Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie contemplative a-t-elle un avenir en Europe occidentale ?

Pierre Raffin, o.p.

N°2015-3 Juillet 2015

| P. 201-208 |

L’histoire de la vie contemplative, comme celle de l’Église, est faite de morts et de résurrections. Avec finesse et réalisme, Mgr P. Raffin tire les leçons de l’histoire et se réjouit de la naissance de communautés qui, sans être monastiques stricto sensu, reprennent le flambeau. Il encourage le monachisme occidental à poursuivre l’aggiornamento demandé par Perfectae caritatis, à se ressourcer davantage en Orient comme y invite Jean-Paul II dans sa lettre Orientale lumen, ainsi qu’à élargir son regard en continuant à soutenir les fondations dans les jeunes Églises et en prenant davantage en compte la dimension œcuménique, et même interreligieuse, comme certains monastères ont commencé à le faire.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons ce qu’il faut entendre par vie contemplative. Il s’agit d’une forme de vie centrée sur la recherche de Dieu et, par là, sur la prière et la louange divine, une forme de vie qui n’est pas finalisée par une œuvre particulière, mais qui peut comporter l’accueil, l’animation spirituelle d’un sanctuaire ou d’une hôtellerie, voire d’un établissement scolaire (certains monastères ont des écoles, des collèges et des lycées par exemple en Allemagne, en Autriche ou en Hongrie).

Relèvent de la vie contemplative les moines et les moniales des ordres monastiques (en Occident : Chartreux, Bénédictins et Cisterciens…), les moniales des ordres mendiants (Dominicaines, Clarisses et Carmélites), l’Ordre du Carmel, d’autres moniales comme les Rédemptoristines, des religieuses non moniales dont la finalité est contemplative comme certaines congrégations dominicaines appartenant au Tiers-Ordre régulier ou les Bénédictines du Sacré Cœur de Montmartre ; un relevé vraiment exhaustif est pratiquement impossible.

En Orient, dans les églises non catholiques, le monachisme a gardé son orientation contemplative, tandis que, depuis plusieurs siècles, les ordres monastiques des Églises orientales catholiques se sont hélas transformés en congrégations apostoliques.

En France, le monachisme se veut résolument contemplatif, tandis que dans les autres pays européens, comme on l’a dit plus haut, les monastères peuvent avoir en charge des œuvres diverses.

D’une certaine façon, la vie contemplative est plus simple que la vie religieuse apostolique, ce qui ne veut pas dire plus facile, car elle ne poursuit qu’un seul objectif (« unum est necessarium » – Lc 10, 42) qui ne dépend pas des aléas du temps, ce qui explique sans doute que jusqu’à un passé assez récent, la vie contemplative était moins touchée que la vie apostolique par la diminution des vocations.

Cela dit, si la situation est préoccupante, elle n’est pas sans espérance. Dans la vie contemplative, on s’engage uniquement pour Dieu. Quelque attachement que nous ayons pour cette forme de vie, c’est Dieu qui est d’abord concerné et qui appelle ceux qu’il voudra. Le maintien de tel ou tel monastère peut être important sur le plan religieux et humain, mais la première finalité, c’est de manifester et de célébrer la gloire de Dieu. Si Dieu estime que cette tâche doit mobiliser moins de personnes, c’est son affaire, et, nous le comprenons aisément, la perception de l’importance de cette finalité par les chrétiens dépend de la vitalité de leur foi.

C’est à ce niveau-là qu’il faut creuser chez les chrétiens le désir d’avoir des contemplatifs…

Si l’on regarde de près l’état des communautés, on constate que quelques-unes, à vrai dire assez rares, ont encore des entrées régulières et que leur avenir à court et moyen terme n’est pas compromis. D’autres ont une entrée de temps en temps et, si l’écart se creuse entre le nouvel entré et le précédent, l’équilibre de la communauté est fragilisé, à telle enseigne que, lorsque les entrées sont vraiment très espacées, il faut sérieusement se poser le problème du maintien de la communauté. Par ailleurs, est-il raisonnable d’accepter encore des candidats lorsque les entrées sont trop espacées ? Il faut en effet porter le souci non seulement de l’avenir de la communauté, mais de l’avenir des candidats, c’est-à-dire la possibilité pour eux d’être convenablement initiés à la vie contemplative et de durer dans le même lieu…

Par crainte de disparaître, certaines communautés font appel à des candidats étrangers. S’il s’agit de sujets issus de l’immigration qui sont nés ou qui vivent depuis longtemps dans le pays, cela ne pose pas de problème : ils ne sont plus des étrangers ; si, au contraire, on les fait venir tout exprès d’Afrique ou d’Asie, la question est toute différente : ces initiatives doivent être à tout prix évitées, parce que l’on prive les jeunes Églises de sujets qui devraient pouvoir répondre chez eux à leur vocation et qu’en les faisant venir en Europe pour sauver ses institutions, on les déracine de leur milieu naturel.

