Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Un nouveau bienheureux belge : Charles Deckers

Guy Theunis, s.j.

N°2019-2 Avril 2019

| P. 15-32 |

Kairos

Parmi les 19 chrétiens récemment béatifiés à Oran, certains sont restés dans l’ombre, comme ces quatre Missionnaires d’Afrique (Pères blancs) assassinés ensemble à Tizi Ouzou le 27 décembre 1994. Parmi eux se trouvait un Belge, avec qui son confrère Guy Theunis, autrefois très engagé au Rwanda, nous propose de faire plus ample connaissance.

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Charles est né le 26 décembre 1924, dans une famille nombreuse de 9 enfants, famille d’avocats connue à Anvers. Il fait ses humanités au Collège Notre-Dame des pères Jésuites. En ce temps de crise, ceux-ci organisent un service social parmi leurs élèves afin qu’ils recherchent les nécessiteux et leur apportent une aide. Charles y apprend à s’intéresser aux besogneux. C’est en septembre 1943 qu’il se rend à Boechout pour entrer chez les Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs). Après son noviciat à Varsenare (près de Bruges), il fait ses études de théologie à Heverlée (près de Louvain), prononce le serment missionnaire le 21 juillet 1949 et est ordonné prêtre le 8 avril 1950. Durant sa formation, on remarque déjà certains des traits de caractère et qualités qu’il développera par la suite :

Caractère doux et calme... jugement bon, parfois trop hésitant... volonté forte : une fois qu’il a vu et décidé, il est tenace... Il a de l’initiative, en particulier pour les œuvres de jeunesse où il se dévoue avec succès ; mais il préfère travailler en sous-ordre... A du savoir-faire pratique et aime le travail manuel où il se dévoue... Culture littéraire assez poussée ; bon bilingue et connaît assez bien l’anglais. Travailleur régulier, poli et réservé. Piété excellente, souvent à la chapelle ; il prend un grand soin de ses exercices spirituels. Obéissance bonne ; parfois il tient trop à exposer ses idées, mais finit par se soumettre entièrement aux décisions prises. Sa charité est remarquable. A beaucoup de cœur, grande capacité de compassion, surtout pour les plus pauvres. Pendant les vacances, il s’est montré vraiment dévoué au patronage, et s’occupe régulièrement de quelques familles pauvres, ce qui semble marquer qu’il aura de l’initiative une fois qu’il sera à son œuvre plus tard. Fera un bon missionnaire.

Signalons un événement du début de sa formation à Boechout, pendant la guerre 40-45, lors d’un de ses congés chez ses parents à Anvers. La police allemande perquisitionne. Elle avait appris qu’on y écoutait les émissions radio venant d’Angleterre. Elle veut arrêter les parents. À ce moment, Charles et sa sœur déclarent que ce sont eux qui les écoutent. Les deux passent quelques semaines en prison. À la fin de sa formation, comme la plupart des missionnaires belges de l’époque, il aurait aimé être nommé en Afrique noire où deux de ses sœurs vivent, l’une à Bukavu, l’autre à Kasongo (R. D. Congo). Mais il accepte sa nomination pour l’Algérie.

À Alger, à Tunis et à Paris pour des formations complémentaires

À la Kasbah d’Alger, il apprend à connaître en profondeur le peuple algérien et s’y attache de tout son cœur. En 1951, il se rend à la Manouba, à Tunis, pour se perfectionner en arabe et y étudier la culture et l’histoire musulmanes. « Le dialogue, comme toute démarche spirituelle ne s’improvise pas, il se prépare sérieusement », écrit-il dans une plaquette qu’il rédige en 1981, « Les musulmans en Belgique ». Il en est convaincu. Lors d’une interview, il raconte :

J’avais acquis dans mes études une connaissance théorique de l’islam. Avant d’entrer en contact avec celui vers qui on sera envoyé, il faut connaître sa culture artistique, littéraire, ses coutumes, ses façons de vivre, alors seulement peut commencer le véritable dialogue. La culture musulmane nous apporte beaucoup et dans la mesure où notre vie chrétienne est significative, nous sommes en mesure de faire tomber de nombreux préjugés.

