Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Ignace de Loyola et les Exercices spirituels

Pierre Gervais, s.j.

N°2018-3 Juillet 2018

| P. 47-64 |

Orientation

Habitué de nos pages, le père Pierre Gervais, jésuite canadien, a mené sa carrière de dogmaticien à l’I.É.T. de Bruxelles où il a revisité, avec les grands traités et les principaux sacrements, quelques figures éminentes de la mystique chrétienne. Il se consacre désormais à l’écriture, notamment d’importants commentaires des Exercices spirituels ; cet article en donne l’épure la plus achevée.

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Ignace de Loyola se situe à un tournant de l’histoire de la pensée en Occident, tout comme Bernard de Clairvaux en son temps. L’époque de Bernard est celle de la prise de conscience de l’homme comme sujet par rapport à son monde, ce qui conduira à une théologie plus dialectique que symbolique dans les écoles cathédrales et, dans les monastères, toujours en lien avec la lectio divina et à la suite de saint Bernard, à une spiritualité de la subjectivité croyante davantage centrée sur le Christ en son humanité. Ignace se situe à cet autre moment charnière de la pensée occidentale qu’est celui où, avec le XVe siècle, l’homme en vient à se percevoir sujet de liberté dans son rapport à Dieu. Ignace et Luther sont pratiquement contemporains. L’épreuve intérieure que connaît le premier à Manrèse fait pendant à celle qu’avait traversée dix ans plus tôt le second et qui ébranla la chrétienté donnant lieu à la Réforme. Or il est significatif que ces deux crises aient été suscitées par le sacrement de pénitence et de réconciliation qui conjoint précisément, de la façon la plus intime, liberté humaine et liberté divine.

Ignace

Ignace (Iñigo de par son nom de naissance) est né en 1491 en pays basque, à Loyola, dernier d’une fratrie de treize enfants, dont sept garçons. Orphelin de père et de mère, il devient page à la cour du ministre des finances du Royaume vers l’âge de 14 ans. Tout au long des années qui suivent, allant de ville en ville, Ignace ne rêve que de faits d’armes et de belles dames. Envoyé à Pampelune, il en refuse la reddition aux troupes françaises. Atteint par un boulet qui lui brise une jambe et blesse l’autre, il se retrouve alors en convalescence à Loyola. Il demande des livres de chevalerie pour tromper l’ennui et tombe de fait sur la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux et la Vie des saints (Flos sanctorum) de Jacques de Voragine qui se trouvaient dans la bibliothèque familiale. C’est à l’effet que produisent ces lectures qu’il fait pour la première fois l’expérience de ce qu’il appellera par la suite le discernement des esprits – la lecture des romans de chevalerie, tout en le passionnant sur le coup, le laissant insatisfait, alors que la lecture des vies de saints enflammait son imagination. C’est aussi à cette époque qu’Ignace recopie soigneusement dans un grand cahier les paroles du Christ qu’il tire des évangiles. Enfin, épris du désir de surpasser les saints dans leurs mortifications les plus héroïques, fin février 1521 – il a alors 30 ans –, Ignace part pour Montserrat, y fait une confession générale de toute sa vie passée, abandonne ses habits de chevalier, dépose son épée au pied de l’autel de la Vierge et s’engage dans une vie de pèlerin mendiant qui le mène d’abord, non loin de Montserrat, à la bourgade de Manrèse où il passe un an.

Inaugurée dans l’enthousiasme, cette année se transforme en épreuve intérieure, taraudé qu’il est par le sentiment de n’avoir pas su rendre compte de tout son passé lors de sa confession générale à Montserrat. Ignace a beau redoubler de pénitences, se confesser chaque semaine, demander l’avis des confesseurs les plus avisés, rien n’y fait, il n’arrive pas à retrouver la paix intérieure. Il fait, au cours de ces mois, l’expérience du péché comme puissance de mal, au point, à un moment donné, de vouloir mettre fin à ses jours, poussé qu’il est à se jeter dans un grand trou près de l’endroit où il priait, tentation à laquelle il ne peut résister qu’en se répétant machinalement que c’est péché. Faisant la relecture de tous ces mois, il en vint au terme « à un suprême dégoût de la vie qu’il menait, avec de fortes envies de l’abandonner ». C’est alors que le Seigneur permit « qu’il s’éveille comme d’un rêve ». Le nœud intérieur se dénoue, et l’acte qu’il avait jusqu’alors été incapable de poser, il lui est donné de le poser de lui-même.

