Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

En attendant l’aurore

Étienne Perrot, s.j.

N°2009-3 Juillet 2009

| P. 176-189 |

Cultivez-vous les qualités des chefs de la tribu des Yambassa ? Sous les dehors légers qu’on lui connaît (voir « Trahis par la finance », Vs Cs 2009-1, 41 s.), l’auteur nous montre comment les vertus théologales provoquent en fait la nuit des puissances de l’âme. Une méditation radicale, qui aide à repérer les trois tentations, tandis que la foi devient nuit de l’intelligence, la charité, nuit de la volonté, et l’espérance, nuit de la mémoire. Ainsi l’Esprit pousse-t-il au désert, dans une obscurité qui présage l’aurore.

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Après son baptême « Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour y être tenté par le diable. » (Mt 4,1). J’essaie de goûter ce paradoxe indigeste : sauf pour fuir une communauté particulièrement désagréable, le désert n’est nullement pour moi souhaitable ; et c’est pourquoi je ne le choisis pas ; il faut m’y pousser. Le désert semble s’imposer à moi d’abord sous sa face négative : un confrère m’a déçu, mes supérieurs ne s’intéressent pas à ce que je fais, le travail me conduit au bord du surmenage, l’ampleur de la tâche me décourage, un accident de santé interrompt mon beau programme, une surdité sénile m’isole, ma communauté me regarde d’un œil suspicieux ; quelquefois même (situations bien connues des économes), mes Frères m’accusent d’être un trouble-fête qui les empêche de danser en rond, voire – j’en fus témoin – d’être un de ces personnages qui n’ont rien compris à la pauvreté religieuse car « je me préoccupe de problèmes matériels ou financiers dont la vie religieuse aurait dû me libérer ! » (sic). Plus généralement, le désert surgit au cœur de mes dilemmes, lorsque les alternatives sont de poids égal et qu’il y a du bien et du moins bien dans chaque option ; mon désert prend alors la forme peu gratifiante de l’hésitation : Bruxelles ou Genève ? Dans le désert de l’hésitation, je ne sais plus où je suis, ni qui je suis. C’est l’exil.

Dans cette ignorance, j’aspire – voilà l’Esprit et la face positive du désert – à revenir dans ma maison, à retrouver le lieu où je serai de nouveau moi-même, lorsque je serai reconnu. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », dit le poète. Rien de plus vrai pour désigner mon désert ; tout est dépeuplé et j’attends, tel est mon désert biface : lieu de la faim, de la soif, du manque, certes ; mais en même temps, expérience du désir bienheureux. Je comprends alors pourquoi seul l’Esprit peut conduire au désert. À défaut d’y être conduit par l’Esprit, mon désert sera encombré de toutes les idées qui saturent ma mémoire, mon intelligence et ma volonté.

Trois tentations

André Gide raconte l’histoire d’un certain Nathanaël qui, perdu dans la nuit au cœur d’une forêt, a cru pouvoir s’orienter en prenant comme point de repère fixe la flamme d’une bougie qu’il tenait à la main. Comme le célèbre baron de Münchhausen qui prétendait pouvoir tout seul se sortir du bourbier en se tirant par les cheveux, je prétends sortir du désert par mes propres forces, et, sans le savoir, je chausse les souliers des trois principales tentations du chrétien : stoïque, masochiste et idéaliste.

Mes confrères ne me comprennent pas, les événements me sont contraires, la maladie s’abat sur moi, je souffre de ne pas savoir décider entre Bruxelles et Genève, mais, stoïque, rien ne me forcera à dire que ces situations obscures sont mauvaises ; elles me font mal, certes, elles me jettent au fond du lac les pieds dans la vase, mais je les domine de toute la hauteur de ma pensée et de ma volonté. Comment ne pas se sentir maître du monde lorsque, pour parler comme Blaise Pascal, l’avantage qu’ils ont sur moi, ces déserts n’en savent rien. Car je sais que je meurs, et eux ne le savent pas. Cette première tentation n’en serait pas une si elle ne se couvrait des oripeaux de la Tradition spirituelle : j’ai entendu parler de l’indifférence, et je me suis exercé à ne pas préférer davantage la santé que la maladie, la vie longue plus que la vie brève, la richesse plus que la pauvreté. Je me complais ainsi dans le désert que je me suis préparé. Illusion que tout cela. Comme disait ma grand-mère qui avait beaucoup de sagesse : on ne choisit pas ses pénitences. Si donc je veux voir refleurir mon désert, je dois accepter qu’il m’altère en des points que je n’ai pas choisis.