S’il ne répugne pas aux études, il cherche cependant avant tout les contacts humains et passe volontiers son temps avec les gens, autour d’une tasse de thé. C’est avec eux qu’il acquiert rapidement la langue dialectale. En octobre 1953, il est à Paris pour des études d’économie et de sciences sociales. On le destine à un apostolat de ville. À la fin, son supérieur note :

Deux années d’études sociales à Paris l’ont mûri et qualifié pour des contacts et une action auprès des jeunes gens avec lesquels sa cordialité et son air de jeunesse le mettent d’emblée en sympathie. L’esprit de foi sous-tend tout son comportement.

À Tizi-Ouzou, pendant 22 ans

Voici la première période importante de sa vie : à Tizi-Ouzou, en Kabylie, où il arrive le 7 septembre 1955. Il apprend la langue berbère qui n’est pas enseignée, en conversant avec les habitants, en particulier avec les jeunes qui sont très nombreux et ont besoin d’assistance et d’enseignement. Il devient responsable d’un foyer de jeunes. Prendre en main un foyer de jeunes kabyles, à l’époque de la guerre d’Algérie, comporte un risque, les jeunes de 18-20 ans étant un vivier tentant pour le recrutement de la rébellion. Usant de prudence et de discrétion en ce qui concerne le mouvement berbérisant, il réussit à faire vivre cette œuvre, mais est inquiété par l’armée française en raison de sa prise de position favorable au peuple et au FLN (Front de Libération Nationale). Bientôt, on lui confie la direction du Centre professionnel technique de Tizi-Ouzou, qui devient une des meilleures écoles professionnelles d’Algérie. Il recrute les enseignants, impose des études sérieuses, mais veille aussi à ouvrir l’esprit de ses élèves, tant des jeunes gens que des jeunes filles, en les mettant en contact avec d’autres cultures par des lectures et des voyages. En bref, il a souci de former des personnes capables de prendre leur destinée en main. Ses initiatives en faveur des jeunes lui valent une grande popularité. Le Frère Jan Heuft, à l’époque responsable d’une petite école au village de Beni-Yenni, pas loin de Tizi-Ouzou, témoigne :

Son souci majeur était de former des jeunes par la scolarisation ou la formation professionnelle. Savoir lire et écrire, avoir un métier, formaient pour lui les bases d’un développement et d’un épanouissement de l’être humain. C’est dans ce sens qu’il avait accepté d’être professeur de la langue arabe dans un collège de jeunes filles tenu par des religieuses à quelques kilomètres du chef-lieu où il habitait. Il assurait aussi le transport durant le week-end d’une dizaine de ces filles, les plus pauvres, afin de leur permettre de revenir régulièrement dans leurs villages, sinon elles auraient été cloîtrées à la maison de leurs parents.

Il est particulièrement aimé des Kabyles dont il connait bien la langue ; il donne beaucoup d’importance au respect de l’identité culturelle de la Kabylie. Il se fait « Berbère avec les Berbères ». De 1955 à 1965, il est aussi membre du secrétariat populaire, secrétaire du Comité local du Croissant-Rouge. Les anciens du Centre de formation professionnelle et les filles du collège de Tadmaït où il enseignait l’arabe, ont gardé un souvenir très vif de son action parmi eux. Il savait s’en rendre proche. Comme il aime le football, il forme une équipe avec des jeunes du Centre, l’habille aux couleurs nationales : maillot rouge, short blanc, chaussettes et numéros verts. Et on le voit sur les gradins supporter attentif, encourager son équipe, avec son groupe de jeunes. Un jour – c’est l’époque de la guerre d’indépendance – il y a une rafle dans le stade : tout le monde doit marcher dans Tizi-Ouzou, les mains en l’air. Et l’on voit dans la troupe le père Charles car, au grand dam des militaires, il refuse absolument de quitter ses jeunes gens. Sœur Marie-Suzanne se souvient aussi :

Dans les années soixante, il me fut demandé de m’occuper de la bibliothèque des jeunes. Très souvent, le jeudi après-midi, le père Deckers venait les rencontrer, s’intéressant à leur famille, à leur vie et à leurs loisirs. Il leur donnait sa joie, son entrain, son affection. S’il enregistrait facilement les visages, retenait l’histoire de chacun, la situation de sa famille, c’est qu’il prenait le temps d’écouter. Je le sentais proche de chacun et de chacune. Parfois, il était gentiment taquin et pince-sans-rire, et tout le monde riait de bon cœur. Il était très aimé.

