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« L’ordre de gouvernement que l’Esprit Saint a inspiré à notre Père Ignace »

Sur la figure du supérieur religieux

Simon-Pierre Metena M’nteba, s.j.

N°2008-2 Avril 2008

| P. 91-104 |

Extraites d’une réflexion plus ample de l’auteur, ces pages vont au cœur de la charge du supérieur religieux, bien différente d’un leadership naturel. En ces temps où la Compagnie de Jésus se dispose à porter de nouveaux fruits, la médiation d’un homme d’expérience indique les points cardinaux du service de toute vocation divine, et les limites qui l’affectent aujourd’hui.

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Mon propos n’est pas ici de pourfendre le leadership, ni de contester l’introduction, bien discernée et à bon escient, de ses principes d’organisation sérieuse et efficiente dans la pratique du gouvernement religieux. Je m’interroge seulement sur la nature et sur la qualité de la corrélation à établir entre ces techniques modernes de management efficient et la manière de procéder dans la vie religieuse. Et même si une telle corrélation nous paraissait claire et obvie, cela ne nous dispense certainement pas de nous demander : comment nous situons et nous comportons-nous en tant que religieux lorsque les impératifs du leadership et le souci bien contemporain d’une efficacité maximale entrent en dialogue ou en compétition avec les exigences de la vie religieuse ?

L’ars gubernandi d’Ignace de Loyola

En ce qui concerne la Compagnie de Jésus, toute tentative de réponse devrait commencer par examiner comment Ignace de Loyola lui-même procédait en la matière. L’ars gubernandi d’Ignace de Loyola, que le Père Gonçalves da Camara désigne sous l’expression « l’ordre de gouvernement que l’Esprit Saint a enseigné à notre bienheureux Père », ne s’organise, ni autour des stratégies machiavéliques de conquête ou de maintien du pouvoir, ni à l’horizon étriqué des performances organisationnelles. Elle s’oriente plutôt sur et d’après la volonté de Dieu, telle que l’Esprit Saint la révèle ou la donne à connaître à celui qui la cherche. La volonté de Dieu, c’est la force et le désir de ce vaste projet d’amour qui embrasse tout l’univers en « douleur d’enfantement et de révélation des véritables fils de Dieu » ; le processus mystique par lequel Dieu nous configure à lui, en Jésus-Christ, dans la force de l’Esprit (Rm 8, 29).

Ignace part de la conviction intime que Dieu parle à ses créatures et qu’il veut leur salut qui n’est rien d’autre que la réalisation accomplie de la fin pour laquelle elles ont été créées (Ex. spir. 23). Chaque chose créée sur la surface de la terre a ainsi une ordination propre. Et leur créateur attend d’elles et de chacune d’elles une performance spécifique et une collaboration précise afin que tout « s’accomplisse », selon la promesse divine et selon l’ordination spécifique de chaque créature. Cet instant d’accomplissement définitif du projet d’amour de Dieu en toutes ses créatures, saint Paul l’appelle « plérôme » – cet instant de plénitude et de grâce insignes où « Dieu sera tout en tous » (1 Co 15,28), après avoir configuré toutes choses, au ciel et sur terre, à sa propre image (1 Jn 3,1-2). Et si la réponse que le « Seigneur et Maître de toutes choses » attend de ses créatures est celle de leur entrée résolue dans son projet d’amour, alors le travail de collaboration attendue d’elles ne peut être que toute de discernement. Discernement de ce que le Maître et Seigneur veut afin qu’advienne son Heure et la plénitude de son Royaume d’amour.

