les secrets du cœur. Il ne s’agit pas seulement de ne pas humilier publiquement un frère (cf. RB 23, 2 et 27, 3 : secrete), mais surtout de maintenir cette confiance absolue du disciple dans le maître spirituel.

Au-delà de l’ouverture du cœur, habituelle, se présentent des situations dramatiques. Il arrive que des frères pour des fautes graves soient exclus par l’abbé de la prière liturgique et de la table fraternelle. Saint Benoît consacre un ensemble de chapitres (RB 23 à 30) aux sanctions, toujours médicinales, qui se montrent parfois nécessaires en communauté. Le fait suggère que cela n’était pas si rare que cela. Dans ce cas encore le saint invoque l’intervention des anciens spirituels.

« L’abbé prendra le plus grand soin des frères fautifs, parce que ‘ce ne sont pas les biens portants qui ont besoin du médecin mais les malades’ (Mt 9,12). C’est pourquoi il doit, comme un sage médecin, user de tous les moyens. Il enverra des « senpectes », à savoir des frères anciens et sages. Ces derniers consoleront en particulier le frère ébranlé et l’engageront à une humble satisfaction. Ils le consoleront pour qu’il ne s’enfonce pas dans une tristesse profonde ; mais comme le dit l’apôtre : ‘on redoublera de charité envers lui’ (2 Cor 2, 7-8). Et tous prieront pour lui » (RB 27, 1-4).

Deux fois saint Benoît emploie le verbe « consoler ». L’abbé qui a dû prononcer l’excommunication d’un frère ne peut intervenir lui-même. D’autres le feront, les « senpectes » (quel que soit le sens de ce mot latin). Face à la tristesse découragée, que Benoît redoute tant, l’« ancien spirituel » cherchera à réconforter le frère en difficulté. Il est avant tout un malade qu’il faut aider. On l’incitera à se ressaisir. Toute la communauté le portera dans la prière.

Ailleurs encore la Règle parle plus sommairement des anciens. Le novice est confié à « un ancien apte à gagner les âmes et qui veille sur lui très attentivement » (RB 58, 6). La tournure biblique « gagner son frère » (Mt18, 15) est toute proche. L’ancien en charge des novices doit donc s’efforcer de conduire le candidat au Christ et discerner l’authenticité de sa recherche de Dieu.

Si la communauté est grande, saint Benoît prévoit l’institution de « doyens », qui partagent et allègent les responsabilités de l’abbé (RB 21). Les qualités requises des doyens sont celles de l’abbé et des anciens spirituels : l’estime des frères, une vie monastique exemplaire, une sage doctrine (RB 21, 1-4). L’abbé les nomme non en vertu de leur ancienneté dans la communauté mais en vertu de ces qualités. Ces critères montrent, s’il en était encore besoin, que l’ancien spirituel n’est pas nécessairement un moine ancien par l’âge ou par la profession (cf. RB 3).

Le rôle des anciens spirituels, pas plus que celui de l’abbé, n’est uniquement spirituel. Ils veillent aussi sur la bonne observance dans la communauté. Ils sont discrètement présents la nuit au dortoir des frères (RB 22, 3 et 7). Ils sont les premiers, avant l’abbé, à reprendre les frères récalcitrants, désobéissants, orgueilleux ou murmurateurs (RB 23, 1-2). Pendant les heures de la lectio divina, ils veilleront à ce que les frères s’y appliquent réellement et à ce que personne par sa dissipation n’empêche autrui de la faire (RB 48, 17-18). Lorsque l’abbé mange avec les hôtes, les anciens mangeront avec les frères au réfectoire pour prévenir les désordres possibles (RB 56, 3).

Une autre touche au portrait de l’ancien spirituel se rencontre à propos des portiers du monastère. « A la porte du monastère on placera un sage vieillard, qui sache recevoir et rendre un message, et dont la maturité le garde de courir çà et là » (RB 66, 1). Le frère portier assure le premier accueil de l’hôte qui est le Christ. La qualité de cet accueil est d’une importance toute évangélique pour la communauté. Saint Benoît souligne l’esprit surnaturel de son hospitalité : « avec toute la douceur que la crainte de Dieu inspire, il se hâtera de répondre avec une charité fervente » (RB 66, 4). Il relève aussi ses qualités naturelles : la capacité d’écouter vraiment un message, de le transmettre objectivement, de répondre à des questions… La très grande densité des communications ne rend pas plus facile la tâche des portiers aujourd’hui… Les allées et venues, les appels téléphoniques, les courriels, etc., émiettent sa journée, au risque de lui faire perdre le goût de la prière, de la lectio divina, du travail. Qu’il ait donc une vraie maturité spirituelle et humaine.

