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J’étais en prison et vous m’avez visité

Pierre-Marie-Jean Chovelon, c.s.j.

N°2016-4 Octobre 2016

| P. 25-32 |

Kairos

Parmi les « œuvres de miséricorde corporelle » remises à l’honneur par le Pape François en cette année jubilaire de la miséricorde, figure la visite des prisonniers. Accompagnés par une religieuse qui rend visite plusieurs fois par semaine aux détenus d’un Centre pénitentiaire français, découvrons de plus près cet univers carcéral trop méconnu de la plupart des chrétiens.

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Depuis deux ans, je visite plusieurs fois par semaine des hommes prisonniers dans un Centre Pénitentiaire. Pour se familiariser avec cet univers, l’apprentissage est long, parce qu’il a ses rites, son vocabulaire, ses règles.

Avant d’arriver à la cellule d’un détenu, j’aurai franchi au moins quatorze portes et plusieurs postes de contrôle, sans téléphone, ni clés, ni argent sur moi, mais munie d’une alarme portative que je garderai en permanence durant mes visites. En chemin, je croise des détenus qui se dirigent vers les parloirs des familles ou des avocats, ou encore ceux qui ont rendez-vous au SMPR (service médical psychologique régional). Je salue chacun, quelques visages sont connus ; généralement tous me répondent, ou devancent même ma salutation. Certains me demandent de les bénir, de leur donner un chapelet, de prier pour eux. Je suis toujours touchée de voir qu’à travers mon habit religieux, ces prisonniers reconnaissent Celui qui les aime, Celui qu’ils cherchent, peut-être. Encore quelques portes, et me voici devant la maison d’arrêt. Les cris entendus de loin se font plus précis : les prisonniers s’interpellent d’une fenêtre à l’autre, d’un étage à l’autre, d’un bâtiment à l’autre. Ils haussent le ton pour se faire entendre, ce qui donne à l’ensemble une note un peu violente et agressive. Autre activité aux fenêtres – bien que strictement interdite –, celle des « yoyos » : à l’aide de bouts de draps ou de ficelles, les détenus font passer un certain nombre d’objets d’une cellule à l’autre ; pour s’entraider et dépanner le voisin, mais aussi, hélas, souvent pour échanger des substances illicites ou des objets interdits.

Visiter un détenu, venir en toute liberté rencontrer celui qui n’en dispose plus, c’est lui redonner un peu de dignité. S’intéresser à celui qui est mis au rebut de la société, parfois abandonné par ses proches – parents, femme, enfants –, c’est lui tendre une main ouverte, à côté de toutes celles qui se ferment. Les demandes de divorce sont fréquentes lorsque l’un des deux époux est incarcéré. Visiter un prisonnier, c’est aussi signifier, à temps et à contretemps, qu’une personne ne se réduit jamais aux actes qu’elle a pu poser, aussi monstrueux soient-ils. C’est lui révéler ou lui rappeler que son existence, sa vie, sa personne, touche le cœur de son Père du ciel, qui ne cesse pas de poser son regard d’amour sur lui. C’est l’accompagner sur ce bout de chemin douloureux de sa vie, marcher à ses côtés, se mettre à son rythme pour l’aider à renouer avec la part d’humanité la plus noble qui est en lui et à (re)découvrir l’image de Dieu gravée dans son cœur.

Oui, c’est une œuvre de miséricorde de visiter les prisonniers, mais celui qui est détenu peut aussi faire œuvre de miséricorde envers son visiteur : j’ai été bouleversée lorsque Denis [1], un détenu qui a peu de moyens financiers, m’a accueillie un jour par ces mots : « Ma sœur, j’ai acheté un deuxième verre, afin de pouvoir vous offrir à boire quand vous venez ». À cet instant ont résonné en moi ces mots de Jésus : « Quiconque vous donnera à boire un verre d’eau pour ce motif que vous êtes au Christ, en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense » (Mc 9,41). Nombreux sont les gestes de miséricorde que les détenus échangent entre eux : Petre, un détenu roumain, a demandé à sa famille d’aider financièrement la famille de son codétenu qui est en grande difficulté ; Paul, lui, cuisine « largement », pour aider ceux qui n’ont pas les moyens de « cantiner [2] ».