La discreta caritas qui doit présider au gouvernement de (et dans) la Compagnie de Jésus, ne peut être, elle aussi, qu’acte d’une intelligence lucidement ouverte à Dieu dans l’oraison, disponible aux inspirations de l’Esprit et attentive aux circonstances des temps, des lieux et des personnes afin, d’une part, de trouver, non pas une série de stratégies plus ou moins éprouvées en vue d’une efficacité et d’un profit humains accrus, mais ce que « Dieu veut et désire » ; et, d’autre part, de mettre en œuvre les moyens les plus appropriés pour que cela que « Dieu veut et désire » s’incarne et se réalise dans le monde. C’est là le sens profond et la signification spécifique de la théologie ignatienne de l’ instrumentum Dei. Depuis le « mecum tecum [1] » de l’Appel du Roi temporel (Ex. spir. 95) jusqu’au « Sume et suscipe [2] » de l’Ad amorem (Ex. spir. 234), en passant par le désir fortement mobilisé et exprimé d’être gracieusement choisi et associé à la mission du Christ des « Deux Etendards » (Ex. spir. 146-148) après avoir participé à la délibération des trois Personnes divines et « entendu » leur ferme résolution de « faire la rédemption de genre humain » (Ex. spir. 101-109).

Gouverner, pour Ignace, consiste justement à se disposer à aider la Trinité Sainte à conduire le monde selon sa propre délibération (Ex. spir. 107) et à y faire advenir son propre règne. A prendre le propos du Prologue des Constitutions au sérieux, l’on devrait dire que ce ne sont ni les Constitutions – qui « n’obligent (d’ailleurs) pas sous peine de péché » (Const. 602) –, ni le Supérieur qui doivent (aider à) « conserver, conduire et faire avancer dans son saint service cette très petite Compagnie de Jésus », mais bien « la souveraine Sagesse et Bonté de Dieu notre Créateur et Seigneur » et la « loi intérieure de la charité et de l’amour de Dieu que l’Esprit Saint a coutume d’écrire et d’imprimer dans les cœurs qui doivent, plus que des Constitutions extérieures, y aider » (Const. 134).

C’est là le sens véritable du concept ignatien de gouvernement spirituel. En clair : le vrai Supérieur de la Compagnie de Jésus, c’est « la souveraine Sagesse et Bonté de Dieu notre Créateur et Seigneur ». Son principe fondamental de gouvernement, c’est la « loi intérieure de la charité et de l’amour de Dieu que l’Esprit Saint a coutume d’écrire et d’imprimer dans les cœurs des hommes ».

Une confiance infaillible dans l’amour de Dieu notre Seigneur

Organiser et planifier les apostolats ; administrer le patrimoine ; exiger l’obéissance et l’obtenir ; assurer la cura personalis (le soin de la personne) des Compagnons et, au besoin, sanctionner leurs travers, ne sont pas les prestations les plus difficiles dans la charge du Supérieur, même si elles se révèlent, dans leur exercice quotidien, extrêmement exigeantes. La part la plus difficile, c’est cette obligation qui lui incombe de vivre, constamment et quotidiennement, sa vie religieuse et sa vie d’homme sur le mode exigeant de la vie selon l’Esprit [3].

La charge du Supérieur : « vivre sa vie selon l’Esprit »

Ce « vivre sa vie selon l’Esprit » ne signifie point vivre saintement, mais bien vivre dans l’attention permanente « à ce que l’Esprit dit aux Églises » (Ap 3, 22). L’exigeant dans cette manière de vivre, c’est le poids et la densité permanents de cette quadruple interrogation qui précède et suit toutes les décisions apostoliques : primo, est-on bien dans la ligne de ce que Dieu attend et veut aujourd’hui ? Secundo : est-on bien le « gardien » et le frère attentionné du frère confié, par le Seigneur et par l’Ordre, à notre sollicitude ? Tertio : que veut nous dire Dieu à travers tel ou tel événement ? Et quarto : par ses impatiences, ses atermoiements, n’est-on pas en train de se dérober à la collaboration que Dieu demande instamment ? Pire : n’est-on pas en train de laisser son esprit propre, ses désirs propres, son vouloir propre prendre la place de l’Esprit de Dieu et éclipser la volonté du Père ? Le Supérieur reste souvent seul face à ces interrogations qui peuvent le désemparer. Surtout lorsque les situations à gérer deviennent dangereuses ou délicates ou lorsque les décisions à prendre sont lourdes de conséquences, et pour son entité apostolique, et pour ses frères, et pour le prochain, voire pour lui-même.

