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Trahis par la finance

Étienne Perrot, s.j.

N°2009-1 Janvier 2009

| P. 41-54 |

Bien des religieux ne se sentent pas concernés par la gestion du temporel ; certaines Congrégations ne ressentent qu’un effet lointain de la présente crise financière ; mais d’autres Instituts et Œuvres semblent emportés par la vague. Ces considérants de l’auteur visent, sous la légèreté du ton, à nous alerter sur l’essentiel : il est l’heure de réfléchir à la posture spirituelle qui s’impose. « Pour tout dire, la finance n’est pas la solution ; elle ne fait que poser, en des termes auxquels nous sommes peu habitués, un problème de discernement ».

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L’effondrement boursier de l’automne 2008, aux conséquences économiques et sociales dramatiques dans le monde entier, a également touché le patrimoine et les revenus de plusieurs Congrégations. Le choc est plus ou moins dur selon la structure des patrimoines et des revenus. Pour certains Instituts et les œuvres qui leurs sont associées, un trou béant s’est creusé d’un coup, provoquant angoisse, parfois panique. Certes, depuis une trentaine d’années, s’est répété à un rythme de plus en plus rapide le scénario financier désormais bien connu : des Congrégations à l’assise financière confortable ont vu s’éroder leurs réserves, sous le poids du vieillissement de leurs membres : avec l’âge, les ressources diminuent et les charges augmentent, notamment les frais de personnel. En automne 2008, ce n’est pas la démographie, c’est la finance qui se dérobe, brutalement. À l’heure où ces lignes sont écrites (novembre 2008) l’automne annonce un précoce et long hiver.

Les professionnels n’osent même plus parler de « pilotage à vue », car on ne voit rien. Comme en témoignait récemment le gestionnaire d’un Fonds : « Je suis au fond du lac et les pieds dans la vase ». Traduisons : remuer les pieds ne ferait qu’accroître l’opacité. Les théoriciens se taisent, et il font bien : il est vain de rappeler le calcul selon lequel, à long terme, la probabilité est faible de perdre la valeur réelle d’un patrimoine mobilier majoritairement placé en actions, si l’on ne prélève que 3,5 % du capital chaque année. Vanité que ce calcul, car le long terme peut durer plusieurs décennies. En fait, les théoriciens ne peuvent rien dire sur les événements financiers aussi nouveaux que celui que nous vivons. « On n’a jamais vu ça » disent-ils. Il vaudrait mieux ne rien dire ; car, comme devraient le savoir les théologiens, un événement unique n’entre dans aucune théorie.

Reste à trouver, sinon la bonne réponse (ce qui supposerait une bonne théorie que nous n’avons pas) du moins, la bonne posture. Une posture qui pourrait partir de ce constat sans phrase : nous avons été trahis par la finance. Dans la crise, la finance se révèle aussi dérisoire que la cuirasse de Goliath, et incapable de remplacer notre charisme. Pour tout dire, la finance n’est pas la solution ; elle ne fait que poser, en des termes auxquels nous sommes peu habitués, un problème de discernement.

La cuirasse de Goliath

Ne nous moquons pas trop vite de la cuirasse de Goliath : David lui-même a cru bien faire en revêtant la tenue militaire et le casque de bronze, avant de les trouver trop lourds, comme le raconte le premier livre de Samuel au chapitre dix-septième. Réunir les conditions financières nécessaires pour vivre notre charisme n’est pas étranger à la Providence. Car la Providence exige la prévoyance et l’économie ; elle n’exclut que la préoccupation et la présomption – celle de Goliath, qui se reposait sur la force de son harnachement militaro-industriel. « Il ne faut pas tenter Dieu », disaient déjà les anciens moralistes.

