Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même »

Un résumé de la vie consacrée ?

Dominique Nothomb, m.afr.

N°2008-3 Juillet 2008

| P. 210-218 |

Il faut parfois nous interroger sur les évidences : que veut dire aimer l’autre comme soi-même ? Avec l’à-propos qu’on lui connaît, l’auteur retourne aux sources scripturaires, et trouve chez saint Augustin des lumières inaperçues, avant d’en revenir à la vie consacrée.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Reprise de Lévitique 19, 18, la sentence « tu aimeras ton prochain comme toi-même » se trouve dans les trois versions synoptiques : Matthieu 22, 39 (le second commandement semblable au premier), Marc 12, 31 (second commandement), Luc 10, 27 (« tu aimeras le Seigneur ton Dieu… et ton prochain comme toi-même » [1]). Jusqu’ici, pour ainsi dire, pas de problème. Mais saint Paul va plus loin. En Romains 13, 8, il affirme : « Tous les commandements se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même », puis, plus excessif encore, en Galates 5, 14 : « La Loi toute entière trouve son accomplissement en cette unique parole : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’ ». Ne va-t-il pas trop loin ? N’oublie-t-il pas le premier commandement ?

Ces questions sont importantes pour la vie consacrée elle aussi. Oserait-on dire que toute vie consacrée, religieuse ou séculière, se résume dans cette seule et unique sentence : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?

Le soupçon

Longtemps, j’ai éprouvé une certaine gêne par rapport au « comme toi-même ». J’y voyais une qualité chrétienne moindre que l’autre « comme » proposé par l’évangile selon Jean où Jésus dit : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Thérèse de l’Enfant-Jésus de la Sainte-Face éprouvait de même sentiment :

« Lorsque le Seigneur avait ordonné à son peuple d’aimer son prochain comme soi-même, Il n’était pas encore venu sur la terre. Aussi, sachant bien à quel degré l’on aime sa propre personne, Il ne pouvait demander à ses créatures un amour plus grand pour le prochain. Mais lorsque Jésus fit à ses apôtres un commandement nouveau, son commandement à Lui, comme Il le dit plus loin, ce n’est plus d’aimer le prochain comme soi-même qu’il parle, mais de l’aimer comme Lui, Jésus, l’a aimé, comme Il l’aimera jusqu’à la consommation des siècles… ».

Le « comme soi-même », en effet, est suspect. « Aimer soi-même », n’est-ce pas ce fameux « amour propre » contre lequel les Pères du désert d’abord, tous les grands spirituels chrétiens ensuite, partaient en guerre ? Jésus n’a-t-il pas dit que celui qui veut « sauver sa vie » (n’est-ce pas « s’aimer soi-même » ?) la perdra ? Saint Augustin n’a-t-il pas défini les deux Cités selon cette opposition célèbre : « L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi », ce qui est la Cité de Dieu ? Pour aimer vraiment Dieu, semble-t-il, il faut aller jusqu’à se haïr soi-même, se mépriser soi-même, et non s’aimer soi-même.

Revenons à la vie consacrée. Les trois conseils évangéliques ne sont-ils pas, justement, des options de refus de l’amour propre, ou de l’amour de soi ? La chasteté dans le célibat n’est-elle pas le refus de cet amour captatif par lequel je cherche à me servir d’autrui pour ma satisfaction personnelle et égoïste ? La pauvreté religieuse n’est-elle pas le refus de l’amour égoïste de l’argent et du profit personnel ? L’obéissance, surtout n’est-elle pas le refus de cet amour propre qui me pousse à m’affranchir de toute autorité ?

Ainsi, s’aimer soi-même semble être le juste contraire de la consécration religieuse qui est don total de soi à Dieu, et désappropriation de soi.

Et pourtant…

Et pourtant, Jésus n’a pas hésité à reprendre la parole du Lévitique et la confirmer de toute son autorité. Après avoir proposé « le plus grand et le premier commandement » (Matthieu), « le premier » (Marc) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de [2] tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force », il a ajouté : « le deuxième (commandement) est semblable au premier », comme l’écrit Matthieu, je l’ai rappelé plus haut. La conclusion de Jésus est claire : « Pas de commandement plus grand que ces deux-là » (Marc), « de ces deux toute la Loi dépend et les prophètes » (Matthieu). Le « comme je vous ai aimés » de Jésus selon Jean ne peut donc pas être « plus grand » que le « comme toi-même ». Les deux doivent coïncider, mais selon une autre approche, sinon Jésus se contredirait, ce qui est exclu a priori. Toute la question est de savoir comment.