Ces conjonctures particulières peuvent le concerner et l’affecter jusqu’à l’anxiété. Surtout lorsque les réponses qu’elles nécessitent influent significativement sur la manière dont il doit « faire corps » avec ses frères, dans ce qu’il a à commander, à planifier, à entreprendre et à observer personnellement. Cette exigence de toujours « faire corps » avec eux est une épreuve qui implique ascèse et patience. Patience parce que le Supérieur voit, entend et sait des choses que ses frères, même s’ils prétendent en savoir plus que lui, ne voient pas toujours dans leurs implications conjuguées. Ascèse parce qu’en dépit de tout ce que le Supérieur peut savoir, il doit toujours garder intacte sa confiance en ses frères en leur accordant, non pas seulement le bénéfice du doute, mais aussi le présupposé favorable et la garantie de leur bonne foi, jusqu’à ce que le contraire soit clairement établi. Et même dans ce cas, il doit se convaincre qu’en toute vie, non seulement la parole mais aussi le silence ; non seulement l’élan mais aussi la chute ; non seulement la sincérité mais aussi la fausseté ; non seulement la bonne foi mais aussi son manque, etc., disent Dieu et le révèlent en transparence. Et que c’est cette vie-là, contrastée parfois jusqu’à la contradiction et non pas une autre, utopique ou onirique, qu’il lui faut considérer.

L’amour de Dieu notre Seigneur en vue de l’« union des cœurs et des esprits »

Cet exercice d’ascèse et de patience vise à réaliser ou à atteindre, dans la perspective de l’obéissance ignatienne, « l’union des esprits et des cœurs », flamme de notre activité apostolique, ciment de notre compagnonnage, principe et attitude fondamentaux qui engendrent à leur tour cette autre réalité fort déterminante (du moins aux yeux d’Ignace) pour toute vie religieuse authentique : « l’amour de Dieu, notre Seigneur ». C’est, en effet, de ces deux réalités conjointes – « l’union des cœurs et des esprits » et « l’amour de Dieu, notre Seigneur » – que dépendent, selon Ignace, la cohésion interne de la Compagnie de Jésus, sa fécondité et son efficacité apostoliques et l’épanchement subséquent des grâces divines sur le prochain et « particulièrement sur le corps entier de la Compagnie » :

« Le lien essentiel, unissant à la fois les membres entre eux et avec leur tête, est l’amour de Dieu notre Seigneur. Le Supérieur et les inférieurs, en effet, s’ils sont très unis à la divine et souveraine Bonté, s’uniront très facilement entre eux, grâce à l’unique amour qui descendra d’elle et se répandra sur notre prochain, et particulièrement sur le corps de la Compagnie » (Const. 671).

Ce n’est donc ni quelque perspicacité incisive du Supérieur, ni l’acuité de son intelligence, ni le caractère exceptionnel de son leadership, ni l’aura de son charisme personnel, ni la justesse du Projet Apostolique de Province, ni les stratégies performantes de son gouvernement, ni quelqu’autre astuce, dont il posséderait la maîtrise, qui assureront l’efficacité et la fécondité apostoliques de la Compagnie. Seul et seulement « l’unique amour qui descendra de la divine et souveraine Bonté » y pourvoira.

Affirmation terrible et lourde d’implications si l’on prend au sérieux cet énoncé et en tire au moins les premières conséquences :