En novembre 1967, il commence des démarches pour obtenir la nationalité algérienne qu’il obtient en 1972, perdant par le fait même sa nationalité belge. Le Frère Jan Heuft se rappelle :

À cette époque, les Algériens n’avaient pas encore le droit de voyager comme ils le voulaient. Pour chaque congé au pays natal, “le pauvre Charlie” (comme on l’appelait) devait demander “un visa de sortie” à la sous-préfecture de Tizi-Ouzou. Le père s’acquittait, sans broncher, de cette démarche, content d’y nouer de nouveaux contacts en faisant la queue avec tous les autres Algériens devant la porte du sous-préfet.

Quelque temps à Alger

Son influence sur la jeunesse est telle que le préfet de Tizi-Ouzou, membre du FLN, et devenu par la suite ministre de l’Éducation, en prend ombrage. En 1976, le préfet fait fermer le Centre de formation professionnelle et Charles est interdit de séjour dans la Wilaya de Tizi-Ouzou. Il s’installe alors à Alger pour un court séjour. Mais entretemps, il s’est fait beaucoup d’amis. Voici quelques témoignages, d’abord de Saliha en 1995 :

Mon amitié avec lui remonte à 1965 quand il était mon professeur d’arabe à l’école des Pères Blancs. Je suis effectivement sagefemme depuis 1974 grâce au Père Deckers qui fut mon interlocuteur auprès de mes parents, de mentalité sévère comme tous les Kabyles, ne voulant pas à l’époque voir leur fille quitter Tizi-Ouzou pour Alger (la capitale, à 100 km), faire des études et être interne à l’école, loin d’eux. Le Père était mon tuteur légal pendant les 3 années d’étude jusqu’à l’obtention du diplôme. En dehors de mon papa, il était la seule personne apte à me faire sortir les week-ends.

Le jour même de son assassinat, nous l’attendions pour manger ensemble le soir. Je l’avais eu au téléphone le soir de Noël quelques jours auparavant. Le destin en a décidé autrement... Je peux affirmer qu’il m’est impossible de passer près du presbytère vide. J’en suis malade. Mais ce dont je suis fière, c’est l’enterrement qui fut digne de son nom. La Kabylie entière était sensibilisée. Tizi-Ouzou, ville morte. Les femmes qui n’ont pas l’habitude d’assister à de tels événements, ce jour-là, ont afflué de partout ; nous étions partagées entre sanglots et youyous. Pour nous, c’étaient tous des héros. La Kabylie a su enterrer ses enfants. Il aurait été cruel et traumatisant pour nous s’ils avaient rejoint leur pays respectifs.

De Fatima, à la même époque :

C’est au lycée que j’ai connu le Père Deckers. Il venait chercher des élèves internes qu’il emmenait chez elles, les week-ends et jours fériés. J’enviais bien ces copines, mais dans les premières années où j’étais au lycée, ce qui comptait pour moi, c’était d’être loin du village et de causer le moins de frais possible, pour ne pas faire changer mes parents d’avis. Ensuite, je fus maîtresse d’internat. Alors, je préparais les fiches de sortie à lui faire signer. On parlait un petit peu plus à chaque fois. C’est quand ma sœur a été interne au collège de Tadmaït qu’on s’est connu un peu mieux. Car il m’emmenait la voir ou me la ramenait au lycée. Par la suite, j’ai enseigné à Michelet, à Aïn El Hammam d’où mes parents sont originaires. C’est alors qu’il est parti pour le Yémen. C’est aussi à cette période qu’on s’est beaucoup écrit et finalement, le mieux connu. Car je savais que cela lui faisait plaisir de recevoir des nouvelles de ce pays qui était cher à son cœur... À son retour du Yémen, il est venu me rendre visite. C’est d’ailleurs la seule fois où je l’ai revu. Autrement, on s’écrivait, on se téléphonait...

À Bruxelles, près de cinq ans au Centre El Kalima

En octobre 1977, Charles est nommé en Belgique pour le lancement du Centre El Kalima, deuxième expérience importante de sa vie. Il s’agit d’ouvrir, avec un confrère, un centre de documentation pour informer les chrétiens qui sont en relation avec les immigrés musulmans ou qui s’intéressent à l’islam. En septembre 1980, il écrit :

Le Centre a pour but de sensibiliser le monde belge, mais particulièrement les chrétiens en dialogue avec les musulmans de Belgique (250.000). Étant donné que le pays a surtout été orienté vers l’Afrique centrale, l’Amérique latine (prêtres Fidei Donum), l’Extrême Orient (pères Scheutistes) et les Indes (pères Jésuites), l’islam apparaît comme une religion neuve et inconnue. D’où les réactions soit d’exaltation naïve ou, au contraire, de dénigration systématique, deux attitudes contraires à l’esprit de dialogue.