Le rythme en prison est très différent d’un détenu à l’autre. Certains ont la chance de pouvoir travailler un peu dans l’un des ateliers de la prison (cuisine, manutention, buanderie, entretien) et de recevoir ainsi un petit salaire (qui ne dépasse généralement pas 200 euros par mois, pour les mieux lotis). Ceux qui n’ont pas cette chance passent leur journée en cellule, sans horaire de lever. Quelques-uns s’assomment de somnifères pour dormir le plus possible et ne pas voir le temps passer. En plus des deux « promenades » quotidiennes, la prison propose quelques « activités » – sport, bibliothèque, école, théâtre – mais les demandes sont plus importantes que les places disponibles. La participation à la Messe (célébrée deux fois par mois) fait partie des « activités », mais nous ne pouvons accueillir que trente détenus dans la salle polycultuelle mise à notre disposition, alors que près d’une centaine fait appel aux visites de l’aumônerie catholique. Pour Noël et Pâques, la Messe est célébrée dans le gymnase : nous pouvons alors accueillir soixante détenus, mais là encore, nous sommes hélas obligés de « faire un tri » sur la liste, bien plus longue, de ceux qui voudraient participer.

 

Voici la cellule de Thomas. Je frappe à la porte. Ce simple geste nous distingue des surveillants, qui ne frappent pas avant d’entrer dans les cellules. Thomas me remercie pour cette délicatesse, il se sent respecté parce que j’ai frappé avant d’ouvrir. Il est en train de finir son ménage, une petite balayette à la main ; parce que le balai, trop dangereux, n’est pas autorisé. Thomas m’attendait, il voulait me confier sa crainte d’être déchu de son autorité parentale. Aujourd’hui, il a reçu des photos de ses enfants, qui sont sa seule raison de vivre. Il était sans nouvelles depuis six mois, son épouse ayant demandé le divorce durant son incarcération. Il me confie également avoir été tellement humilié la semaine précédente : en allant passer des examens médicaux, en ville, il a dû traverser le hall d’entrée de l’hôpital devant tout le monde, non seulement menotté, mais aussi entravé. Dans une brève prière avant mon départ, nous remettons tout cela, et je demande au Seigneur de venir apaiser et fortifier Thomas pour les semaines qui le séparent de son jugement. Je ne sais pas de quoi il est accusé ; peu importe.

Quand j’entre dans une cellule pour la première fois, je ne connais pas l’histoire du détenu qui y vit. Certains confieront dès la première rencontre les raisons qui les ont conduits à la prison, d’autres n’en parleront jamais. Je n’aborde jamais le sujet la première. Je suis là sans projet, uniquement pour accueillir ce que l’on me confie. Nous nous redisons souvent, au sein de notre équipe d’aumônerie, que nous sommes des aumôniers « aux mains nues » : nous ne pouvons offrir que la Parole de Dieu, la consolation de Dieu, et tout ce qui a trait à la religion. Nous n’avons pas le droit, même si certains le demandent, de les dépanner en enveloppes, timbres, tabac. Nous les orientons alors vers le Secours Catholique, qui a une antenne en prison.

Me voici maintenant dans la cellule de David, 19 ans. Il n’est pas baptisé. Il revient du travail à l’atelier. Quand j’ai rencontré David la première fois, il partageait sa cellule avec un autre jeune. Ce jour-là, ils m’avaient retenue plus d’une heure avec toutes sortes de questions : la souffrance, le mal, le bonheur, le pardon, la confiance. Maintenant, David est seul en cellule. Il me confie qu’il est là pour meurtre : une bagarre qui a mal tourné... David me dit que personne ne lui a jamais appris à distinguer le bien et le mal. Mais aujourd’hui, il souhaite la visite d’un aumônier pour l’aider à trouver le « bon chemin ». À Noël, il me bouleverse, en insistant pour partager avec les sœurs de ma communauté le colis qu’il vient de recevoir de sa mère. La carte de remerciement que les sœurs lui ont envoyée trône maintenant en bonne place dans son petit univers, à côté d’une croix qu’il a un jour trouvée et ramassée dans la cour de promenade parce que, m’explique-t-il, « je ne voulais pas qu’elle soit piétinée ».