  • quelqu’extraordinaire que soit son union ou sa familiarité personnelle à Dieu, le Supérieur ignatien ne saura, ni ne pourra être de quelqu’efficacité si l’union personnelle de chacun de ses frères à Dieu et leur « comm-union » (l’union entre eux en Dieu) viennent à manquer ;
  • tant que le flot de l’amour de Dieu, notre Seigneur est obstrué quelque part, tant que l’impetus (impulsion) de la dialectique intracommunautaire est bridé par quelque « dés-union », voire par une « union » anémique des frères entre eux ou avec leurs Supérieurs, les entreprises apostoliques des frères, comme les actions de gouvernement des Supérieurs, s’en ressentent de quelque manière ;
  • le seul remède à opposer à un tel état de stérilité apostolique potentiel, c’est de se mettre, de façon conséquente et plus finement discernée, à la redécouverte de la volonté de Dieu. Une fois qu’on l’a de nouveau re-discernée, de l’assumer résolument et de s’efforcer de vivre dans l’« union des cœurs et des esprits ». Car quand bien même cette « union des cœurs et des esprits » descend et procède de « l’unique amour de Dieu, notre Seigneur », seul le frère peut en accorder au frère la possibilité de réalisation. En effet, c’est dans la mesure où ils « comm-unient » entre eux et offrent cette comm-union en retour au Seigneur, qui l’exige et la suscite en eux, pour sa plus grande gloire et pour le bien du prochain, que s’accroîtra aussi, selon Ignace de Loyola, la capacité des frères de s’unir fraternellement et d’accomplir un travail apostolique agréable à Dieu notre Seigneur et fécond pour le prochain.

Une grande abnégation vis-à-vis de sa charge

À cause de la responsabilité particulière et de la préséance sociologique inévitable qu’ils confèrent, les charges et les offices sont une tentation. Ils donnent à la libido dominandi (désir de puissance), tapie au fond chacun de nous, l’occasion rêvée de se déployer allègrement. Une claire attitude d’abnégation vis-à-vis de sa charge et dans la manière ordinaire de la porter constitue le premier antidote contre les accès impérialistes de la libido dominandi. À la recherche des honneurs et de la vaine gloire, Ignace de Loyola opposait, en effet, l’abnégation et la sobriété, ascèse sobre de l’amour mortifié (Ex. spir. 166-167). Le projet et l’exigence inclus dans le propos ignatien de réaliser « l’union des cœurs et des esprits » et de laisser « l’unique et seul amour de Dieu notre Seigneur » présider à la congrégation des Compagnons et à l’efficacité de leurs apostolats portent le refus de tout narcissisme apostolique et la récusation de tout positionnement autocratique. S’apprêter à vivre ensemble de « l’unique et seul amour de Dieu » signifie qu’on accepte d’être un frère parmi d’autres frères et de vivre ainsi parmi et avec eux, en ayant comme seul Père et unique Maître, le Père des cieux.

Halte aux ambitions personnelles

En stigmatisant les pratiques relatives à la course au pouvoir, à sa conquête, à sa conservation et à sa jouissance égocentrée, Ignace indique aussi, à ceux à qui échoit le « service de l’autorité » dans la Compagnie de Jésus, une manière particulière de l’exercer. Comment ? Avec amour et abnégation ; ou mieux encore : avec un « amour mortifié ». Ignace et son temps entendaient par ce type d’amour un élan affectif et une manière positive d’être au monde et de se relier aux créatures, marqués au coin de l’ indifférence – au sens technique de l’indifférence ignatienne. Celle-ci n’est pas, en son fond propre, une « mortification », mais une « forti-fication » de l’homme intérieur en nous, par la culture d’un attachement aux choses et aux êtres, qui ne soit ordonné qu’au seul service de Dieu et qu’au seul bien réel de l’ aimé. Ce type d’amour n’est vraiment ordonné que s’il meurt constamment à ses propres projets personnels et à ses attachements désordonnés (Ex. spir. 166) – bref, lorsque le sujet s’abandonne, dans ses actes comme dans ses élans intérieurs, à ce que l’Esprit de Dieu veut et commande (Ex. spir. 46). Ou pour dire la même chose positivement : lorsqu’il accepte de tout cœur que l’amour qui le meut et lui fait choisir tel ou tel objet descende d’en haut, de l’amour de Dieu. De la sorte, qu’en choisissant, il ressente, d’abord, en lui-même que l’amour plus ou moins grand porté à l’objet de son choix est uniquement pour son Créateur et Seigneur (Ex. sp. 184). C’est à ce prix et à ce prix seulement que l’exercice de toute responsabilité particulière au sein d’une communauté des frères peut demeurer une diaconie et se garder de dégénérer en une « -cratie », quelle qu’en soit le préfixe. La distance, comme la différence, entre ces deux modalités d’exercer le service de l’autorité n’est pas aussi énorme qu’on le pense. Elle peut parfois tenir en un maléfique « je t’aime, moi non plus » à la Serge Gainsbourg.