C’est lui qui donne au Centre le nom d’El Kalima » (« La Parole »). Il l’explique en prenant le Coran et en lisant tout haut le verset 64 de la 3e Sourate : « Ô, vous, hommes du Livre, venez écouter une parole qui nous est commune à nous et à vous, nous adressons notre prière à Dieu seul... ». Il lit aussi cet autre texte : « Les anges disent : Ô Marie, Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’une Parole qui vient de Lui ; son nom est “al Masîh”, le Messie, Jésus, fils de Marie » (S 3,45). Et il poursuit :

Saint Jean ne disait-il pas la même chose ? “Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Et tout ce qui est, a été créé par ce Verbe...” Nous, chrétiens, avons – ou cherchons – dans notre religion des problèmes. Ainsi il arrive que certains doutent de la virginité de Marie. Pour les musulmans, il n’est pas question de la mettre en doute. Et de plus, ils l’expliquent de façon merveilleuse. Marie, disent-ils, a si bien écouté la parole de Dieu dans la Bible, que cette parole entrée en elle par son oreille, est devenue chair en son sein.
Au commencement était la Parole, et c’est par la Parole que tout est venu à l’être. Pour nous comprendre, nous devons nous parler, dire ce que nous avons sur le cœur, demander à l’autre ce qu’il veut dire, faire appel à la parole, sa parole à lui, ma parole à moi.

Charles habite au Centre dans des conditions peu confortables. La cave de la maison est transformée en une chapelle sobre et élégante qui est aussi un lieu de méditation. Sur le mur est écrit, en arabe, ce beau texte de la première épitre de Jean : « Dieu est amour, et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4,16). Après la mort accidentelle de son confrère, le père Jean-Marie Gérard, en Turquie, le 9 décembre 1978, Charles assume seul la direction du Centre. Son charisme particulier et sa connaissance des deux cultures, arabes et berbères, attirent dans ce foyer de rencontre de nombreux immigrés qui y trouvent aide, conseil et assistance. La prière a une grande place dans sa vie. Il n’entreprend aucune activité importante sans prendre d’abord un moment de prière et de méditation, en plus de la prière quotidienne. À cette même époque, il collabore également avec la Commission interdiocésaine pour les relations avec l’islam (le CIRI). En 1980, il est nommé inspecteur des Écoles libres, à une époque où la question de l’obligation des cours de religion se pose, en raison de la présence d’élèves musulmans dans les collèges catholiques. Là encore, l’expérience de Charles s’avère précieuse : ses longues années algériennes lui ont appris l’importance de la tolérance et du respect de l’autre en matière de religion. Il entretient aussi des contacts avec les aumôniers de prison qui rencontrent de nombreux détenus musulmans.

Au Yémen, cinq années avec le Catholic Relief Service

Une troisième période de sa vie commence en juin 1982, quand il est nommé au Yémen où il va pour le compte du Catholic Relief Service et où il donne des cours d’anglais à des élèves infirmiers. Il habite seul à Hodeidah, mais fait communauté avec deux autres confrères qui vivent l’un à Sana’a et l’autre à Ta’izz. S’il reste seul à Hodeidah, c’est aussi parce qu’il s’y trouve une communauté de Sœurs missionnaires de la Charité de Sœur Teresa qui se dévouent dans les centres hospitaliers.

Le délégué des Missionnaires d’Afrique de la Région « Proche-Orient-Mer Rouge » écrit :

Au Yémen, Charles a eu du mal à oublier sa Kabylie d’adoption. Il n’était plus jeune quand il arriva à Hodeidah et eut du mal à s’adapter au dialecte yéménite. Mais il disait souvent que le plus important était d’animer spirituellement ceux qui étaient en contact quotidien avec les Yéménites. Il songeait en particulier aux Sœurs de Mère Teresa avec lesquelles il a développé une profonde amitié. Elles avaient compris la qualité de son engagement spirituel. Il le montrait bien d’ailleurs puisque, pendant deux ans, il fit chaque semaine le trajet Hodeidah-Ta’izz, c’est-à-dire quatre à cinq heures d’autobus, sous la bonne chaleur de la cuvette de la mer Rouge, pour aller desservir la communauté des Missionnaires de la Charité, au service de la léproserie de Ta’izz. Il était parfaitement à son aise avec la simplicité de ces Sœurs.