La deuxième tentation consiste à manger les cailloux de mon désert pour provoquer chez Dieu la compassion que j’en attends. C’est du masochisme sous couvert d’humilité. Si je ne suis pas au dessus de la nuit, alors, deuxième tentation, je veux être en dessous, je veux qu’elle m’écrase. Je me veux exténué par mon travail qui ne débouche sur rien, par l’incompréhension de mes proches, par la douleur qui m’empêche d’être attentif aux autres comme aux événements. Cette attitude aux relents de suicide a quelque chose d’un ressentiment. Je trouve ici une joie morbide à me sentir ainsi écrasé ; je jouis intérieurement du reproche adressé à mon entourage, à ma communauté, à mes supérieurs, à l’Église, au monde et à son train. Derrière ces figures, j’en veux à Dieu lui-même. Ici non plus, les justifications évangéliques ne manquent pas ; elles se résument en un seul mot, la croix, qui me rappelle que le poteau vertical qui désigne le chemin du ciel est barré brutalement par l’horizontal qui abaisse mes regards vers la terre de mes proches. La croix interdit en même temps toute relation horizontale qui ne soit pas barrée par le poteau vertical qui me rappelle que Dieu a mis en mon être un caractère unique, singularité qui m’interdit une immédiate communion. Malheureusement, n’en déplaise à certains cantiques, la croix n’est pas une demeure ; de même qu’une échelle n’est pas un poste de travail (ce n’est qu’un moyen d’y accéder), la croix n’est pas un état de perfection, et je ne saurais y planter ma tente.

Je suis malade, surmené, découragé, mon travail n’est pas reconnu, et mon entourage me regarde avec une pointe d’ironie au coin de l’œil. Dans cette environnement glauque, j’aperçois une troisième voie de salut : la fuite. Cette troisième tentation n’a nul besoin de décisions radicales, il me suffit de penser à autre chose. Je tourne mon attention vers ce qui va bien : les succès de mes confrères, les réussites de l’Église d’outre-mer, la paix des cloîtres, les progrès de l’humanité contre la faim, tout ça compense ma vie stérile. Mieux encore, il me semble plus beau de me réjouir des succès d’autrui lorsque je les compare à mes piètres résultats. Contrairement à l’adage populaire qui veut que « quand je me regarde, je me désole, mais quand je me compare, je me console », je réagis ici comme la chèvre de monsieur Seguin qui trouvait toujours plus verte l’herbe du voisin. Du coup cette troisième tentation me campe dans l’illusion, car je me plante ailleurs que là où je suis attendu.

Trois réflexes de santé

Dans un ouvrage célèbre, le docteur Georges Canguilhem définit la santé comme la capacité de répondre aux infidélités du milieu. Ailleurs, il prétend que « Toute connaissance a sa source dans la réflexion sur un échec de la vie » [1]. Répondre, c’est le contraire d’ignorer. Contre la première tentation, je m’exerce à bien penser, ce qui, d’après Blaise Pascal, est le principe de la morale [2] ; contre la deuxième, j’accueille le présent, ce qui est la posture spirituelle fondamentale, contre la troisième, je cherche du sens là où je ne n’aperçois que le vide.

Contre la tentation de me placer « au dessus », un seul remède : l’humilité. Pour ça, faire mémoire de mon histoire. Si j’arrive à inscrire ma douleur, mon échec, les incompréhensions de mes proches, mon hésitation, dans mon histoire, alors pourrais-je échapper à l’illusion d’un état de conscience supérieur où je me place hors du temps, là où rien ne peut m’atteindre. Pour neutraliser cette illusion, le « bien penser » cher à Blaise Pascal se conjugue avec les pieds. En jouant un peu sur l’étymologie, l’humilité consiste à revenir sur la terre, et à faire de l’humus le lieu où je suis attendu. Ce n’est pas « bien penser » que de me croire hors de l’histoire. En relisant mon histoire, je me découvre englué dans les compromis, les intérêts contradictoires et les valeurs divergentes ; je devine que me retirer dans ma chambre haute, inaccessible aux miasmes du monde, c’est me gargariser d’un rêve. Vue de tellement haut, ma vie sur la terre ne vaut pas le coup, coup à recevoir aussi bien qu’à donner, puisque je refuse de me risquer dans les combats du monde.