« Une amitié qui inclut les délicatesses du cœur humain… mais va au-delà ! »

C’est, peut-être, maintenant le moment de parler de l’autre type d’ amour (non mortifié, bien entendu) que d’aucuns réclament de leurs Supérieurs. Soit parce qu’il leur manque visiblement. Soit parce qu’ils abhorrent les relations humaines trop marquées au coin de cette retenue propre aux misanthropes et de cette sécheresse glacée caractéristique des zombies et personnalités « morti-fiées ». Pour éviter des méprises graves et des jugements péremptoires en une matière si délicate et si personnelle, je me contente de poser seulement une question : qu’entendent les religieux et qu’attendent-ils de leurs Supérieurs lorsqu’ils réclament leur amour ou expriment leur désir d’une grande proximité et d’un contact fraternel plus informel avec eux ? Je ne le sais vraiment pas. J’ose cependant une réponse en reprenant d’abord un propos d’A. Ravier et en évoquant, ensuite, une manière de faire propre à Ignace, susceptibles de nourrir notre propre réflexion et de nous aider à aller de l’avant dans l’intelligence de la difficulté.

A. Ravier pense que, même si l’ars gubernandi du Supérieur doit être imprégnée d’une suave paternité et imbibée d’une amitié très personnelle pour chacun de ses frères, son amitié ne doit cependant pas dégénérer en camaraderie, ni même en bon compagnonnage ; elle doit aimer chez celui qui en bénéficie, d’abord et avant tout, sa « vocation », c’est-à-dire ce que Dieu aime en lui, veut faire de lui à travers des événements : elle est recherche en commun du projet particulier que Dieu a sur lui à l’intérieur du projet global que Dieu a sur cette communauté. C’est une amitié qui inclut certes toutes les délicatesses du cœur humain, mais qui va bien au delà : elle est pour Dieu, en Dieu, par Dieu [4]. Ravier n’entend certainement pas par là que le Supérieur doive vivre dans un détachement olympien vis-à-vis de tous les affects sentimentaux. Il doit savoir aimer d’un « amour qui inclut toutes les délicatesses du cœur humain ». Mais transcendant l’affectif immédiat en lui, il recherchera et aimera en ses frères, non pas ce qui le satisfait et l’enchante en eux, mais cela que Dieu lui-même aime en eux : leur « vocation » [5].

C’est, sans doute, la raison pour laquelle Ignace se garde de parler de cet amour du « frère des autres pour ses frères » en termes d’affectivité sélective ou d’amitié particulière et le comprend toujours en termes de « vinculum unitatis » (lien de l’unité). Un lien d’unité ou de dépendance réciproque qui unit, en les liant, celui qui commande et celui qui obéit et crée ainsi, entre tous ceux qu’il rassemble, un état de « confiance » et de solidarité réciproques dans la mission. Faire confiance, dans ce contexte, signifie professer ensemble (cum) un même acte de foi (fidere, fides) qui rend solidaires par rapport à la « confessio » qui désormais nous lie (vinculum) et nous rend, ensemble, solidaires et responsables (unitas). Aimer ses frères est, chez Ignace, un attachement toujours détaché qui ne peut que bousculer, jusqu’au doute, nos corps indigents qui croient venir à bout de leur esseulement par un maternage perpétuel et nos cœurs insécurisés qui pensent s’assurer de la bienveillance d’autrui par un perpétuel chantage affectif enfantin. Le « vinculum unitatis », qui devrait unir les Compagnons de Jésus entre eux et ceux-ci avec leur tête et tous ensemble à l’ amour de Dieu, notre Seigneur, est plus de l’ordre de l’ascèse et de la logique de l’ attachement détaché que de l’effervescence jubilatoire du sentiment. Il est, tout bien considéré, un élan affectif viril enraciné dans une vision mystique des choses et apostolique des êtres [6] !