Saint Ignace de Loyola refusait d’envoyer des jésuites animer des collèges tant que ceux-ci n’étaient pas « fondés », c’est-à-dire appuyés sur des ressources pérennes qui permettent à la fois la gratuité de l’enseignement et la liberté d’esprit des enseignants. Jadis ces fondations financières prenaient la forme de domaines agricoles, puis de rentes sur l’État (moins volatiles que les titres du secteur privé, mais moins rentables, et qui ont tendance, plus souvent qu’on ne le pense, à perdre de la valeur, du fait de la hausse des prix et des taux d’intérêt, pour ne rien dire des banqueroutes d’États souverains, totales ou partielles). Aujourd’hui, une part souvent importante du patrimoine des Congrégations – si l’on met à part quelques exceptions helvétiques – relève des valeurs mobilières, plus volatiles (dans les deux sens du mot) que les animaux du poulailler ; elles ne peuvent donc pas se substituer à la Providence divine. Les financiers cherchent quand même aujourd’hui à retrouver les « placements de bon père de famille » de jadis, placement que l’on pouvait laisser tranquillement fructifier pour penser à autre chose. Ce faisant, les financiers ressemblent à présent au maréchal Bazaine, caricaturé cherchant la nuit, une lanterne à la main, l’armée qu’il avait perdue.

La tradition franciscaine elle-même n’est pas étrangère au développement de la finance moderne : la proscription de toute propriété et l’interdiction de toucher à l’argent ont conduit les franciscains à comprendre, mieux que d’autres et par expérience, que la valeur d’un patrimoine n’est pas accrochée à la propriété, mais aux besoins que les revenus du patrimoine permettent de couvrir. Ce qui conduira les théologiens franciscains à justifier non seulement le commerce productif, mais encore les rentes d’État, et à créer les premiers Monts de piété (prêts sur gage) [1].

Après la seconde guerre mondiale, dans la mouvance de l’apostolat social, certains religieux doutaient de la légitimité des revenus financiers, même pour subvenir aux besoins des jeunes en formation et des Sœurs, Frères ou Pères aînés. À leurs yeux, la finance s’identifiait au racket ou à l’exploitation des prolétaires ; au mieux, elle était stérile ; au pire, destructrice de la société. Ils auraient volontiers souscrit à ce programme (purement électoral) d’un Président de la République dans la France d’avant-guerre : « La Bourse je la ferme, les banquiers je les enferme ». Le propos est radical, mais la solution envisagée ignore les trois services fournis par la finance et qui justifient, en morale publique, les revenus financiers : outre gérer l’essentiel de la monnaie qui sert à payer les achats [2], favoriser l’activité en accordant des prêts utiles à la société, et, troisième et non le moindre des services rendus à la société, répartir les risques économiques. Une fois supprimés banquiers et marchés financiers, les acteurs économiques devraient assumer chacun pour soi les risques techniques et commerciaux de leurs activités. Leur patrimoine propre et celui de leurs amis répondraient seuls de leurs erreurs ou de leur malchance. Cela est possible, et c’est bien ainsi que ça se passe pour de nombreuses activités artisanales. Le savent tous les monastères et les communautés vivant d’un travail qui nécessite un matériel coûteux ou une formation onéreuse. Parfois même, il faut faire crédit à la clientèle. Tout ça, c’est de la finance dont les risques, non ventilés par le marché, sont concentrés sur le travailleur.

La légitimité des ressources financières reconnue par la morale publique entraîne en outre deux exigences qui relèvent de la morale privée et que devraient connaître tous les Économes de Congrégation : devoir de contrôler l’usage de l’argent mis à la disposition du système économique ou de l’État – c’est le champ immense et difficile des placements éthiques – ; devoir plus essentiel encore, prima facie comme disent les gens savants pour parler du devoir d’état, de calculer le risque inhérent à leurs placements financiers. « Combien puis-je perdre sans remettre en question la mission caritative, pastorale ou missionnaire, reçue par mon Institut ? ». C’est en fonction de la réponse à cette question que l’économe souscrit, ou non, les produits vantés par son banquier. Il se souviendra ici que la finance, telle la cuirasse de Goliath, n’est jamais sans faille, et qu’il ne doit pas confondre une forte probabilité de gain (par exemple les 3,5 % évoqués ci-dessus) avec la certitude. Pour assumer ce double devoir (placer éthiquement et circonscrire les risques dans les limites permises par la mission), il devra, luttant contre un penchant répandu dans l’atmosphère religieuse, en revenir au principe de la morale : travailler à bien penser [3]. Penser à quoi ? À tout, c’est impossible, mais au moins, à la mission du banquier qui diffère de celle de l’économe, même si les deux peuvent se conjuguer. Le banquier est dans une position telle qu’il ne peut pas laisser entrevoir un avenir sans espoir, ou simplement même, avouer sa complète ignorance. L’économe, lui, doit envisager le pire.