« Comme il avait déjà acquis grâce aux leçons que Dieu lui avait données quelque expérience de la diversité des esprits, il se mit à considérer par quel moyen cet esprit lui était venu. Il résolut, en toute lucidité, de ne plus confesser aucune faute passée. Et à partir de ce jour, il fut délivré de ses scrupules, tenant pour certain que Notre Seigneur dans sa miséricorde avait voulu l’en délivrer » (Récit, 25).

D’extérieur qu’il était aux choses de Dieu, Ignace leur devient intérieur. S’ouvre alors l’étape des grandes grâces qui marqueront la suite de sa vie, enseigné qu’il est par Dieu « comme un enfant par son maître d’école ». Ces grâces portent sur la Trinité, l’Incarnation et l’Eucharistie, sans compter celle que constitue la vision du Cardoner (petite rivière aux abords de Manrèse) où il lui est donné de saisir, comme de l’intérieur, en une vision architectonique, tout l’univers des choses créées en Dieu.

Au sortir de Manrèse, Ignace n’a qu’un désir, « aider les âmes », ce qui l’amène à donner des exercices spirituels à des personnes en quête de Dieu. Soupçonné d’illuminisme par l’Inquisition d’Alcala, il en reçoit ordre de ne plus donner ces exercices tant qu’il n’aurait pas fait toutes les études requises, défense qu’il contourna d’ailleurs en changeant de diocèse. Il donnera par la suite la retraite de trente jours à Pierre Favre et à François Xavier, alors qu’il partageait avec eux une même chambrée au collège Sainte-Barbe de Paris.

C’est donc en lien avec cette expertise dans l’accompagnement spirituel que le livre des Exercices dont nous disposons a pris forme. Ignace lui-même a tenu à le soumettre à l’approbation du Pape, pour en faire un bien de l’Église et non seulement de la Compagnie. Le livre n’est pas un livre de lecture spirituelle. Il est composé d’exercices d’une durée de trente jours, répartis sur quatre semaines de longueur variable. Il n’a rien d’autobiographique. Si autobiographie il y a, elle est celle que le retraitant écrit, jour après jour, en rendant compte du mouvement de sa prière. On peut certes feuilleter le livre des Exercices, discourir sur son contenu. Ce faisant, on reste encore extérieur à ce contenu. Celui-ci ne se livre que dans la relation qu’il instaure entre celui qui en donne les exercices et celui qui les reçoit. Significatif de ce point de vue est l’énoncé à l’entrée des quatre semaines :

Pour que celui qui donne les Exercices spirituels, aussi bien que celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus disposé à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’il le corrige avec amour. Si cela ne suffit pas qu’il cherche tous les moyens appropriés pour que, celui-ci la comprenant bien, elle soit sauve (se salve) (Exercices spirituels, 22).

Telle doit être, selon Ignace, la disposition d’esprit de tout bon chrétien en situation de dialogue, prompt à sauver la proposition du prochain plutôt qu’à la condamner, soucieux, s’il ne le peut pas, de s’enquérir de la manière dont celui-ci la comprend, et, s’il la comprend mal, prêt à le corriger avec amour, cherchant par ailleurs par tous les moyens appropriés à sauver sa proposition en l’aidant à la bien comprendre, la proposition en question suscitant précisément l’échange tout en en constituant l’enjeu.