C’est alors qu’il arrête de fumer pour verser l’équivalent financier de ses cigarettes à leurs œuvres. Ses cours d’anglais à des élèves infirmiers et d’autres activités professionnelles lui offrent des contacts avec la population yéménite. Les jeunes lui font confiance. Il s’ensuit des contacts avec eux beaucoup trop voyants au jugement de la Sécurité, et il frise plusieurs fois l’expulsion. Étant de nationalité algérienne, il n’a pas besoin de visa, mais cela ne l’aide en rien. Les supérieurs décident de lui faire quitter le pays.

Les dernières années à la basilique Notre-Dame d’Afrique à Alger

La dernière période de sa vie s’ouvre en juillet 1987 quand il est de retour à Alger, comme recteur de la basilique Notre-Dame d’Afrique. Il y crée aussi un centre de formation professionnelle (électricité, menuiserie). Il crée surtout une association pour une meilleure compréhension entre musulmans et catholiques. Un journal, La Tribune, publie ces lignes :

Revenu à Alger où il a en charge la paroisse de Notre-Dame d’Afrique, il continue imperturbablement de traverser le quartier populaire de Bab-el-Oued en voiture et de prendre à bord des personnes âgées ou fatiguées dans leur montée vers les hauteurs de sa paroisse. À soixante-dix ans, il est toujours aussi enthousiaste et alerte, inlassable promoteur du dialogue islamo-chrétien.

Une Sœur clarisse le décrivait ainsi :

Il est d’un dévouement sans pareil ; il ne sait rien refuser. Que de pauvres étudiants, ou autres de l’Afrique noire viennent sonner à la porte de la maison des Pères Blancs à Notre-Dame d’Afrique ! Un jour, il faisait très froid, notre Mère lui donne un beau pull tout neuf et bien chaud. Le père remercie. Le lendemain, même intense froidure. Le père n’a plus de pull, mais une chemisette. “Mon Père, vous n’avez pas mis le pull bien chaud ?” ; “Un pauvre garçon en avait bien plus besoin que moi !”

Il lui arrive aussi de faire le guide touristique, et pas auprès de n’importe qui : en 1989, un membre de la famille royale de Belgique effectue une visite incognito en Algérie. L’ambassade pressent Charles pour lui servir de cicerone. Il accompagne le prince jusque dans le sud du pays, mais jamais n’en parle à quiconque. Il rend en fait beaucoup de services de tous genres, mais parle peu de lui-même et de ses activités. Charles a l’occasion de participer, à Jérusalem, à la session organisée pour les Missionnaires d’Afrique qui désirent un temps sabbatique. Il l’espérait depuis longtemps, mais le peut seulement en 1990 : session en anglais du 28 février au 22 mai. Celle-ci se termine par les Exercices de saint Ignace, la retraite de 30 jours. Parmi les papiers conservés dans sa chambre, on a retrouvé son « élection » (l’élection est le temps fort de cette retraite, les choix faits à vivre après la grande retraite). Texte court mais dense :

Au niveau de la foi : répondre à l’appel de Dieu : être un Missionnaire d’Afrique. Malgré toutes mes faiblesses, péchés et défauts, c’est la voie que le Seigneur me présente.
Conséquences : “Ma vie, c’est le Christ”

 Esprit de Dieu : accepter d’être oublié, que mes mérites ne soient pas reconnus, que je ne reçoive pas de remerciements pour mes activités.

 Aller vers le peuple, même si certains collègues pensent que j’y vais pour avoir du bon temps.

 Faire attention à mon langage.

Les années noires

Viennent alors ce qu’on appelle « les années noires d’Algérie ». À titre d’exemple, prenons un extrait d’une lettre adressée à sa famille, le 22 octobre 1994 :

Les terroristes frappent n’importe où et n’importe qui ; personne ne peut se sentir à l’abri. Certaines contrées sont plus touchées, notamment la ceinture qui entoure Alger à partir de 20 km, du Sud-Ouest au Sud-Est. Là, les filles doivent se présenter en hijab, les hommes sont terrés, la presse n’est plus distribuée. Cette crainte est savamment entretenue par des exécutions sans appel, faites dans des circonstances bien conçues pour semer la terreur. Même dans notre quartier, les journaux sont interdits sous menace de mort adressée aux boutiquiers. Les lycées font l’objet de pression exercée par des lettres interdisant l’enseignement du français, de la musique, du sport, interdisant la mixité et obligeant le port du voile. Nous sommes bien secoués par la tempête...