La finance ne remplace pas le charisme

Il faut choisir son banquier comme on cuit un poisson, avec précaution. La tentation religieuse est alors de mettre une cloison étanche entre, d’une part, le profane, fait de compétence technique, occupation du banquier, et d’autre part, le sacré, vécu dans le charisme de la vie religieuse. Comme si la gestion matérielle et financière de la Congrégation relevait d’un monde à part, religieusement neutre, sans enjeu moral ni dimension spirituelle. La tentation est renforcée par les banquiers amis de la Congrégation, plus encore que par les salariés. Les techniciens qui nous sont proches sont prêts à servir sans poser de question sur le pourquoi de ce que nous leurs demandons. Comme mon grand-père qui administrait le bulletin paroissial : « Je ne veux pas en remontrer à mon curé » disait-il, avant d’expliquer qu’il s’occupait du bulletin paroissial de la même manière qu’il avait pris soin de laisser sa famille loin des soucis de sa fabrique artisanale (il fabriquait des rondelles en tissu imbibé de vaseline pour la fermeture des tonneaux de bière).

Plus légitimement, les salariés sont également sujets à cette disjonction entre le profane et le religieux ; ils s’identifient rarement tout à fait à la communauté. Le lien de subordination propre au statut de salariat les conduit à se sentir davantage partenaires d’une société qui a passé contrat avec eux et qui – ce devrait être la pratique courante – leur assigne des objectifs, alloue des moyens et contrôle des résultats. On est loin ici de l’obéissance religieuse fondée sur le charisme commun. Le danger principal n’est pas dans l’impéritie du salarié ; il est dans les différences entre les manières de procéder du professionnel et le charisme propre à la Congrégation. Croyant bien faire, le professionnel au service de l’Institut entretient avec les fournisseurs et la société civile des rapports exigeants, sans états d’âme, parfois d’une brutalité étrangère à l’esprit religieux. Cela n’entraîne souvent aucune fâcheuse conséquence quand il s’agit de réparer le chauffage central ou de changer une fenêtre. En revanche, cela est de grande importance quand le pouvoir financier est en jeu ; car la finance, toujours risquée, repose sur des relations de confiance.

Tous les événements boursiers récents rappellent également que la finance ne se résume pas au colloque singulier de l’économe et du banquier ; elle est comme la pédagogie, dont un éducateur plein d’expérience me disait, voici déjà longtemps : « J’ai fini par comprendre que celui qui veut changer sa pédagogie doit prendre un marteau-piqueur ». Dans la maison Michelin, on parlait jadis de « l’esprit des murs ». Et les économes religieux qui m’ont laissé le meilleur souvenir furent ceux qui sentaient que l’esprit s’incarnait aussi dans les murs et, plus généralement, dans l’organisation de la maison. Comme répliquait ma grand-mère un jour que je tentais de lui expliquer comment j’essayais de vivre l’esprit ignatien dans mon travail profane : « Mon pauvre Étienne, tu veux construire un corps pour inviter l’esprit à y entrer. Tu n’as donc pas compris que c’est l’esprit qui fait le corps ! ». Elle ne comprenait rien à la finance, mais elle avait compris le premier livre de la Genèse.