Les Exercices spirituels

Ainsi en est-il de de la relation qui s’instaure entre celui qui donne les Exercices et celui qui les reçoit. Tous deux ont pour référence commune le texte des Exercices, bien qu’en position différenciée par rapport à lui. À l’un de donner les exercices que comporte le livre, lesquels consistent en « autant de manières d’examiner sa conscience, de contempler, de méditer, de prier oralement ou mentalement » ; à l’autre, de recevoir ces exercices et de les faire. De part et d’autre, le but est le même : « chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie en vue du salut éternel » (1,4). Au premier de raconter fidèlement l’histoire sur laquelle porte l’exercice, méditation ou contemplation, tout en en parcourant brièvement les points ; au second, d’y appliquer toutes ses facultés avec l’aide de Dieu pour en rejoindre le fondement et ainsi, comme le dit Ignace, « sentir l’histoire », « car ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement » (2,5).

Au point de départ de toute heure d’oraison dans les Exercices, il y aura toujours la demande de grâce initiale en lien avec la matière proposée et, à son terme, le colloque. « Le colloque, précise Ignace, se fait, proprement, en parlant comme un ami parle à un ami ou un serviteur à son seigneur ; tantôt demandant quelque grâce, tantôt s’accusant d’avoir fait quelque chose de mal, tantôt faisant part de ses affaires et demandant conseil à leur sujet » (54). L’on s’entretient alors avec la personne à qui on s’adresse dans la spontanéité du cœur, avec tout le respect qui lui est dû. C’est ainsi qu’en toute heure d’oraison un dialogue se noue entre Dieu et l’âme.

C’est précisément sur l’arrière-fond de ce dialogue qu’intervient l’échange qui prend place entre celui qui donne les Exercices et celui qui les reçoit. Au retraitant de faire part, dans l’heure écoulée, des motions ressenties, celles qui l’ont tenu à distance de la matière proposée, tout comme celles qui y ont rendu intérieur, ne serait-ce qu’un instant. Le seul fait de se dire à soi-même ce qui s’est passé effectivement durant l’heure, en en rendant compte à un autre, donne déjà, pour une part, d’accueillir l’heure écoulée pour ce qu’elle a été en vérité. À l’accompagnateur de « sauver la proposition du prochain », comme le dit Ignace, plutôt que de la « condamner », quitte à s’enquérir auprès du retraitant de la manière dont lui-même la comprend.

● Première Semaine

Ainsi en est-il en Première semaine de la méditation sur les trois péchés des anges, d’Adam et Ève ainsi que de tout homme qui pour un seul péché mortel est tombé en enfer. J’y demande honte et confusion de moi-même pour mes si nombreux péchés en regard des conséquences qu’ont entraînées ces trois péchés, me retrouvant au terme de l’heure devant le Christ en croix.

Imaginant le Christ notre Seigneur devant moi et mis en croix, faire un colloque : comment, de Créateur, il en est venu à se faire homme, à passer de la vie éternelle à la mort temporelle et ainsi mourir pour mes péchés. De même me regarder également moi : ce que j’ai fait pour le Christ, ce que je fais pour le Christ, et ce que je dois faire pour le Christ : puis, le voyant dans cet état, suspendu ainsi à la croix, parcourir ce qui s’offrira à moi (53).

Dans la distance ressentie alors avec le Christ, le colloque sur lequel débouche l’heure est davantage colloque avec soi-même en présence du Christ que colloque avec le Christ. Ce colloque n’est pas moins une grâce à accueillir. Il est déjà le fruit de l’heure écoulée.