Antoine, lui, est détenu au rez-de-chaussée, là où sont rassemblés les prisonniers psychologiquement plus fragiles, et souvent ceux qui ont commis des délits à caractère sexuel. Eux sont très mal reçus par les autres détenus et subissent souvent leur violence, physique ou verbale. Quand ils sont dans la cour de promenade, on leur lance parfois, depuis les fenêtres des cellules, de l’eau de javel ou des déchets. Antoine est baptisé, mais n’a jamais été catéchisé. Il me demande de lui apprendre à prier. Avec le livret de Paroles et prières que je lui remets chaque mois, il fait tout un cheminement spirituel qui va le conduire à demander un prêtre pour se confesser. Auparavant, il souhaitait attendre d’être jugé par les hommes pour demander ensuite le pardon de Dieu, mais il a vite compris que Dieu n’attendait pas que les hommes l’aient condamné pour lui pardonner. Antoine me confie avoir beaucoup pleuré en lisant que Jésus avait pleuré la mort de son ami Lazare. Un jour, après avoir assisté plusieurs fois à l’Eucharistie à la prison, il a demandé à se préparer à la première communion et à la confirmation. Le jour tant attendu, lors de la Messe célébrée par l’Évêque, le visage d’Antoine rayonnait de joie, et j’étais aussi bouleversée que lui. Antoine a résolument choisi de mettre le Christ au centre de sa vie et a très vite saisi le sens de l’Église, qu’il accueille vraiment comme une mère. Il est comme un enfant qui découvre la Source qui le fait vivre et qui s’émerveille de tout. Nous prions ensemble régulièrement.

Je visite aussi fréquemment Amine, musulman, qui, avec une grande douceur, clôt chacune de nos rencontres par un « Prends bien soin de toi ! » qui me touche beaucoup. Amine est incarcéré depuis un an et se dit innocent du crime dont il est accusé. Il y a quelque temps, il m’a demandé une Bible et me confie aujourd’hui qu’il se parfume chaque fois les mains avant de l’ouvrir.

Étienne, lui, a subi dans son enfance les pires atrocités de la part de ses parents. Violé, obligé par son père à avoir une relation sexuelle avec sa propre mère, Étienne est très perturbé. Sa vie est toute cabossée, et il ne croit plus qu’une étoile puisse encore se lever et éclairer son chemin. Il ne croit pas en Dieu, ni en personne, il ne veut plus faire confiance, mais il souhaite cependant recevoir ma visite. Son seul attachement : ses filles, auprès desquelles il espère conserver son autorité parentale. S’il la perd, il me confie que plus rien ne le retiendra dans cette vie. Pendant notre conversation, Étienne n’a pas éteint son poste de télévision ; je vois et entends les scènes de violence qui défilent sur l’écran. La télé, louée chaque mois, est dans chaque cellule, et les prisonniers ont accès aux films de violence, aux reportages sur les attentats, etc. Ne serait-il pas souhaitable que l’autorité ad hoc prenne des dispositions différentes, en proposant par exemple aux détenus des programmes plus adaptés et constructifs, en leur donnant également accès à la chaîne de télévision catholique KTO ?

 

Dans l’accompagnement des détenus, il est aussi important de faire une place aux victimes, de les faire « exister » d’une manière ou d’une autre. Parfois, le détenu en parle de lui-même ; sinon, l’aumônier peut également les évoquer lors d’une prière avec le détenu. Il ne faudrait certes pas « idéaliser » cet univers carcéral à travers les quelques rencontres que je viens de rapporter. Beaucoup demeurent dans la révolte, l’agressivité, et replongent dans la violence quand ils se retrouvent entre eux. Mais je reste souvent émerveillée de voir combien ces hommes, pris séparément, peuvent diffuser de paix, de douceur, de bienveillance et d’amour autour d’eux. Avec la grâce de Dieu, certains réussissent réellement à « changer de vie », en mettant Jésus au cœur de leur existence. Le regard s’illumine, le cœur s’ouvre, les pardons jaillissent, et avec eux les décisions de « repartir à zéro » et de « reprendre le bon chemin ». Parce que toute vie a du prix aux yeux de Dieu (cf. Is 43,4) ; que « là où abonde le péché, surabonde la grâce » (Rm 5,20) ; que « la miséricorde triomphe du jugement » (Jc 2,13) ; et qu’il n’est jamais trop tard pour commencer à vivre et à aimer.

[1Tous les prénoms sont des prénoms d’emprunt.

[2Dans les prisons françaises, la cantine désigne la possibilité pour un détenu d’acheter des produits de la vie courante tels que de la nourriture, des cigarettes, des timbres et des enveloppes, des produits d’hygiène.

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