Combien d’économes de Congrégation se sont vu proposer, par des banquiers de bonne foi, des produits à capital garanti (qui ne valent que ce que vaut le garant), des formules de prêts de titres (qui, en contrepartie de quelques sous, favorisent les spéculateurs à la baisse), des bons du Trésor d’un grand pays dont la politique étrangère défie autant la morale publique que les condamnations explicites de notre Saint Père le Pape, des Fonds de produits agricole dont l’effet mécanique fut, au printemps 2008, la hausse des prix des produits alimentaires, des obligations au rendement juteux mais transformées en action en cas de baisse des cours… Éviter tous les pièges supposerait non seulement une compétence technique bien éloignée de celle que possède habituellement un économe de Congrégation, mais encore, une sensibilité au charisme de l’Institut, sensibilité que ne possèdent guère les professionnels de la finance. Il faut cependant, de toute nécessité, rendre poreuse la frontière entre la technique et le charisme ; car, lorsqu’elle crée des cloisons étanches, cette division des tâches entre le banquier et l’économe est mortifère pour l’esprit religieux lui-même.

Les spécialistes américains de Fund raising (industrie spécialisée dans la récolte de dons pour les Universités, les Œuvres ou les Congrégations) tombent souvent, eux aussi, dans le piège. Quoi d’étonnant, puisque l’exemple vient des milieux religieux, eux-mêmes adeptes de la séparation des deux domaines, financier d’un côté, religieux de l’autre ? Le petit roman L’élixir du Révérend Père Gauchet, écrit au XIXe siècle par Alphonse Daudet dans son moulin de convention, caricature cette disjonction entre l’économat et le charisme. « Prions, mes frères, pour le Révérend Père Gauchet (devenu alcoolique à force de préparer son élixir très rentable), qui sacrifie son âme pour l’intérêt de la Communauté ». Caricature mise à part, la tentation est grande pour le monde religieux (mais de moins en moins, semble-t-il pour les supérieurs), de considérer l’économat – et la finance qui le nourrit – comme une sorte de mal nécessaire, étranger à la vocation religieuse. Il convient de faire mentir l’analyse déjà ancienne du sociologue :

« Le charisme pur est spécifiquement étranger à l’économie (souligné par lui) […] Ce qu’ils dédaignent tous – aussi longtemps que persiste le type authentiquement charismatique – c’est l’économie quotidienne, traditionnelle ou rationnelle, la réalisation de revenus réguliers grâce à une action économique continue dirigée vers ce but […] Le refus par les jésuites des charges d’église est une application rationalisée de ce principe des disciples ».

Du côté des techniciens, la cloison n’est cependant pas tout à fait étanche. La déontologie des professionnels de la finance leur impose en effet de s’enquérir des limites d’ordre moral qui inspirent leurs clients et interdisent certaines opérations légales ; mais, hors les cas les plus simples (pas d’armes, pas d’alcool, pas de produits structurés, pas de hedge funds), tous ces critères que le jargon des milieux financiers qualifie de « critères de bonnes Sœurs » (sic) sont trop grossiers pour ne pas prêter à interprétation dans les arcanes actuelles de la finance. D’où la grâce de tomber sur la perle rare – elle existe, je l’ai rencontrée – qui allie compétence financière et sens du charisme.

À défaut de la perle rare, et quand il est impossible de proposer explicitement des sessions de formation (à la manière des sensibilisations à la pédagogie ignatienne organisées pour les écoles françaises sous tutelle de la Compagnie de Jésus), l’économe peut toujours essayer de sensibiliser les partenaires financiers au charisme qui nous anime, par quelques remarques pertinentes placées au bon moment. Le piège est alors de vouloir que nos salariés et partenaires partagent ce qui nous fait vivre dans la façon où nous le vivons. Nous oublions que la finalité, ce qui donne sens à nos vies, ce que nous désignons par notre charisme, procède d’un appel individuel ; il n’est pas en notre pouvoir de le faire partager. À Pierre qui voudrait que Jean suive sa trace, Jésus répond, à la fin du quatrième Évangile : « S’il me plait qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. »