Notre espérance dans l’avenir de la vie contemplative doit être soutenue par les leçons de l’histoire et le fait qu’il y a encore des communautés qui tiennent la route. Elle doit être également soutenue par la naissance de communautés qui, sans être monastiques stricto sensu, s’en rapprochent ; enfin par la poursuite de l’aggiornamento envisagé par Perfectae caritatis, qui n’a pas encore donné tous ses fruits.

L’histoire

Lorsque l’on regarde l’histoire pluriséculaire de l’Église, on constate rapidement que la vie monastique a connu des hauts et des bas, des périodes où, par exemple, l’Europe jouissait d’un maillage serré de monastères (qui ont fait indiscutablement de saint Benoît le patron de l’Europe), d’autres au contraire où la vie monastique était menacée de disparaître. Au début du XIXe siècle, en France, au lendemain de la Révolution, il ne restait pratiquement aucun monastère sur le territoire. Quelques communautés, qui s’étaient maintenues dans la clandestinité (comme les moniales dominicaines de Nay ou celles du monastère parisien de la Croix) reprirent la vie commune dès que cela fut possible dans des bâtiments souvent en ruines. D’autres réapparurent venant de l’étranger où elles s’étaient réfugiées. Parfois, comme à Solesmes, ce fut une véritable refondation, à partir d’un homme providentiel comme Dom Guéranger. À la fin du siècle, en 1898, ce sera au tour de Cîteaux de renaître de ses cendres, grâce à Dom Chautard, le célèbre auteur de L’âme de tout apostolat qui connut une diffusion extraordinaire y compris hors du monde monastique.

En France, en 1903, les lois anticléricales de la République contraignirent de nouveau les communautés à l’exil et à la confiscation des bâtiments, et cela jusque vers 1920. Mais, en même temps, cette épreuve permit la naissance ou la renaissance de communautés hors de France. C’est le cas de la fondation de l’abbaye de Clervaux au Luxembourg ou des monastères espagnols de la Congrégation de Solesmes. D’un mal aura jailli un bien. Dans les pays de l’Est de l’Europe, sous le joug communiste, la vie religieuse était proscrite. Après la chute du mur de Berlin en 1989 et celle du rideau de fer qui suivit, la vie religieuse put reprendre. L’abbaye cistercienne de Sept-Fons fonda Novy Dvur en République Tchèque, le Carmel refleurit à Pecs au sud de la Hongrie grâce au concours des carmels de Dachau, Frileuse et Metz-Plappeville… L’histoire de la vie contemplative, comme celle de l’Église, est faite de morts et de résurrections, et, si elle disparaît à un endroit, c’est pour renaître ailleurs. Car, si les cinquante années qui nous séparent de la fin du Concile ont été souvent éprouvantes pour l’Europe, elles ont été marquées par un certain nombre de fondations réussies sur d’autres continents. Pour ne parler que de ce que je connais, je voudrais citer les abbayes de Keur-Moussa (1963) et Keur-Guilaye (1970) au Sénégal, fondées respectivement par Saint-Pierre et Sainte-Cécile de Solesmes. Au Togo, En-Calcat a fondé Dzobégan en 1961 et Dourgne Dzobégan (moniales) en 1963. Au Sénégal comme au Togo, ces monastères sont composés de sujets africains, l’abbé ou l’abbesse est africain. Ils ont permis une africanisation de la liturgie et de l’art sacré ; soit par la prise en charge de la santé par un dispensaire, soit par le développement de l’agriculture, ils ont été facteur de progrès humain…