Au retraitant alors de faire part à l’accompagnateur de la manière dont l’heure s’est passée. Ce faisant, à celui-ci de s’enquérir auprès du retraitant de la manière dont il a procédé durant l’heure, dans le respect des points d’oraison tout comme dans celui des « additions pour mieux faire les Exercices et pour mieux trouver ce qu’on désire » (73-90) qu’Ignace y adjoint. À lui de le « corriger avec amour », le cas échéant. Il y a en effet des sécheresses et des désolations qui n’ont pour cause que sa propre négligence dans la manière de s’acquitter de l’exercice proposé. Mais il y a aussi une désolation qui est le fait de Dieu. Elle est celle qui donne de ressentir sa propre distance par rapport à lui. Elle est déjà une grâce à accueillir. À l’accompagnateur d’aider alors le retraitant à porter avec patience l’épreuve du moment dans l’attente de la consolation à venir, le propre de la désolation étant précisément de donner « connaissance et savoir » pour que « nous sentions intérieurement » que « tout est don et grâce de Dieu » (322,3). C’est ainsi qu’en faisant le point avec lui sur l’heure écoulée, il revient à l’accompagnateur de sauver « avec tous les moyens proportionnés » la proposition du retraitant en l’aidant à repérer ce qui est déjà de Dieu. Ainsi seulement, le retraitant peut-il aborder l’heure qui suit, sûr de sa grâce.

Il y a aussi des moments où le retraitant est plus directement sous la mouvance de la grâce de Dieu. La méditation sur les péchés personnels se prête à cette mouvance. Le retraitant y demande « une grande et intense douleur et des larmes pour mes péchés » (55,4). Or, c’est précisément alors qu’il se trouve devant son juge suprême et éternel, conscient de ses péchés et de leur malice, que ses yeux se dessillent, mis en présence qu’il est d’une prévenance insoupçonnée, celle des anges et des saints qui intercédaient pour lui alors qu’il péchait, celle aussi de la création tout entière :

les cieux, le soleil, la lune, les étoiles et les éléments, les fruits, les oiseaux, les poissons et les animaux ; et la terre, comment elle ne s’est pas entrouverte, créant de nouveaux enfers pour que j’y souffre à jamais (60).

« Terminer avec un colloque de miséricorde, nous dit le texte des Exercices, en s’entretenant avec Dieu notre Seigneur, lui rendant grâce pour m’avoir donné la vie jusqu’à maintenant, en formant le propos de m’amender par sa grâce pour l’avenir » (61). Touchée par la miséricorde de Dieu, la parole se libère. Elle devient action de grâce pour le don de la vie au moment présent et résolution de s’amender, action de grâce qui suscite en retour une douleur d’autant plus vive et des larmes d’autant plus intenses à la pensée des péchés commis.

Certes, l’heure d’oraison n’est jamais copie conforme de l’exercice proposé. Et pourtant, il y va bien de part et d’autre d’une même grâce. Par-delà l’émotion du moment, consolation ou désolation, la grâce reçue ne peut être reconnue pour ce qu’elle a été en vérité que dans le dialogue auquel l’heure écoulée donne lieu. À l’accompagnateur alors d’aider le retraitant à reconnaître ce qui s’y révèle des voies de Dieu sur lui.

Telle est la grâce propre aux exercices de Première semaine, en lien avec le péché. Cette grâce est celle de la contrition chrétienne. Elle assure à elle seule les fondamentaux de l’existence chrétienne, mettant en présence du Christ qui a eu « tant de compassion et de miséricorde pour moi » (71), le fait qu’il n’ait pas mis fin à ma vie pour mes nombreux péchés en étant la preuve. Elle dispose à s’approcher d’abord du sacrement de pénitence puis à recevoir le Très Saint Sacrement (64). Dans sa pratique d’accompagnement spirituel, Ignace se limitait le plus souvent à cette seule semaine, réservant les trois autres à ceux qu’il jugeait aptes à en tirer un plus grand profit, d’autant que, pour une raison d’ordre pratique, fait-il remarquer, il faut prendre en considération les limites du temps dont on dispose.

● Le Règne

Vient alors ce qu’on appelle couramment « la méditation du Règne ». À vrai dire, il s’agit moins d’une méditation que de la prise en considération de deux appels, le premier, d’un roi humain, le second, du Roi éternel, « l’appel du roi temporel aidant à contempler la vie du Roi éternel ». D’emblée, l’exercice met donc en présence d’un « roi humain, choisi par la main de Dieu » et dont la volonté est de conquérir toute la terre des infidèles. D’où l’appel à ses sujets, les invitant à assumer avec lui le labeur de la tâche pour avoir part avec lui, au terme, à la victoire.