La seule posture admissible, la seule respectueuse de ce que Dieu a mis de singulier chez chacun de nos salariés et collaborateurs, c’est de proposer des objectifs – et non pas des finalités – qui puissent être vecteurs de sens à la fois pour eux et pour nous. Le conseiller financier a mille raisons (qui ne sont pas les nôtres) d’être à la place qu’il occupe : intérêt du travail, ambiance, rémunération, proximité de son lieu de vie. Il serait bien présomptueux de notre part d’exiger qu’il partage l’inspiration qui nous fait agir. Mais il est prudent de s’assurer que les objectifs que nous lui assignons ne contreviennent pas à ce qui donne sens à son travail. L’expérience rejoint ici l’a priori de bienveillance : salarié ou partenaire, il comprend généralement mieux que nous ne le pensons notre manière de faire, même s’il n’en partage pas l’inspiration ; de même que nous comprenons fort bien que la Banque Dreyfus à Bâle soit fermée le jour du Yom Kippour, pendant que toutes les autres banques sont au travail. Cette posture, respectueuse de nos salariés et partenaires, nous évitera la peur, non pas la crainte de mal faire, celle qui vient de Dieu, mais la peur qui nous enferme d’autant mieux en nous-mêmes qu’elle est provoquée par le mur en béton, purement imaginaire, que nous plaçons entre nos propres finalités et celles de nos collaborateurs laïques.

L’économe d’une Congrégation peut trouver une jouissance morbide à s’identifier au rôle tenu par l’acteur Charles Vanel dans un film célèbre, Le salaire de la peur. Dans une posture de héros racinien, l’économe ne dit rien de ses soucis financiers – « les Sœurs, les Frères, les vieux Pères, les Compagnons, les collègues, tous seraient alarmés ! Ils ne sauraient supporter les soucis qui m’écrasent ». Sa peur vient de l’idée proprement démoniaque selon laquelle le monde de la finance lui est a priori hostile. Il n’y a pas là de raison précise, mais simplement une intuition qui, sans être fausse, occupe tout le champ de conscience : la logique financière n’est pas une logique de religieux. Ainsi, dans Le salaire de la peur, Charles Vanel interprète un chauffeur de camion fier-à-bras, embauché, avec un second chauffeur joué par Yves Montand, pour transporter un explosif instable sur des routes cahoteuses. Sitôt dans le camion, Charles Vanel est terrorisé, croyant que l’explosif lui en veut personnellement, au point de ne pouvoir conduire le camion. Yves Montand reste donc seul au volant. Et Charles Vanel d’expliquer : « Toi, tu es payé pour conduire le camion, moi je suis payé pour avoir peur. » D’où le titre du film. Nombreux sont les économes religieux qui vivent leur charge comme s’ils étaient le Charles Vanel de leur Congrégation, laissant aux autres le soin de conduire le camion de la mission pastorale, contemplative ou caritative.

L’argent du charisme

Dans une histoire romancée, La vie du petit saint Placide, profonde méditation sur les multiples facettes de la vie contemplative, Sœur Geneviève Gallois, de l’Ordre de saint Benoît, résumait en deux dessins la bonne posture en ces temps de troubles financiers.

« Comment le monastère déménagea et ce que fit Petit Placide.
Compulser son règlement d’il y a dix ans : ‘Mon oraison, ma lecture et déménage qui voudra’. Non, non. Sa souple intelligence a compris qu’il faut obéir avec intelligence. Il vivait à un tournant de l’Histoire, en ces périodes où il faut, plus que jamais, s’attacher à l’essence de la vie monastique et non à ses modalités transitoires. Il embrassait comme une direction infaillible toutes les formes actuelles de la Volonté de Dieu. Et le Père Abbé, tout jubilant, se disait : ‘Décidément, la vie est plus facile avec les sujets intelligents qu’avec ceux qui ne le sont pas’ ».