Les nouvelles fondation

Parmi les fondations du XXe siècle, nées sur le territoire français et qui ont une orientation monastique, il convient de citer la communauté de Taizé, née durant la deuxième guerre mondiale à quelques kilomètres de l’ancienne abbaye de Cluny. Les frères de Taizé ne se disent pas moines, mais leur genre de vie se rapproche de la vie monastique : la prière liturgique et secrète occupe une place centrale dans leur journée, ils n’ont d’autre apostolat que d’accueillir pour la prière et le partage de la Parole des jeunes du monde entier et des diverses confessions chrétiennes. Le fondateur, frère Roger, était protestant et il l’est resté jusqu’à sa mort, même si sa foi était très proche de celle de l’Église catholique. Avec ses compagnons de fondation, il visait un christianisme qui transcende les divisions historiques. À l’heure actuelle, la communauté de Taizé, qui est majoritairement catholique, est mieux perçue des catholiques et des orthodoxes que des protestants. Lorsqu’il fit une courte halte à Taizé en octobre 1986, le pape Jean-Paul II déclara : « On passe à Taizé comme on passe près d’une source. Le voyageur s’arrête, se désaltère et continue sa route. Les frères de la Communauté veulent dans la prière et le silence nous permettre de boire l’eau vive promise par le Christ, de connaître sa joie, de discerner sa présence, puis de repartir témoigner de son amour et servir nos frères ». Comme prêtre, puis comme évêque, je me suis plusieurs fois arrêté à Taizé, seul ou avec des jeunes. À Taizé, les jeunes entrent très facilement dans la prière des frères et ils la reproduisent volontiers lorsqu’ils retournent dans leur communauté d’origine. Par ailleurs à Taizé, on obtient d’eux des choses impossibles ailleurs. Lorsqu’en août 2005, le frère Roger est mort tragiquement, assassiné en plein office par une déséquilibrée, ses funérailles furent célébrées selon le Rite de l’Église catholique par un cardinal.

Après Taizé, dans les années 50, vont naître les Petites Sœurs Dominicaines de Bethléem. Leur fondatrice, Petite Sœur Marie, dominicaine de la Congrégation des Tourelles, s’installe à Chamvres, dans le diocèse de Sens, avec ses premières compagnes. Plus tard, elles se fixeront en Seine-et-Oise, près de Pontoise, alors dans le diocèse de Versailles. Dans les années 70, cherchant à s’enraciner davantage dans la vie monastique, elles se séparent de l’Ordre dominicain et, après un long parcours qui les conduira successivement à Chevetogne et à Lérins, elles s’établiront dans un genre de vie qui s’apparente à celui des Chartreux, tant pour l’habitat et le vêtement que pour l’organisation des communautés. Elles s’appellent désormais Moniales de Bethléem. En 1976, des frères les rejoignirent et ils poursuivent de leur côté un propos monastique identique.

En 1975, ce sera la fondation à Paris des Frères et Sœurs de la Communion monastique de Jérusalem, près de l’église paroissiale Saint-Gervais : « Il faut à Paris des moines pour l’an 2000, disait alors le Cardinal Marty, archevêque de Paris, des communautés d’hommes et de femmes rayonnantes, pour mettre la prière dans la ville et porter la ville dans la prière ». Après des débuts difficiles, ces communautés établies en plusieurs centres urbains ont trouvé un certain équilibre et attirent des jeunes qui trouvent auprès d’elles un espace de ressourcement et de contemplation. Dom Bernard Ducruet, abbé émérite de Saint-Benoît-sur-Loire, qui a accompagné la naissance de Saint-Gervais, m’a plusieurs fois confié qu’à son avis s’y épanouissaient des vocations qui auraient eu beaucoup de mal à le faire dans les monastères existants.

La Famille de Saint-Joseph, fondée en 1990 par le prêtre Joseph-Marie Verlinde, est une communauté catholique du diocèse de Montpellier. Elle regroupe en une même famille spirituelle des moines et des moniales qui suivent la Règle de saint Benoît, interprétée selon l’esprit de la Sainte Famille de Nazareth, et des laïcs oblats vivant de la même spiritualité au cœur du monde. Établie en divers lieux, cette communauté dépend de l’archevêque de Montpellier.

L’avenir nous dira si ces communautés ont été solidement fondées et si leurs fondateurs étaient d’authentiques fondateurs. Pour l’heure, laissons-leur leur chance et demandons-nous quels sont les obstacles qui réduisent le nombre des vocations à la vie contemplative.

Les jeunes

Les jeunes d’aujourd’hui sont aussi généreux que ceux d’hier, mais rien ne les prépare, dans leur éducation humaine et religieuse, à faire un tel choix. Le critère unique que requiert la Règle de saint Benoît pour vérifier les dispositions d’un postulant se limite à une phrase : cherche-t-il vraiment Dieu ? Et ce critère peut s’appliquer à la vie contemplative en général.