Une journaliste de la télévision VTM, Greet De Keyser, qui avait rencontré Charles à Alger, rapportait, le 7 janvier 1995, lors de la messe en son honneur, à Anvers :

C’était il y a trois ans. La tension était forte en Algérie ; on craignait une explosion de violence. Les personnes ayant peu de liens avec l’Algérie quittaient le pays. Ces événements attristaient le père Deckers mais ne lui faisaient pas peur. Il trouvait sa présence dans la communauté plus utile que jamais : “On ne quitte pas des gens qui ont confiance en vous, des gens qu’on aime”, me dit-il au cours de l’entretien que nous eûmes alors. Il habitait parmi les musulmans ; plusieurs d’entre eux visitaient la basilique Notre-Dame d’Afrique, son église. Il connaissait le Coran aussi bien qu’eux et parlait parfaitement l’arabe.

Le 26 mars 1994, Charles déclare :

Plus que jamais, je pense que les actes valent plus que les paroles, même si les actes se limitent à une présence, à rester sur place avec les gens. Je mets mon sort entre les mains du Seigneur.

Le 19 juin, il écrit encore :

Notre-Dame d’Afrique reste à la merci d’un acte insensé. Dans le diocèse nous pensons tous que le maintien de la présence de l’Église est important, autant pour l’Église elle-même que pour le pays. Le monde actuel, en général, et les cultures religieuses en particulier, ne peuvent échapper à la nécessité du dialogue pour assurer la “convivence” harmonieuse qu’exige l’honneur du Dieu que nous désirons servir les uns et les autres.

Dans ses affaires personnelles, on retrouve une copie du message que le pape Jean-Paul II avait adressé à Mgr Teissier, archevêque d’Alger et que Charles a reçu 3 jours après, le 27 novembre 1994. Dans ce message, le Pape écrivait : « Soyez assuré que, loin d’avoir œuvré en vain, les communautés ecclésiales d’Algérie ont contribué à l’avènement du Royaume, de cette manière cachée, mais féconde qui fut celle d’un grand homme de Dieu de votre région, le père Charles de Foucauld ». Deux semaines avant sa mort, il confie à un visiteur belge : « Je sais que mes activités sont dangereuses pour ma vie ». Mais il refuse de quitter le pays : « Ici est ma vocation, je reste ici ».

Assassinat et funérailles

Au temps de Noël, au lendemain de son 70e anniversaire, il prend une fois de plus la route de Tizi-Ouzou, à l’occasion de la fête patronale de son confrère et ami Jean Chevillard. Et c’est là qu’il est assassiné quelques minutes après son arrivée, d’une balle dans le dos. Il y est enterré le samedi 31 décembre, ainsi que les Pères Dieulangard et Chevillard, assassinés avec lui. Leur inhumation était prévue à Alger, mais ce sont les gens de Tizi-Ouzou qui ont insisté pour qu’elle ait lieu dans leur ville. L’archevêque d’Alger, Mgr Henri Teissier, et le régional, le père Miguel Larburu, président la prière au cimetière chrétien de la ville. Il n’y a pas de messe, mais chants et lectures de l’évangile des Béatitudes.

Un mot d’ordre est lancé : les magasins doivent fermer et les gens se rassembler au cimetière ; Tizi-Ouzou est une « ville morte » pendant près de deux heures. Mgr Tessier rend hommage aux pères venus

semer l’esprit de justice, de fraternité et de bonheur... Quitter son pays, sa famille, sa terre et chercher, au nom de Dieu, à vivre fraternellement avec des hommes d’une autre partie du monde, d’une autre culture et d’une autre religion, c’est cela la vie missionnaire qui nous envoie les uns vers les autres, pour que se forme entre les peuples cette grande famille des hommes et des femmes de bonne volonté qui est sa gloire et notre joie... Les Pères avaient adopté la terre d’Algérie, la terre de Kabylie, par fidélité à Dieu et à leurs frères et en espérant voir revenir des pans de la paix sur cette terre d’Algérie qu’ils ont aimée. Ils avaient choisi de poursuivre une longue amitié avec le peuple algérien en assumant avec la population tous les risques de l’heure. Nous continuons de croire que, chrétiens et musulmans, nous avons ici et partout à construire ensemble l’avenir avec tous les hommes de bonne volonté. Dieu est trahi quand on tue en son nom.