Comment conformer la posture financière à mon charisme ? D’abord en me souvenant que le charisme est un don gratuit. Le poète Charles Péguy écrivait dans un vers bien balancé : « Tout s’achète et se vend et se pèse et s’emporte ». Non ! Pas tout. Ce n’est pas vrai du charisme. Contre la vulgate qui prétend que l’on peut, pour des tâches de plus en plus nombreuses, remplacer un religieux par un salarié, il faut dire qu’un salarié, fût-il parfait, ne remplace pas un religieux ; et l’expérience montre même qu’il vaut mieux mettre à l’économat un religieux conscient de sa vocation qu’un religieux qui n’est fidèle qu’au règlement, placé là parce qu’il était comptable, ou professeur de mathématique, avant d’entrer en religion. Parfois même – je l’ai vu – on fourgue à l’économat ceux qui vivent mal le charisme de leur Congrégation. Ce genre de situation atténue parfois des souffrances, sans être pour autant parfaitement satisfaisante. La raison en est que c’est la conviction religieuse, et non pas la maîtrise technique, qui suscite les bons réflexes, les bonnes pratiques financières et l’efficacité du Fund raising. Placer la technique avant le charisme, c’est vouloir utiliser les mathématiques financières avant d’avoir pris conscience des besoins à long terme de la Congrégation et des limites des risques admissibles.

Chacun sait qu’il ne suffit pas de tendre la main, en expliquant qu’on a un budget en déficit, pour voir affluer les subsides. Mais suscitera une réponse sonnante et trébuchante (comme une bonne monnaie) la conviction d’une tâche qui a du sens pour moi, sans laquelle je ne peux pas vivre, et qu’il importe de toute urgence de mener à bien. Cette posture est aux antipodes de l’attitude suffisante de certaines Provinces qui décrètent, du haut de leurs besoins autoproclamés, que doivent se réorienter à leur profit les flux financiers pour arroser les jeunes pousses d’Outre-mer. Le réservoir supposé inépuisable, c’est évidemment la Congrégation de souche européenne, vieillissante, qui déverse dans les maisons de Sœurs, de Frères, ou de Pères aînés, des tombereaux d’argent, et qui s’accroche à ses Œuvres déclinantes, les soutenant financièrement dans l’espoir pathétique de remplir le tonneau des Danaïdes.

Cette vision autocratique n’a pour elle qu’une rationalité limitée ; elle oublie que l’argent dont les jeunes pousses ont besoin est le fruit de leur propre charisme, et non l’inverse. Est dérisoire l’argument de ce vieux missionnaire barbu, prêchant dans l’église Saint Jacques le Majeur à Clermont-Ferrand en Auvergne (où j’étais enfant de chœur) : cet homme au verbe haut expliquait aux paroissiens qu’ils ne pouvaient pas donner moins que ce que donnaient les protestants à son collègue pasteur, lequel œuvrait comme lui dans une région reculée du Laos. Il eut ramassé davantage s’il avait présenté son travail apostolique, le désir pastoral qui le brûlait intérieurement et lui tenait à cœur. Il aurait suscité en outre chez les paroissiens une réponse financière plus saine.

Le soutien des Provinces éloignées doit-il systématiquement l’emporter sur la responsabilité première des Congrégations mourantes ? Pas nécessairement. La raison n’en est pas principalement juridique, comme pourrait le laisser penser l’attention portée par l’Administration française à l’usage qui est fait de la vente des immeubles appartenant aux Congrégations reconnues par l’État. (Pour des raisons qui ne sont pas religieuses, l’Administration veille d’abord à l’entretien des personnes vivant dans la Congrégation). Si les Provinces tierces n’ont pas a priori un droit de prélèvement sur les avoirs des Provinces déclinantes, la raison n’en est pas non plus la valeur supérieure des religieuses et des religieux en fin de vie, encore moins – ce que j’ai entendu une fois ou l’autre – la reconnaissance financière que la Congrégation devrait avoir pour le travail caritatif, pastoral ou missionnaire accompli. La vraie raison en est que le financement est le surcroît promis par Jésus à ceux qui d’abord cherchent le Royaume de Dieu.