Il manque cependant un dernier trait essentiel à ce portrait des anciens spirituels : aimer les plus jeunes (RB 4, 71 : iuniores diligere). Saint Benoît reprend la recommandation dans le chapitre sur le rang à garder en communauté : « les jeunes… honoreront leurs aînés et les anciens auront de l’affection pour leurs cadets » (RB 63, 10… priores minores suos diligant). Il n’est pas facile de cerner le sens précis du vocabulaire de la dilection dans la Règle. Il indique sans doute la bonté affectueuse des moines anciens pour les plus jeunes. De quoi cette dilection est-elle faite ? De confiance et d’espérance certainement. Il s’agit là des présupposés mêmes de toute tradition vivante. Il est cependant permis d’aller au-delà de ce constat fondamental. Dans la perspective de la révélation biblique, l’avènement du Messie et du Règne de Dieu dépend de la « conversion » du cœur des pères aux fils et des fils aux pères (Mal 3, 23-24 ; cf. Sir 48, 10). C’est ce qu’annonce l’ange du Seigneur à Zacharie dans le temple avant la naissance de saint Jean Baptiste : « Il ramènera beaucoup des fils d’Israël au Seigneur leur Dieu ; et il marchera par devant sous le regard de Dieu, avec l’esprit et la puissance d’Elie, pour ramener le cœur des pères vers leurs enfants… » (Lc 1, 16-17). Il est remarquable que la « conversion » des pères aux fils précède celle des fils aux pères, et que saint Luc ne mentionne que celle-là. Est-ce que saint Benoît nous situe déjà dans cette instance eschatologique en rappelant à l’abbé qu’il sera jugé aussi sur l’obéissance de ses disciples (RB 2, 6) ?

Il serait passionnant d’étudier la réception à travers les siècles des passages de la Règle que nous avons évoqués. On pourrait le faire à travers les Commentaires de la Règle, à l’aide des Constitutions des communautés ou des Congrégations monastiques, à travers les vies des saints moines et abbés. S’il est permis de donner une impression, fruit de lectures d’occasion, on oserait avancer que la figure de la paternité spirituelle se trouve tout au long des siècles en dialogue constant, même en tension, avec la figure de la paternité naturelle et culturelle. Chaque génération monastique doit retrouver le modèle évangélique du Christ-Abba, d’après lequel l’abbé et les anciens spirituels doivent se former et se réformer.

La maternité spirituelle de la communauté

Il pourrait paraître abusif de parler de la maternité spirituelle de la communauté. La communauté bénédictine est appelée souvent congregatio par la Règle. L’amour du Christ nous a rassemblés en un (congregavit nos in unum Christi amor). Le sens premier de la phrase est bien que le Christ ressuscité, dans la force de l’Esprit Saint, rassemble son troupeau (grex). C’est son amour qui fait de ce troupeau une communion fraternelle (RB 72, 8).

Dans ce sens la « congrégation », telle que saint Benoît la comprend à la suite de saint Basile de Césarée, de saint Augustin et de saint Jean Cassien, aspire à devenir toujours plus une icône de l’Église, épouse et mère. Évidemment, elle ne s’approprie pas la maternité sacramentelle de l’Église. Mais elle en imite autant que faire se peut les traits sponsal et maternel.

La communauté en effet aux yeux de saint Benoît est foncièrement une communauté de louange et d’adoration. L’œuvre de Dieu (Opus Dei), la louange liturgique, exprime jour après jour et sept fois par jour son amour préférentiel du Christ (RB 43, 4 et 72, 11). L’option existentielle d’adoration s’étend à toute la vie, économique aussi. C’est la raison pour laquelle la Règle conclut le chapitre sur les artisans du monastère par la formule lapidaire reprise à l’Écriture « afin qu’en tout (en tous ?) Dieu soit glorifié » (1 P 4,11 ; RB 57, 8).

La communauté prend soin maternellement des moines. Saint Benoît crée une famille spirituelle où chacun peut attendre en toute sécurité le pain quotidien, spirituel et matériel. Mais au-delà, la « congrégation » n’est-elle pas ce lieu maternel, rude parfois, où moines et moniales entrent dans un rythme d’offices liturgiques, de lectio divina, d’agapes fraternelles, de travail ? Le côtoiement fraternel crée l’émulation et purifie des égoïsmes par les frictions et les abandons de la propre volonté (cf. RB 13, 12-14). Les frères qui sont de service pendant la semaine lavent les pieds de toute la communauté (RB 55, 9), de même que l’abbé et la communauté lavent les pieds des hôtes (RB 53, 12-14 ; cf. Jn 13,1-20 et Lc 7,36-50).

Saint Benoît, abbé et père spirituel, selon saint Grégoire le Grand

Après cette esquisse rapide de la figure de l’abbé nous pouvons revenir à la vie de saint Benoît. Nous y constatons que le rayonnement de la personnalité spirituelle de saint Benoît dépasse largement les monastères qu’il a fondés à Subiaco, au Monte Cassino et à Terracina. Il vit au sein d’un réseau de relations et étend son intérêt, par personnes amies interposées, à l’Orient monastique.