Une piste possible

Longtemps j’ai résolu la complémentarité des deux « comme » en leur donnant un sens différent. Dans le « comme toi-même », il signifierait « ainsi que », ou « et », mais nullement la manière d’aimer. On aurait ainsi : « Tu aimeras Dieu…, ton prochain, et toi-même » : trois « objets » d’un unique amour. Je dois aimer Dieu, mon prochain, et je dois m’aimer moi-même d’une manière à encore définir. Tandis que, dans le « comme je vous ai aimés » de Jean 13, 31, le « comme » indiquerait la manière, le modèle, la mesure. Le disciple de Jésus aime lui-même, son frère et tout prochain de la manière dont Jésus nous a tous aimés, en imitant ses exemples. D’ailleurs, me disais-je, dans le « comme toi-même », la préposition grecque est « hôs », tandis qu’en Jean 13, 34, le « comme » est la traduction de « kathôs ».

Il y a du vrai dans cette interprétation. Le commandement du Seigneur nous oblige certainement à nous aimer nous-mêmes, d’une manière qui reste à préciser, et à l’exemple de Jésus est certainement le modèle le plus parfait que nous avons à imiter pour « nous aimer les uns et les autres ». Néanmoins, puisqu’en grec « hôs » et « kathôs » ont souvent le même sens [3], il me semble aujourd’hui qu’il faut chercher le vrai sens du « comme toi-même » également dans la ligne de la manière selon laquelle nous sommes invités, mieux : obligés (c’est un commandement) d’aimer notre prochain, à savoir par le même amour, par la même forme d’amour selon laquelle nous devons nous aimer nous-mêmes. La charité (il s’agit bien d’« agapè » dans les trois synoptiques et chez Paul) que nous avons envers nous-mêmes doit être la même charité, la même sorte de charité que nous devons avoir envers notre prochain.

La bonne piste

C’est saint Augustin qui m’a fait comprendre le vrai sens du « comme toi-même ». Que veut dire « s’aimer soi-même » ?, se demande-t-il. « Aimer », au sens de l’amour divin (agapè) – cet amour qui est répandu dans nos cœurs par l’Esprit qui nous est donné (Romains 5, 5) –, consiste à vouloir en faveur d’une personne son bien véritable, son plus grand bien, et à faire ce que je puis pour le lui procurer. Or, quel est mon plus grand bien ? Aucun doute : c’est d’aimer Dieu de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute mon intelligence et de toute ma force. C’est donc de vouloir pour moi l’union à Dieu dans l’amour, la sainteté. En d’autres termes, je ne m’aime bien moi-même que si je m’aime pour Dieu, pour pouvoir rejoindre Dieu, pour être uni à Dieu autant que possible.

Pour Augustin, rien n’est plus clair, et il le redit de nombreuses fois : s’aimer soi-même (selon l’évangile, donc par charité), c’est aimer Dieu par-dessus tout. Augustin aime citer, selon la Vulgate, le verset 6 du psaume 10 : « Qui diligit iniquitatem, odit animam suam » – celui qui aime l’iniquité hait son âme.

« Il n’y a aucune autre dilection par laquelle quelqu’un s’aime lui-même (de charité), si ce n’est qu’il aime Dieu. Celui qui s’aime autrement doit être dit plutôt se haïr […] Parce que personne ne s’aime lui-même sinon en aimant Dieu. Une fois que le précepte au sujet de l’amour de Dieu fut donné, il n’était point nécessaire qu’on ordonne à l’homme de s’aimer lui-même, puisqu’il s’aime lui-même dès qu’il aime Dieu ».

« Telle est la vraie charité, celle par laquelle nous nous aimons pour Dieu (propter Deum). Si nous nous aimons pour d’autre chose, nous nous haïssons plus que nous nous aimons ».