Tout bon sujet qui se respecte ne peut que se faire un point d’honneur de répondre généreusement à un tel appel, relève Ignace. Ainsi en est-il d’ailleurs de tout projet susceptible de mobiliser le tout de la personne au service d’une juste cause. Or l’appel du Roi éternel est d’un autre ordre. Celui-ci ne s’adresse pas à un groupe délimité de personnes, mais au monde entier ainsi qu’à chacun en particulier. Il n’y va plus seulement de la conquête d’un territoire, mais bien du monde entier. Les ennemis à vaincre sont tout homme qui offense Dieu par ses péchés. « Ma volonté est de conquérir le monde entier et tous les ennemis et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père » (95). Cette volonté, le Christ la déjà rendue manifeste en sa personne, payant le prix de sa victoire par sa mort en croix. « Par conséquent, qui voudrait venir avec moi doit œuvrer avec moi pour que, me suivant dans la peine, il me suive aussi dans la gloire ». L’appel est digne d’être pris en considération. Aussi, « tous ceux qui auront jugement et raison offriront toute leur personne à la tâche », constate Ignace.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’offrande du Règne. Ici encore, il y va d’abord d’une prise en considération et de ses implications concrètes. Tous ceux qui voudront se signaler « davantage » au service du Christ en l’imitant personnellement devront en effet « lutter contre leur amour charnel et mondain ». Deux mots clefs de la spiritualité ignatienne interviennent ici. Ils sont au cœur de la Deuxième semaine des Exercices. Il s’agit d’abord du terme « davantage » (magis), et ensuite, de l’expression « agir contre » (agere contra).

L’offrande que le retraitant est alors invité à faire sienne n’est pas un colloque « selon ce que l’on sentira en soi ». Ignace en dicte lui-même les termes.

Éternel Seigneur de toutes choses, je fais mon offrande, avec votre faveur et votre aide, en présence de votre infinie Bonté et en présence de votre Mère glorieuse et de tous les saints et saintes de la cour céleste : je veux et je désire, et c’est ma décision délibérée pourvu que ce soit votre plus grand service et votre plus grande louange, vous imiter en endurant tous les outrages, tout blâme et toute pauvreté aussi bien effective que spirituelle, si votre très sainte Majesté veut me choisir et me recevoir en cette vie et en cet état (98).

Cette offrande est une prière. Il ne suffit pas en effet de s’offrir. Encore faut-il que ce qu’on offre soit agréé de la part de celui à qui on l’offre. Cette prière ouvre de fait sur la contemplation de la vie du Roi éternel de la Deuxième semaine des Exercices.

● Deuxième Semaine

De méditation sur le péché qu’elle était en Première semaine, la prière devient désormais contemplation. En chaque heure d’oraison, il s’agira toujours de se remettre en mémoire « l’histoire de ce que j’ai à contempler », ce qui se donne à contempler dans cette histoire n’étant autre que le mystère du Christ et de l’Église. À preuve le fait que, dans les Exercices, on ne contemple jamais le Christ indépendamment des personnes qui composent avec lui la scène évangélique : voir les personnes, entendre ce qu’elles disent ou peuvent dire, goûter et sentir l’infinie suavité et douceur qui émane de leur âme et de leurs vertus, les toucher enfin en embrassant et en baisant les endroits où elles marchent et où elles s’asseyent, nous est-il dit (121-126).