Le 1er janvier à midi, les communautés religieuses d’Alger et quelques amis se rassemblent pour la messe à Notre-Dame d’Afrique, concélébrée autour de l’archevêque, en présence du cardinal Léon-Étienne Duval, archevêque émérite. Un instant émouvant à la fin de la célébration : le chant interprété par quelques kabyles autour du corps de Christian Chessel qui allait être rapatrié en France, à la demande des parents. Après sa mort, Mgr Teissier, archevêque d’Alger évoque les multiples contacts de Charles Deckers :

Il y avait toutes les amitiés nouvelles, et d’abord celles qui naissent de sa disponibilité à l’accueil des pèlerins de toutes les confessions visitant Notre-Dame d’Afrique, Il y avait aussi les liens avec les membres de sa paroisse anglophone, originaires d’une vingtaine de pays différents, depuis les diplomates de Grande-Bretagne jusqu’aux travailleuses philippines immigrées ou aux aventuriers ghanéens. Il y avait ses élèves de latin à l’Université, ses élèves d’anglais, venus d’un peu partout, ses élèves de français à la Nonciature. Il y avait les innombrables personnes en difficulté qui venaient solliciter sa générosité. Il y avait les petites Sœurs des Pauvres qui l’avaient choisi comme confesseur. Il y avait les chrétiens de Kabylie, pour lesquels il n’hésitait pas à faire quatre fois dans la même journée les 100 kms de route d’Alger à Tizi-Ouzou afin de les associer à une rencontre de prière. Il y avait enfin la communauté des Sœurs Clarisses, avec laquelle il partageait sa prière et sa foi, chaque matin, dans leur si belle chapelle mauresque... Les Sœurs témoignent qu’il était toujours attentif à chacune, n’omettant aucun geste délicat pour marquer une fête, un anniversaire. Comme disait une de ses nièces, il était difficile de connaître la cartographie de son cœur. Il avait un don de contact extraordinaire. Je voudrais dire combien sont nombreux et divers ceux qui ont été profondément marqués par son dynamisme apostolique, sa charité sans autre limite que ses propres moyens, sa disponibilité au service, et la profondeur de sa foi.

Lors de la célébration eucharistique dans la cathédrale d’Anvers, le 7 janvier 1995, le père Marcel Aendenboom avec qui il avait vécu, partage les convictions de ces Missionnaires d’Afrique volontairement restés jusqu’au bout à leurs postes :

En terre d’islam, l’Église représente avant tout une présence qui manifeste l’amour de Dieu à tous les hommes. L’Église n’est pas là “pour” les gens, elle est là” avec” les gens. Et elle est prête à partager jusqu’au bout la vie de la population. Les membres de l’Église ne cherchent pas la mort, ils sont conscients du danger et ils l’assument. Ils affrontent simplement les mêmes risques que les Algériens.

Et l’un de ses frères, Simon Deckers, poursuivait : « Mon frère croyait dans la force du témoignage. Il n’essaya pas de convaincre par des paroles, mais il voulait être témoin de l’amour de Dieu et du prochain par de simples actes ». Le Centre El Kalima lui a rendu hommage le 28 janvier. De nombreux amis chrétiens et musulmans témoignent de ce que fut pour eux ce cher frère, le père bien aimé, ou le « cheikh » comme les gens de Kabylie aimaient l’appeler. D’Oran, un jeune homme n’a pas hésité à écrire, dans une lettre adressée au journal Le Matin, du 4 mai 1995 :

Cet homme fut et reste pour tous ceux qui l’ont connu le symbole du dialogue entre les communautés chrétiennes et musulmanes. Pour nous, il était la preuve vivante qu’avec la foi et l’amitié entre les humains, bien des difficultés pouvaient être surmontées, comme il disait souvent, ajoutant que nous étions appelés à travailler ensemble pour un monde de paix, plus juste et plus humain, croyant ensemble à un Dieu unique. L’histoire reconnaîtra à jamais les qualités indéniables de ces religieux qui ont le respect total des valeurs morales et humaines qui nous sont dictées par Allah. Qu’il puisse reposer en paix avec l’ensemble des victimes de l’intolérance et de la barbarie... !

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