Le mauvais « moi » et le vrai « moi »

Certes, il y a un « moi » que je ne puis aimer, et que je dois combattre. Paul le nomme « le vieil homme » (Eph 4, 22 ; Col 3, 9) ou « la chair » (Gal 5, 19-21), et Jean « le monde » (1 Jn 2, 15-17, etc). Tout ce qui, en moi, s’oppose à l’Esprit, tout ce qui me sépare de Dieu ou m’éloigne de Lui, tout ce qui m’invite à Lui résister ou Lui désobéir, je ne puis que le détester. Le « moi » égoïste, cupide, orgueilleux, méchant, impie, captatif, replié sur lui-même, fermé aux autres et à l’Autre, menteur et hypocrite, je dois le haïr. C’est ainsi que j’aime le vrai « moi », cet homme nouveau que je suis devenu par la nouvelle naissance dans l’Esprit-Saint, l’enfant de Dieu, membre de sa Famille et participant à sa nature divine.

Le saint amour de moi-même

Ce « moi », le vrai, je dois donc l’aimer comme Dieu l’aime. Donc vouloir d’abord pour moi mon plus grand bien, qui est, comme le disait Saint Séraphim de Sarov, « l’acquisition du Saint-Esprit », la sainteté la plus concrète possible ici-bas, et la vie céleste au-delà de notre mort corporelle. Vouloir ce bien-là, et ensuite faire tout ce que je puis, avec l’aide de la grâce de Dieu pour l’obtenir, c’est mon premier devoir, sans lequel je ne pourrai jamais aimer mon prochain comme moi-même, comme Dieu le veut, et comme Jésus nous a tous aimés.

Cet amour de moi-même consiste donc à m’aimer à cause de Dieu qui habite en moi, et pour Dieu, pour qu’Il soit présent en moi de plus en plus, afin que je puisse être uni à Lui pour le temps et pour l’éternité.

Jésus s’est-il aimé lui-même ?

Dans aucun livre, je n’ai trouvé l’énoncé de cette question, ni une réponse à cette question. Pourtant celle-ci s’impose, puisque Jésus n’a jamais rien exigé des autres qu’Il n’ait d’abord pratiqué lui-même. Une réponse affirmative semble, à première réflexion, totalement incongrue. Jésus n’est-il pas « l’homme pour les autres » ? L’homme qui aime son Père (Jn 14,30), et celui qui « nous a aimés et qui s’est livré pour nous » (Eph 5, 2), celui « qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Gal 2, 20) et qui « n’a pas cherché ce qui lui plaisait » (Rm 15, 3) ? Donc, en clair, celui qui ne s’est pas aimé lui-même, puisqu’il s’est « anéanti lui-même » (Ph 2,7) et s’est fait le Serviteur ? Comment oser dire qu’Il s’est aimé lui-même ?

Pourtant, à y regarder de plus près, la réponse affirmative s’impose. Jésus a voulu pour lui, dans et par sa volonté humaine libre, son plus grand bien, et c’est cela « aimer de charité ». Il a voulu pour (= en faveur de) son humanité le plus grand bonheur possible, à savoir ce qu’Il appelle « sa Gloire », son union à sa divinité dans une dépendance totale à sa Personne divine, d’être donc référé, livré, donné sans réserve à sa Personne de Fils, et, comme Fils, d’être entièrement référé, livré, donné à son Père, ce qui se réalisera par sa résurrection. Ne l’a-t-il pas affirmé à deux reprises dans sa grande prière de Jean 17 ? :

« Père, glorifie ton Fils,
pour que ton Fils Te glorifie…« Jn 17,1), et
« Je me consacre (ou me sanctifie) moi-même… » (Jn 17,19).

Comme l’écrit la Lettre aux Hébreux : « Il s’est offert Lui-même, sans tache, à Dieu, dans un Esprit éternel » (He 9, 14). C’est ainsi qu’Il s’aimait lui-même « pour Dieu », ne voulant que l’accomplissement de la volonté de son Père, ce qui était certes, pour Jésus, son plus grand bien. Quand Il Lui disait : « Glorifie ton Fils », il demandait pour Lui (= à son avantage) la Gloire divine, la Présence divine la plus totale possible en Lui, mais Il la demandait « pour que ton Fils Te glorifie ». Ainsi, Il s’aimait « pour Dieu ». De même ; quand il « se consacre » (ou « se sanctifie ») lui-même, Il veut appartenir totalement, jusqu’aux extrêmes limites du don de soi à son Père : pouvait-Il s’aimer Lui-même davantage ?

Aimer le prochain comme soi-même

Puisque, selon le commandement divin, je dois m’aimer moi-même « pour Dieu », comme Jésus l’a fait pour lui-même, je dois, de la même manière aimer mon prochain. Je dois vouloir pour tout prochain – toute personne humaine dont je suis proche – ce que je veux et dois vouloir pour moi-même : donc l’union à Dieu la plus intime possible. Je dois aussi faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il obtienne ce bien. Je dois, comme le disait Saint Dominique, vouloir « sauver les âmes », ou comme le voulait saint Ignace « aider les âmes », à savoir les amener à Dieu.