Que des « vieilles Congrégations », touchées par le dynamisme de jeunes implantations et y reconnaissant la réalisation de leur désir, décident de transférer ce que leur inspire une charité pleine de discernement, quitte à se priver ou de vivre dans un moindre confort, voilà qui est bien. Mais cela n’a rien à voir avec le dictat purement comptable qui voudrait une sorte d’équilibre chiffré, inspiré par l’idée diabolique selon laquelle les conditions matérielles et financières font la vie religieuse. L’illustration de ce retournement nécessaire m’a été donnée par un religieux doué d’un charisme spécifique, celui de la peinture. À la table de notre communauté parisienne, il expliquait avec emphase comment il avait exposé ses toiles à New York, pourquoi il avait exigé pour le vernissage que soit servi du vin français sur une musique de Massenet. Cet étalage m’agaçant beaucoup, je lui ai posé la question qui tue : « Cher Père, vous avez exposé vos œuvres à New York. Mais en avez-vous vendu ? » – « Aucune, me répondit-il ; mais on m’en a acheté quelques-unes ». Le retournement est celui-là même qui place l’économe dans la bonne posture : c’est l’horizon apostolique, caritatif ou religieux, qui mobilise et justifie le courage, l’intelligence et la technicité de sa pratique économique.

Conversion

L’économe n’est que l’Éventail de papier blanc de la Communauté ou de l’Institut. Dans les Maffia chinoises (connues sous le nom de Triades, ces organisations de malfaiteurs qui peuvent rassembler jusqu’à une dizaine de milliers de membres, et œuvrent principalement en Amérique du Nord), l’Éventail de papier blanc surveille les finances. Mais le véritable responsable est la Tête de Dragon qui donne ses ordres à la Sandale de paille chargée des basses œuvres, sous la surveillance du Bâton rouge, responsable de la police interne. Dans le monde religieux, le véritable responsable est le supérieur. Certes le supérieur est tenu de gouverner selon le principe cher à la doctrine sociale catholique, le principe de subsidiarité, qui veut que les décisions soient prises au niveau le plus proche de celui qui doit les mettre en œuvre. Pour cela, le supérieur doit veiller à ce que celui qui est assis dessous (sub sedo, qui a donné subsidiaire) ait les moyens suffisants (les subsides). Mais cette belle manière de procéder se brise si la Tête de dragon, pardon, je veux dire le supérieur, se décharge de sa responsabilité financière sur l’économe ou sur quelque chargé d’office.

La manière la plus habituelle de couler la vie religieuse dans cette dérive (elle coule comme coule un navire au fond de la mer), c’est de considérer l’économat comme un pur moyen. Dans la pratique, ce type de gestion, désastreux pour la vie religieuse, se résume à réduire le Conseil financier de l’Institut à une sorte de trésorier d’association. On fait alors une gestion de caisse, décidant les dépenses en fonction de ce qu’il reste en caisse. Encore heureux si l’on a sauvegardé en passant ce qui est nécessaire pour assurer les dépenses obligées de prévoyance, d’assurance et de précaution. Dans ce genre de pratique, ce n’est pas la finance qui nous trahit ; c’est nous qui trahissons la finance, la transformant en ce qu’elle n’est pas : un pur moyen. Ce retournement verbal (nous trahissons la finance plus que la finance ne nous trahit) rappelle un autre retournement, celui de la parabole du Bon Samaritain : « qui est mon prochain ? » demande à Jésus l’intellectuel de service. « Celui qui a besoin de toi » répond Jésus. Ranger l’économat parmi les purs moyens, ce serait condamner ceux qui s’en occupent à n’être que des purs moyens ; et je comprends pourquoi les économes de Congrégation ou de Communauté se sentent souvent isolés, chosifiés, méprisés.