C’est, dans tous les cas, une « amitié dans le Seigneur », bien aux antipodes de la sensiblerie, de la quête insatiable des signes et des preuves d’amour par lesquels nos sociétés contemporaines déversent habituellement le trop-plein de leurs turbines sentimentales ou expriment leur soif altérante d’amour. Jocelyne Robert, qui m’inspire en ce point précis, estime qu’ amour et attachement seraient, de quelque manière, antinomiques. Si l’ amour dit davantage un « état de naître » en état de naissance perpétuelle, l’attachement incarnerait, a contrario, « ce qui est né et qui s’est transformé » [7]. En termes chrétiens : l’attachement, c’est l’amour qui s’est fait Amen ! Il adhère fermement et sans conditions aux personnes auxquelles il se rapporte parce qu’il ne languit plus après des signes d’affection. Il n’exige plus des attestations provisoires et des preuves sensibles d’amour, pour se savoir et se sentir aimé. C’est le genre même d’assurance aimante à laquelle veut conduire le « Sume et suscipe » des Exercices spirituels : « Donne-moi seulement ta grâce et l’amour de toi, et cela me suffit » (Ex. spir. 234).

Le but de la « communicatio » ignatienne et l’identité véritable du Supérieur

Pour que cette « satiété » apaisée et rassurée advienne et perdure, il faudrait réaliser, en soi, trois choses au préalable : une indifférence générale, une disposition sincère à l’obéissance et une abnégation éprouvée. L. Gonçalves da Câmara écrit à ce sujet :

Notre Père (Ignace) a dit un jour : « je désire beaucoup en tous une indifférence générale ; et ainsi, supposé qu’existent l’ obéissance et l’ abnégation de la part de l’inférieur, je me trouve très bien de suivre ses inclinations ». Et c’est ainsi que fait le Père : par exemple, quand il veut envoyer quelqu’un aux études ou à tel endroit au-dehors, ou bien lui donner telle charge ou tel travail, il examine à quoi il est le plus incliné (Mémorial, 117).

L’amour ignatien ici décrit n’a absolument rien à voir avec la volubilité du bavardage à bâtons rompus entre un intervieweur et un interviewé. Il est une communicatio sobre et pragmatique qui implique un échange discret mais utile des paroles performatives (Ex. spir. 40-41), un partage généreux des idiomes et une offrande assumée de soi à l’autre. Il s’y agit d’amour en inlassable travail d’incarnation effective (« l’amant donne et communique à l’aimé son bien ; de même en retour, l’aimé à l’amant », Ex. spir. 231). La cinétique mise en œuvre par Ignace de Loyola dans ce numéro 231 des Exercices est toute de circularité. On donne du soi pour recevoir à son tour du soi de l’autre. Non pas en vue de l’exploiter, mais en vue d’être trouvé enrichi. Et cela réciproquement, jusqu’à « parvenir à l’amour » en donnant l’amour et vice-versa. (Ex. spir. 230) !

L’amour du Supérieur pour les siens doit s’inscrire, selon Ignace, dans cette logique de la communicatio et de la pragmatique du « fovendam caritatem et unitatem » (promotion de la charité et de l’unité) afin que l’œuvre de Dieu et la mission de l’Ordre se déploient allègres, pleines d’entrain apostolique. Sa qualité et son effectivité ne peuvent donc se laisser mesurer et évaluer à l’aune de la popularité dont il bénéficie ou à l’étendue des sourires et des contentements béats qu’il suscite parmi les siens. Il doit, au contraire, se mesurer et éprouver la qualité de son authenticité à l’aune de la terrible question de Dieu à Caïn : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ? » Et, face à cette question, être Supérieur cesse d’être un titre d’honneur, un rang social du protocole mondain, un « status » (état) intéressant, une position de pouvoir et d’avoir. Au diapason de cette interrogation, toute la réalité d’« être Supérieur de… » s’échange en épreuve de responsabilité vis-à-vis de…, à cause du devoir et de cette exigence nouvelle qui découlent de ce qu’on doit désormais faire du ou pour le frère. A savoir : en devenir le confirmator dans ses luttes contre le Malin ; son paracletus auprès de Dieu dans les victoires qu’il engrange comme dans les défaites qu’il subit (Lc 22,31-34).