La semaine commence, en lien avec l’annonce faite à Marie, par la contemplation de l’Incarnation. La grâce qu’on y demande sera celle de toute la semaine : « une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, afin de l’aimer et le suivre davantage » (104). Dans le regard que les trois Personnes divines portent sur elles, il s’agit d’abord de voir toutes les personnes sur la face de la terre, si différentes les unes des autres dans leurs conditions de vie, pour tourner ensuite son regard sur Notre Dame et l’ange qui la salue ; d’entendre ce que disent les Personnes divines en réponse aux blasphèmes des hommes : « faisons la rédemption du genre humain », tel que les paroles de l’ange et de Notre Dame donnent de l’entendre ; regarder enfin ce que font les Personnes divines : accomplir la très sainte Incarnation, de concert avec ce que font l’ange et Notre-Dame, « l’ange exerçant son office d’envoyé et Notre-Dame s’humiliant et rendant grâce » (108).

Faire à la fin de l’heure un colloque, dit Ignace, « en pensant à ce que je dois dire aux trois Personnes divines, ou au Verbe éternel incarné, ou à la Mère et Notre Dame, faisant des demandes selon ce que l’on sentira en soi, afin de mieux suivre et d’imiter davantage notre Seigneur, ainsi nouvellement incarné » (109). Ce colloque sera celui de chaque heure d’oraison consacrée aux mystères de la vie cachée du Christ, dans les jours qui suivent. À la naissance éternelle du Christ dans le sein du Père et à sa naissance à la plénitude des temps dans le sein de Notre Dame, répond en ce moment, dans l’oraison, sa naissance dans l’âme du retraitant.

C’est alors qu’intervient, en lien avec la question du choix d’un état de vie, une pause dans la contemplation de la vie du Roi éternel. Celle-ci est constituée de la journée consacrée à deux méditations, celle des deux étendards (136-147) et celle des trois hommes (149-156). De contemplation de la vie du Christ qu’elle était, l’oraison redevient, tout comme en Première semaine, méditation ; d’abord méditation sur l’histoire humaine où s’affrontent deux forces adverses, celle du mensonge et celle de la vraie vie, Lucifer étant le chef de tous les ennemis, et le Christ, souverain et vrai capitaine des bons, et, enfin, au terme de la journée, méditation sur soi-même et sur ses motivations devant Dieu, au moment d’entrer dans le processus des élections. La Première semaine portait sur les péchés commis. Elle était de l’ordre de la vie purgative. La méditation des deux étendards porte sur la tentation. Elle relève de la voie illuminative, tout comme la Deuxième semaine. La grâce qui y est demandée est une grâce de connaissance.

Richesses et honneur ne sont pas mauvais en soi. L’économique et le politique ne sont-ils pas au cœur du lien social ? Or le propre de l’ennemi est précisément de chercher à amener à se définir à partir de ce lien, et finalement contre Dieu, en référence aux choses et aux personnes, la convoitise des richesses et la recherche de l’honneur s’ensuivant, le propre du Christ étant à l’opposé, de contrer la convoitise en prêchant la pauvreté spirituelle, sinon effective, et le désir des honneurs, par celui des opprobres. Tel est le combat spirituel au cœur de la méditation des deux étendards.

Je peux désirer être admis sous l’étendard du Christ. Encore faut-il que je sache en quel état le Christ veut bien m’y choisir et admettre. C’est dans ce contexte qu’intervient la méditation des trois hommes, chacun d’eux réagissant de manière différente face à un bien acquis, et pour le retraitant, face aux biens acquis par le passé, « non pas purement et comme il se doit par amour de Dieu » (130) ; cette méditation intervient à un moment capital de la semaine. Elle rejoint le retraitant dans son affectivité alors que, tout en contemplant le Christ dans les mystères de sa vie publique, il s’apprête à faire le choix de ce bien particulier qui le mettra sous son étendard.

Le désir de faire ce qui est le plus agréable à Dieu ne peut passer que par une indifférence préalable consentie à tout attachement désordonné, aussi bien en ce qui concerne la pauvreté que la richesse. Ainsi seulement laisse-t-on au Christ le champ libre pour signifier ses préférences. Telle est la disposition d’esprit que doit avoir le retraitant alors qu’il s’apprête à entrer dans le processus des élections.