Nous voyons des laïcs lui rendre visite. Son ami Théoprobus vient le trouver dans sa cellule (Dial. II, 17, 1). Un autre laïc, son enfant spirituel, lui envoie deux petits tonneaux de vin (Dial. II, 18). Des femmes consacrées (sanctimoniales feminae) dans le voisinage sont en relation avec lui. Il les tance vertement à cause de leurs commérages. Et même lui, simple abbé laïc, les excommunie, ce qui n’est pas sans inquiéter, puisque saint Benoît semble abuser sur ce point de son autorité charismatique (Dial. II, 19, 1-2 et 23, 2-5).

Une amitié profonde lie saint Benoît à sa sœur Scholastique (Dial. II, 33) et à l’abbé d’un autre monastère, Servandus. L’amitié amène des visites (réciproques ?). C’est à l’occasion d’une de ces visites que durant sa prière nocturne, le saint est ravi dans la lumière de Dieu et souhaite associer son ami Servandus à la vision céleste.

– Lisons un seul exemple de direction spirituelle exercée par Benoît (Dial. II, 4). Encore à Subiaco, il se fait que dans un des monastères par lui fondés, un moine est incapable de rester à l’église au moment de l’oraison silencieuse (à la fin de la récitation des psaumes ?). Il va se promener et se détendre dehors. Son abbé le reprend souvent, en vain. Le frère continue de sortir de l’oratoire et à se dissiper. Son abbé le conduit alors à saint Benoît, qui le reprend. La correction porte ses fruits pendant deux jours, mais le troisième jour les mauvaises habitudes reprennent. Son abbé avertit alors saint Benoît, qui décide de se rendre lui-même au monastère. Il amène avec lui son disciple saint Maur. Et, en effet, le frère sort encore de l’église pendant le temps de la prière silencieuse. Saint Benoît voit « dioratiquement » que c’est un petit diable qui le tire dehors ! Saint Maur et l’abbé du monastère, Pompeianus, eux, ne voient pas le petit diable. Saint Benoît leur enjoint alors de prier avec lui pendant deux jours, afin qu’ils puissent eux aussi voir celui qui est la cause véritable du malheur de ce moine. Après deux jours de prière, saint Maur voit, le pauvre abbé du monastère ne voit toujours pas, le petit diable. Remarquons ici en passant comment Benoît associe d’autres moines à sa paternité spirituelle et forme ses disciples au service abbatial.

Au bout de tous ces efforts, le troisième jour ( ?), à bout de ressources spirituelles, saint Benoît trouvant le frère, pendant le temps de la prière en silence, à l’extérieur de l’église, le frappe d’un vigoureux coup de son bâton. Le pape Grégoire nous assure que le frère dissipé, après cette raclée, devient un modèle de prière silencieuse.

Conclusion

Saint Grégoire le Grand rapporte, vers la fin de la Vita de saint Benoît (Dial. II, 33), la dernière rencontre avec sa sœur Scholastique, moniale. Elle avait lieu au pied du Mont-Cassin, une fois par an. Sainte Scholastique sentant sa fin approcher, après une journée passée dans les louanges de Dieu, et les colloques spirituels, au moment du repas à la tombée de la nuit, demande à son frère de prolonger leurs entretiens la nuit suivante. Ce que Benoît, exemple d’observance, refuse (cf. RB 51). Scholastique a alors recours à la prière. Le ciel, dégagé jusque là, se couvre et une pluie diluvienne s’abat, au point que Benoît et les moines qui l’accompagnent ne peuvent plus sortir de la maison. Benoît s’en indigne, mais Scholastique est exaucée par Dieu lui-même. Saint Grégoire explique : « Selon la parole de Jean, ‘Dieu est amour’ (1 Jn 4, 8-16), et par un jugement tout à fait juste, elle fut plus puissante parce qu’elle aima davantage (cf. Lc 7, 47) ».

Cette rencontre n’a rien d’anecdotique. Saint Benoît a trouvé son maître spirituel en sa sœur. Elle l’a conduit à approfondir son image de Dieu. On pourrait même parler d’une véritable conversion : au-delà de l’observance fidèle de la justice de la Règle le saint moine accède à un Dieu-Amour qui place l’amour du prochain au-dessus du sacrifice.

Ce dépassement ouvre une brèche dans le cœur de Benoît, et peu de temps après (en 541), le Seigneur lui accorde la grande vision de sa lumière divine, qui significativement inclut la vision du monde dans cette même lumière et de l’âme de son ami, Germain, évêque de Capoue, qui vient de mourir cette même nuit.

Voilà ce qui explique sans doute la finale du Prologue de la Règle aux accents si personnels : « … à mesure que l’on progresse dans la conversion monastique et dans la foi, le cœur se dilate (cf. Ps 118, 32), et l’on court dans la voie des commandements de Dieu avec la douceur ineffable de la dilection… » (RB Prol. 49).

Voilà sans doute aussi la source de la paternité spirituelle de saint Benoît de Nursie.

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