« Pierre, Satan vous a réclamés tous pour vous passer au crible. Mais j’ai prié pour toi afin que ta foi ne défaille pas. Mais lorsque tu seras revenu (de l’épreuve), va et confirme, à ton tour, tes frères » (Lc 22,31-34). Plus que dans l’acte de son élection ou de sa nomination, c’est au creuset de cette mission de gardien du frère et de confirmator de ses frères que le Supérieur prend conscience de ce qu’est être vraiment supérieur. Cette nouvelle conscience ainsi que le profil rénové du Supériorat auquel elle émarge, insistent plus sur le travail intérieur qui s’opère en celui qui accepte ainsi la charge de « prier pour ses frères et de les confirmer », que sur l’affectation sociologique. C’est au cœur de cette conscience renouvelée de son véritable être intérieur que se construit et se fortifie sa confiance inébranlable en l’action de Dieu, lorsqu’il prend l’exacte mesure de la magnanimité de Dieu et de la petitesse de sa propre personne – avec ses limites et ses forces, avec ses ambitions démesurées et ses vulnérabilités terrifiantes, avec son énorme volonté de puissance et sa confiance inébranlable en Dieu.

C’est, en effet, au sortir de ce passage au crible et de l’expérience terrifiante de ses propres peurs et de ses déroutes enfin exorcisées, que l’ homme, dans le Supérieur, est trempé et reçoit la grâce insigne de se disposer à appartenir finalement à un Autre que lui-même et de devenir véritablement « frère des autres frères » pour lesquels il est désormais préposé. Au creuset de cette épreuve, il fait l’expérience du réalisme, de la résistance des matériaux et de la permanence têtue des faits. Il doit désormais voir et considérer les choses, non plus en étant à une extrémité mais en touchant les deux (extrémités) à la fois et en remplissant en même temps tout l’entre-deux (B. Pascal). C’est là, selon A. Ravier, la qualité suprême qu’il doit acquérir : « harmoniser dans sa conduite, et d’abord en lui-même, des attitudes, des sentiments, des « vertus » qui semblent d’abord s’exclure, de les harmoniser non pas en les juxtaposant, mais en les fondant les uns dans les autres. Non pas la douceur et la rigueur, mais une douce rigueur et une vigoureuse douceur » [8].

Le précédent propos vient d’exprimer, à la fois, la force et la faiblesse du Supérieur dans l’exercice de l’autorité, surtout en « ces temps qui sont les nôtres ». Que doit-il commander ? Comment doit-il le faire ? Et pourquoi doit-il le faire de telle ou telle autre manière ? Ce serait l’objet d’une autre réflexion.

Pour conclure

Dieu nous donne toujours des Supérieurs, pas nécessairement selon notre cœur, mais certainement selon son plan d’amour pour nous. Le dévolu que Dieu jette sur ces êtres ne les soustrait certainement pas à notre humaine condition. Ils auront tous un peu ou peut-être tout du brio et de la fragilité de Pierre, l’impétueux disciple. Plus l’Heure de son Maître et Ami approche, plus il multiplie les barouds d’honneur dans sa tentative toujours infructueuse, de « tenir, à la fois, les deux extrémités des choses et d’en remplir tout l’entre-deux ». Comment pourrait-il, d’ailleurs, en être autrement, tant que le Seigneur ne l’a pas encore configuré à l’image de son propre corps livré et glorieux ?