Il y a certainement une authentique recherche spirituelle dans la jeunesse actuelle, mais est-elle si forte qu’elle puisse mobiliser toute une existence ? La vie contemplative, si elle est sérieusement menée sans aucun dérivatif est faite d’actes forcément répétitifs, qui supposent de la part du sujet la capacité de durer. Or, tout dans la culture contemporaine va en sens contraire : on cherche à rompre la monotonie par le changement permanent. Par ailleurs, dans la société actuelle, la vie contemplative est peu connue dans sa réalité profonde. On connaît les anciens monastères qui sont des monuments que l’on visite sans savoir comment les moines les habitaient, et l’on ignore les monastères d’aujourd’hui qui, le plus souvent, ne sont pas aménagés sur le plan classique d’hier. Lors d’une visite pastorale dans une zone rurale du diocèse de Metz où se trouve un petit monastère menacé de s’éteindre faute d’un nombre suffisant de moniales, j’ai échangé avec les gens sur le sujet : « Nous ne voulons pas que les sœurs partent, m’ont-ils dit unanimement, qu’est-ce qu’on peut faire pour les aider ? » Après avoir recueilli leurs suggestions pratiques pleines d’amitié pour les sœurs, j’ai dû leur dire :

« Vous savez, la véritable aide qui empêcherait le départ des sœurs, serait que, parmi tous nos jeunes, certaines entrent au monastère et deviennent moniales. Car, voyez-vous, les moniales c’est comme les prêtres, elles ne tombent pas du ciel, elles viennent de nos familles, de nos villages et de nos villes ». Mes propos, je crois de bon sens, ont jeté la consternation et la réunion s’est achevée dans le silence… Notre Église de France, pour ne pas parler des autres Églises d’Europe, a besoin d’un sursaut spirituel, d’un événement comme l’Histoire d’une âme de Thérèse de Lisieux qui, dans les premières années du XXe siècle, provoqua l’ouverture de nombreux carmels dans notre pays. Notre Dieu demande à être aimé, loué et servi. Trouvera-t-il des chrétiens qui osent cette belle aventure ?

Les fruits de Perfectae caritatis

L’aggiornamento demandé par Perfectae caritatis il y a cinquante ans a donné d’excellents fruits dans les monastères, mais il n’est pas terminé, et sans doute doit-il prendre en compte les difficultés propres aux jeunes générations. Les règles monastiques, comme celle de saint Benoît, ont défié les siècles, mais les déclarations ou les constitutions qui en précisent l’application ont été réécrites dans les années post-conciliaires. La vie commune s’est simplifiée, il n’y a plus qu’une seule classe de moines, certains sont prêtres parce qu’ils ont été appelés par l’abbé, les autres diacres ou laïcs sont moines à part entière, le travail manuel est la règle commune, mais certains travaillent manuellement plus que d’autres parce qu’ils trouvent ainsi leur équilibre. Ainsi tient-on compte davantage des possibilités de chacun, ce qui est tout à fait dans l’esprit de la Règle. Le renouveau liturgique a été accueilli avec bonheur dans les monastères. La concélébration pour les moines prêtres a redonné toute sa place à la messe conventuelle qui est le sommet de la journée monastique. La suppression de l’heure de Prime a redonné aux Laudes toute leur place et a nécessité une nouvelle distribution des psaumes. Si la récitation hebdomadaire du psautier demandée par saint Benoît demeure en principe la règle habituelle, on a éliminé les doublets et même proposé de nouveaux schémas qui répartissent les psaumes sur deux semaines. La langue vivante a été également adoptée en tout ou en partie dans de nombreuses communautés, même si l’irremplaçable chant grégorien est encore utilisé par un certain nombre de monastères. La méconnaissance généralisée de la langue latine ne facilite pas les choses, mais des monastères n’hésitent pas à prendre les moyens pour apprendre le latin à leurs jeunes moines. L’accueil des hôtes recommandé par la Règle bénédictine a pris souvent des formes nouvelles et rencontre en général un franc succès. Parfois il a fallu adapter le régime alimentaire et le temps du repos à des santés moins résistantes et le problème se pose un peu partout du devenir des seniors parfois très nombreux et qui ne peuvent quitter l’infirmerie. Les monastères font parfois des efforts qui frisent l’héroïsme pour garder jusqu’au bout leurs anciens, mais malheureusement cet effort ne peut être exigé de tous et il faut imaginer des solutions nouvelles.

La vie contemplative a un avenir parce qu’elle est la vie chrétienne elle-même vécue à l’extrême. Elle ne saurait donc disparaître, même si elle doit connaître des aménagements nouveaux. Le monachisme occidental doit continuer de se ressourcer en Orient comme y invite la Lettre Orientale lumen du pape Jean-Paul II, il doit intégrer davantage la dimension œcuménique et interreligieuse, comme certains monastères ont déjà commencé à le faire. Enfin l’Europe occidentale doit continuer à soutenir, d’une manière ou d’une autre, les fondations dans les jeunes Églises. C’est en regardant vivre les communautés contemplatives répandues dans le monde entier que l’on peut apprécier la vitalité chrétienne d’une Église particulière.

Mots-clés

Dans le même numéro