C’est cela « aimer le prochain pour Dieu » selon la formule classique depuis saint Augustin, mais tombée actuellement dans l’oubli, et même parfois refusée [4].

« J’appelle charité le mouvement de l’âme qui pousse à jouir de Dieu pour lui-même, ainsi que de soi et du prochain pour Dieu » (propter Deum). « Tout homme, en tant qu’il est homme, doit être aimé pour Dieu (propter Deum), tandis que Dieu doit être aimé pour lui-même ».
« Nous aimons donc Dieu et le prochain d’une unique et même charité, mais Dieu ‘propter Deum’– à cause de, ou pour Dieu – ainsi que nous-mêmes et le prochain ‘propter Deum’– à cause de Dieu, ou pour Dieu ».
« Tu t’aimes toi-même d’une manière salutaire si tu aimes Dieu plus que toi. Ce que tu fais avec toi (tecum), c’est cela que tu dois faire avec ton prochain, à savoir faire que lui-même aime Dieu d’un parfait amour. En effet, tu ne l’aimes pas comme toimême si tu ne fais pas effort pour le conduire à ce bien vers lequel tu tends toi-même ».

Comme le Christ nous a aimés

En fait, quand Jésus a dit : « Comme je vous ai aimés », il n’a rien dit de plus. Car pourquoi nous a-t-il aimés, sinon « pour nous conduire à Dieu » (1 Pi 3, 18) ? ou « pour que nous soyons consacrés (ou sanctifiés) en vérité » (Jn 17, 19), ou pour que « là où je suis, dit-il [5], vous soyez vous aussi avec moi » (Jn 17, 24), ou encore « pour que l’amour dont le Père m’a aimé soit en vous et moi en vous » (17, 26).

Le « Tu aimeras ton prochain comme toi-même« remis à sa vraie place dans le prolongement du « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… », surtout comme Luc le formule, est indépassable. Point de commandement plus grand que celui-là. Sans doute, le « comme Jésus nous a aimés » suggère des expressions concrètes dont cette charité va se manifester. Elles seront le plus souvent celles de la bonté, de la patience et de la miséricorde, mais parfois aussi celles de l’exigence la plus radicale et la plus austère. Dans les deux cas, le but en sera toujours le même : conduire le prochain, comme soi-même, à Dieu. Il s’agira toujours d’aimer soi-même et autrui « pour Dieu ».

Encore une fois, le « comme je vous ai aimés » est une illustration plus évocatrice que le « comme toi-même », mais il ne lui est pas supérieur en perfection et en exigence.

Et dans la vie religieuse ?

La pratique des conseils évangéliques n’a finalement qu’un seul but : nous aider à avancer sur le chemin du progrès spirituel, de la sainteté, de l’imitation de Jésus ou, comme le dit le Décret Perfectae caritatis du Concile Vatican II, de la perfection de la charité. Cette pratique nous aide à « nous consacrer (nous sanctifier) nous-mêmes » pour que nos prochains, et avant tout nos confrères ou nos consœurs « soient consacré(e)s (sanctifiés) en vérité ». Et ainsi, nous les aimons comme nous-mêmes, à partir de notre amour envers Dieu et pour grandir – et pour que, eux aussi, grandissent – dans cet amour envers Dieu.

De sorte que le « aime ton prochain comme toi-même » se situe au sommet indépassable auquel la consécration religieuse doit, en principe, nous conduire. Pour toute personne consacrée à Dieu dans la vie religieuse, comme pour tout baptisé, « la Loi toute entière » (y compris nos Règles, Constitutions, Directoires, Règlements, et ainsi de suite) trouve son accomplissement en cette unique parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Gal 5, 14).

[1Un seul « tu aimeras » et non deux comme en Matthieu et en Marc.

[2Selon Matthieu : « dans », selon Marc et Luc : « à partir de ».

[3La Vulgate utilise « sicut » dans les deux cas.

[4Comme je l’ai montré dans l’Introduction du livre Aimer le prochain pour Dieu, Téqui, 2002, pp. 9 à 19.

[5A savoir « dans le sein du Père », Jn 1, 18.

Mots-clés

Dans le même numéro