Leadership efficient, amitié qui n’exclut pas les délicatesses du cœur humain, conscience vive mais humble du service de l’autorité, union des cœurs et des esprits, tout cela tournera immanquablement en peur de commander, en « nonchalance » dans le gouvernement, voire en autoritarisme anti-évangélique si nous oublions qu’auctoritas dérive d’augere : augmenter ! Si autorité et pouvoir s’augmentent eux-mêmes, ils s’enflent inévitablement comme une imposture. C’est lorsqu’ils acceptent de se faire, non pas seulement responsables et serviteurs, mais aussi et d’abord Eucharistie que les Supérieurs sauront relever, avec bonheur et humanité, les défis que ces « temps qui sont les nôtres » lancent à un exercice proprement christique de l’autorité. L’humanité et la grandeur du Supérieur éclatent dans cette capacité de voir les choses « en Jésus-Christ et dans la force de l’Esprit ». C’est-à-dire en s’efforçant de transcender les manières ordinaires de faire, de voir, de sentir et d’évaluer pour considérer les choses aussi selon l’autre point de vue.

Cette capacité n’a rien d’une grâce mystique bien qu’elle peut en découler. Elle consiste en un effort, conscient et béni par Dieu, de transcender en soi-même les appétits et les intérêts mesquins relatifs au manger, au boire, au pouvoir et à la jouissance pour privilégier ceux de la Parole fondatrice et de « l’humanité de l’autre homme » (E. Levinas). Elle ne peut cependant garder sa ferveur que si elle s’accompagne d’une ascèse du pouvoir et d’un humour renseigné sur les masques dont le pouvoir se revêt lorsqu’il se fait charité feinte. Elle ne peut être vraiment au service des frères que si elle est, de quelque manière, capable de bien discerner entre la livrée de l’ intendant et les oripeaux dont se pare la libido dominandi lorsqu’elle veut cacher sa face hideuse et son sceptre dominateur. C’est là aussi la seule et unique chose que nous devrions exiger de nos Supérieurs et les aider à abhorrer absolument : qu’ils ne se prennent pas pour le Maître de la maison dont ils ne devraient être que les intendants, fidèles, attentionnés et avisés. Autorité et responsabilité, commandement et obéissance, « in loco Christi » (« à la place du Christ »), disent pragmatiquement et non moins mystiquement les Constitutions de la Compagnie. Une prière devrait toujours accompagner notre sollicitude pour eux : que, dans notre quête d’un univers plus fraternel, ils soient feu et sel ; eau et pain afin que tout devienne Eucharistie….

[1Locution latine célèbre (« avec moi, avec toi ») inspirée de L’Imitation de Jésus-Christ (« si tu veux vivre avec moi, avec toi je ferai ma demeure »).

[2« Prends et reçois »

[3G. Cusson, « Obéissance et autorité dans un contexte de discernement spirituel », in CIS, La communauté dans la Compagnie de Jésus. Quelles sont ses caractéristiques principales ? Quel est le rôle du Supérieur ?, Rome, 1979, pp. 158-162.

[4A. Ravier, « Le rôle du supérieur dans une communauté ignatienne », CIS, 1979, p. 119-120.

[5Je prends ce vocable dans le sens que je lui donnais dans S.-P. Metena M’nteba, « Qu’est-ce que, diantre !, moi je fais ici ? Pourquoi prononcer des vœux de religion ? », in Telema, 121-122 (2005), pp. 95-113, surtout p. 97-98.

[6G. Cusson y voit une « union dans une même vision et expérience de foi, communion au même esprit qui nous réunit et nous engage ensemble » (G. Cusson, Art. cit., p. 160).

[7J. Robert, Le sexe en mal d’amour. De la révolution sexuelle à la régression érotique, coll. Les Editions de l’Homme, Québec, 2005, p. 202ss et B. Cyrulnik, Sous le signe du lien, Paris, Editions Hachette, 1989.

[8A. Ravier, o.c., p. 119.

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