Tout au long de ce processus, il reviendra à l’accompagnateur « de laisser le Créateur agir sans intermédiaire avec sa créature et la créature avec son Créateur et Seigneur » (15,6). Dans le dialogue qu’il engagera avec lui, il rendra celui-ci attentif à la suite des pensées qui surviennent en lui et le mobilisent, « pensées bonnes et saintes » (332) en soi (ce sont les logismoi des Pères du désert), mais dont lui-même doit repérer l’origine à l’effet qu’elles produisent en lui pour les accepter ou les écarter, soit qu’elles le confortent dans son intention première qui est de servir le Christ, soit qu’elles l’en détournent. Il y va ici de ce qu’Ignace appelle le discernement des esprits. C’est suite à ce discernement que pourra se faire un choix « comme il se doit par amour de Dieu », choix qui, de par sa nature même, devra insérer dans le combat que notre Mère l’Église hiérarchique mène ici-bas sur terre à la suite du Christ (170). Soit que Dieu attire l’âme de telle sorte qu’elle le suive sans pouvoir douter de ce qui lui est indiqué (175), soit encore qu’il revienne à celle-ci de faire son choix en fonction des motions diverses qui se sont produites en elle, consolations ou désolations (176), soit enfin que, faute de motions significatives, elle soit laissée à elle-même pour juger du meilleur cours d’action à suivre, dans la paix et tranquillité d’esprit que lui donne le Seigneur (177). Ce sont là les trois temps que donnent les Exercices « pour faire une sainte et bonne élection ». Chacun d’eux est valide, sans que pour autant le choix de l’un plutôt que de l’autre soit laissé à la discrétion de chacun (175), car il y va d’abord de la manière dont Dieu traite avec l’âme.

● Troisième et Quatrième Semaines

Fort de ce choix, le retraitant entre alors dans les deux dernières semaines des Exercices, prêt à œuvrer avec le Christ en réponse à son appel, s’unissant à lui en son mystère de mort et de résurrection. En Troisième semaine, il demande « peine intérieure pour la peine si grande que le Christ a endurée pour lui (203) et, en Quatrième semaine, « d’éprouver intensément allégresse et joie de la si grande gloire et joie » du Christ ressuscité (221), se réjouissant en son « Créateur et Rédempteur » (229). La Deuxième semaine des Exercices relevait de la voie illuminative. Les deux dernières relèvent, quant à elles, de la voie unitive, l’union à Dieu à laquelle elles conduisent étant essentiellement de l’ordre d’une mystique apostolique et ecclésiale.

Le rapport à l’accompagnateur n’est pas moins décisif à cette étape des Exercices qu’au cours des semaines précédentes, quoique d’un autre ordre. Désormais, il ne s’agit plus de discernements à opérer, comme dans les semaines précédentes. Ceux-ci ont déjà été faits et le choix auquel ils ont conduit a mis effectivement à la suite du Christ, en union avec lui dans son mystère de mort et de résurrection. L’accompagnateur devient dès lors, dans le dialogue qui s’engage avec le retraitant, en son altérité, cette présence qui rend le retraitant présent à celui qui est devenu pour lui mesure de sa vie et de son agir, le Christ notre Seigneur.

Tel est le mouvement que tracent les quatre semaines des Exercices. Ignace n’a rédigé au cours de sa vie que deux prières. Toutes deux sont des actes d’offrande. La première, l’offrande du Règne, ouvrait sur la contemplation des mystères de la vie du Christ. La seconde, quant à elle, intervient au terme des quatre semaines, dans « la contemplation pour obtenir l’amour » à laquelle elle imprime son rythme. Tout en se situant hors cadre des quatre semaines des Exercices, cette contemplation ne ressaisit pas moins, comme de l’intérieur, tout le mouvement des quatre semaines des Exercices.