La parade est cependant fort simple ; elle ne consiste pas à ne nommer supérieurs que ceux et celles qui, préalablement, ont tenu le poste d’économe (il y faut des qualités très différentes) ; elle ne consiste pas non plus à faire de l’économat une charge tournante pour que tous aient éprouvé les angoisses et les inconvénients de la charge (c’est de l’idéologie). La bonne posture ne sera acquise que lorsque le supérieur sera revenu à ce que pratique spontanément la Tête de dragon : l’organisation de la maison (de oikos en grec la maison, et nomos, la loi, ce qui donne le mot économie). Le supérieur limite parfois l’économat à son rôle de pompe à fric – pour faire plus chic, disons, avec les Grecs, à sa fonction chrématistique. La chrématistique est l’un des produits possibles, mais non souhaitables aux yeux des Grecs, de l’économie ; elle désignait l’accumulation de richesses, aussi détestable que l’avarice au Moyen-Âge. La pompe à finances ne sert alors qu’à faire couler le liquide dans lequel le supérieur n’a qu’à puiser pour arroser Œuvres et communautés. Sans le vouloir, il maintient ainsi l’économe au seuil de la vie religieuse.

Le mépris pour l’économie ne date pas d’hier. Chez les anciens sémites, comme naguère dans certaines tribus d’Afrique, l’économie était déléguée aux femmes. En contrepoint, l’éloge de la femme parfaite, dans le poème acrostiche qui clôt le livre des Proverbes, conteste le mépris dit « religieux » envers l’économie. La femme parfaite est admirable ; c’est une manager plutôt qu’une ménagère coincée entre ses casseroles et ses torchons ; elle investit, commerce, organise, dirige, pendant que son mari fait bonne figure aux Portes de la ville, là où se discute la politique. Ce contrepoint de la femme parfaite ne fait sourire que les gens baignés dans une culture ancienne mais toujours vivace : chez les Grecs, les citoyens se reposaient sur le travail d’innombrables esclaves. Plus près de nous, l’esprit aristocratique ne s’autorisait pas les métiers serviles (ce qui a rendu pendant un premier temps littéralement impensable l’idée de prêtre ouvrier). L’économie classique elle-même fait de la création de richesses une simple activité scientifique et technique, réservant le « social », la distribution des biens, aux sphères plus honorables de la morale et de la politique. (Cette hiérarchie a laissé des traces dans la pensée sociale de notre Pape Jean-Paul II). Ce conditionnement culturel explique, mais ne justifie pas, l’isolement de l’économe hors du charisme religieux. L’enjeu demeure de concilier les valeurs religieuses avec les conditions matérielles de la vie commune ; d’autres diraient : la foi et la justice.

Nous avons été trahis par la finance. Il faut partir de ce constat pour ne pas « y rester ».

[1Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine. De la pauvreté volontaire à la société de marché. Verdier, Lagrasse 2008. Le titre ne parle de richesse franciscaine que par antiphrase. Le sous-titre prête au contre-sens, puisqu’il s’agit non pas de la société de marché anonyme d’aujourd’hui, mais de la communauté de marché, cet espace villageois où tout le monde se connaît. L’histoire commence au XIe siècle par la critique cistercienne des dépenses somptuaires improductives des clunisiens. Elle se poursuit par la réhabilitation des marchands qui fournissent à la communauté ce qu’elle ne produit pas elle-même.

[2Les billets et pièces ne représentent que moins de 10 % de l’argent, le reste, plus de 90 %, mobilisé par chèques, virements et cartes bancaires, ne circule que sous forme d’inscription dans les mémoires électroniques des banques.

[3Blaise Pascal, Pensées, n° 347 dans l’édition Brunschvicg, n° 183 § 2 dans l’édition Tourneur, Paris-Cluny, 1943, page 124.

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