● Ad amorem

À l’arrière-plan de la contemplation, il y a le double principe qui, déjà au plan humain, régit tout amour véritable. « L’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles », note Ignace. En outre, il est communication réciproque, « celui qui aime donnant à celui qu’il aime ce qu’il a, ou une partie de ce qu’il a ou de ce qu’il peut donner, et à l’inverse, celui qui est aimé à l’égard de celui qui l’aime » (230-231). D’où les quatre points de la contemplation, en lien avec ce donné premier, chacun d’eux reprenant à son compte en quelque sorte le mouvement des quatre semaines.

« Me remettre en mémoire les bienfaits que j’ai reçus : création, rédemption et les dons particuliers » (234), est-il dit d’emblée. Telle est la « matière » de l’heure d’oraison. « Contempler (mirar) comment Dieu habite dans les créatures : dans les éléments en leur donnant l’être, dans les plantes en leur donnant la vie, dans les animaux en leur donnant de sentir, dans les hommes en leur donnant de comprendre, et ainsi en moi, me donnant d’être, de vivre, de sentir et en me donnant de comprendre, faisant de moi son temple, étant créé à la ressemblance et à l’image de sa divine Majesté » (235). Ce deuxième point de l’oraison relève de la voie illuminative, tout comme la Deuxième semaine des Exercices.

Vient alors le troisième point. Il situe quant à lui dans l’ordre de la Troisième semaine : « considérer (considerar) comment Dieu travaille et œuvre pour moi dans toutes les choses créées sur la face de la terre, se comportant à la manière de quelqu’un qui travaille, par exemple, dans les cieux, les éléments, les plantes, les fruits, les troupeaux, etc., en leur donnant l’être, en les conservant, en leur donnant de vivre, de sentir, etc. » (326). Le quatrième et dernier point part de Dieu pour accueillir à partir de lui tous les bienfaits contemplés dans les points précédents, tout comme à partir de la joie du Ressuscité s’éclairent pour ce qu’elles ont été en vérité les trois semaines précédentes parcourues par le retraitant : « contempler (mirar) comment tous les biens et tous les dons descendent d’en haut. Par exemple, comment ma puissance limitée descend de celle, suprême et infinie, d’en haut ; et de même pour la justice, la bonté ; la compassion, la miséricorde, comme du soleil descendent les rayons, de la source les eaux, etc. » (237).

Au terme de chacun de ces quatre points d’oraison, en reconnaissance pour les bienfaits reçus, se trouve, toujours reprise à nouveau, l’offrande qu’Ignace met sur les lèvres du retraitant, après l’avoir invité à réfléchir en lui-même et à considérer en toute raison et justice ce que, de son côté, il doit offrir à sa divine Majesté, « lui donnant tous ses biens et lui-même avec eux, comme quelqu’un qui fait une offrande de grand cœur » :

Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté ; tout ce que j’ai et tout ce que je possède ; Vous me l’avez donné, à Vous Seigneur, je le rends. Tout est vôtre, disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi votre amour et votre grâce, c’est assez pour moi (234).

L’offrande s’adresse ici au Christ, tout comme l’offrande de la méditation du Règne à l’entrée de la Deuxième semaine. L’offrande du Règne était de l’ordre du magis alors que le retraitant se mettait à la suite du Christ des évangiles. Celle-ci est totale et sans réserve dans l’accueil du moment présent. À la remise de toute sa liberté au Christ pour qu’il en dispose selon son entière volonté, répond de la part de celui-ci le don de son amour et de sa grâce, lesquels donnent en retour de « l’aimer et servir en toutes choses (en todo amar y servir) » (233), à sa louange et à sa plus grande gloire.

Les quatre semaines des Exercices étaient de l’ordre de la contemplation évangélique. La contemplation Ad amorem, quant à elle, est accueil du don de Dieu au moment présent de l’existence. Elle induit un nouveau mode d’oraison. C’est en référence à ce mode d’oraison qu’on qualifie parfois celui qui se met à l’école des Exercices de « contemplatif dans l’action ».

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