Face à la deuxième tentation pourquoi ne pas accepter le présent comme un présent ? Sous ce jeu de mot se cache l’expérience fondamentale de l’altérité, sans laquelle ma vie enfermée en elle-même n’a rien d’une vie consacrée. L’enfermement m’aveugle sur mon univers réel qui est pétri d’altérité. Envisager mon désert comme un cadeau, c’est accepter qu’un autre me l’offre ; ce qui me sort de ma solitude et me place face à une liberté qui n’est pas la mienne : liberté des événements, liberté des collègues, de mes supérieurs, des membres de ma communauté, ou (ce n’est qu’une redondance) liberté de Dieu. Certes, en bon républicain, je sais que ma liberté s’arrête là où commence la tienne ; mais en bon chrétien – ce n’est pas contradictoire – je sais que ma liberté commence avec la tienne. « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux : voilà la loi et les prophètes » [3]. Si donc j’accepte de recevoir le présent comme un cadeau, je découvre, avec ravissement, ma propre liberté.

Pour neutraliser la troisième tentation, celle de la fuite dans un ailleurs sans arrête, je m’exerce à trouver du sens aux événements, même les plus insupportables. Or le sens nécessite une libre adhésion aux contraintes que je subis. C’est ce qu’illustre d’une manière à la fois dramatique et spectaculaire le témoignage du docteur Viktor Frankl : ayant vécu longtemps dans les camps de concentration nazis, le Dr Frankl s’est rendu compte que les condamnés qui ont pu survivre à l’enfer des camps n’étaient pas toujours ceux dont la constitution physique semblait la plus robuste. Une source de résistance biologique à l’environnement débilitant se trouvait, pensait-il, dans la capacité de certains à trouver du sens à leur situation : volonté de retrouver les siens, ou de porter témoignage devant les générations futures, ou encore d’aider les plus touchés parmi leurs compagnons de misère. Ce phénomène psychosomatique rejoignait l’intuition de cet ancien freudien : la capacité d’interpréter et de donner sens à une situation dramatique aide le patient à s’en sortir, ce que Viktor Frankl a thématisé sous le nom de logothérapie. La logothérapie passe par la verbalisation des raisons possibles de l’épreuve, aussi pénible soit-elle [4]. Je cherche donc à formuler ce que je vis, quitte pour cela à me faire aider par un accompagnateur expérimenté.

Jusqu’au bout de la nuit

Repérer les tentations, y répondre par des postures appropriées, ça ne suffit pas à transformer ma nuit en clarté. Car, en simplifiant un peu, les trois tentations consistent à se placer mentalement ailleurs que dans le désert, et la triple réponse, à démolir l’abstraction de ces constructions intellectuelles. Comme la liturgie, le désert est à vivre, à la manière dont Jésus a vécu la passion, c’est-à-dire sans la consolation d’une Pâque mentalement anticipée. La lumière ne peut pas jaillir d’une fausse nuit, de même que le goût du présent ne peut pas être vécu par anticipation.

Passer, c’est accepter l’ignorance des événements à venir, posture à la fois logique et spirituelle. Il est logique en effet de ne pas prétendre savoir aujourd’hui ce que je ne connaîtrai que demain. Le poète disait ça d’une manière plus évocatrice : ce que l’ignorant ignore le plus, c’est la dimension de son ignorance, car il n’a aucun moyen de la mesurer. Mais l’attitude spirituelle gagne également à ne pas en rester aux exercices psychosomatiques que les thérapeutes me proposent pour éduquer mon attention : ne pas avaler une seconde bouchée avant que la première n’ait épuisé tous ses effets, ne pas manger ma salade en me réjouissant par avance de la mousse au chocolat qui viendra au dessert, ne pas chercher dans ma tête la réponse avant d’avoir écouté jusqu’au bout les balbutiements de mon interlocuteur. Ces exercices dignes du docteur Vittoz ne sont pas méprisables, mais ils ne sauraient se substituer à l’irruption de l’inouï qui seule m’ouvre à la vie de l’Esprit.

L’Esprit est comme la lune, il a deux faces : une face visible et une face toujours cachée. La face visible, c’est le lien, la relation, ce qui fait l’unité ; et je pense aussitôt à l’esprit d’un texte qui, sans faire nombre avec les mots, en constitue cependant l’unité profonde. Je pense aussi à l’esprit d’équipe qui fait que chacun agit en fonction de tous les autres membres ; et je me souviens du ton réprobateur qui jugeait sévèrement, dans le patronage de mon enfance, celui qui « faisait du mauvais esprit », qui « jouait perso » : il ignorait les autres. Mais la face visible de l’Esprit est conditionnée par sa face toujours cachée : l’esprit, c’est d’abord ce qui distingue pour pouvoir unir, comme le rappelle le récit du premier livre de la Genèse : l’Esprit crée en séparant le sec de l’humide, le ciel de la terre, les plantes des animaux, les hommes des animaux, finalement, l’homme de la femme ; et l’unité de tout ce composé humain n’est possible qu’en s’appuyant sur le principe premier qui est la distinction.

La première des distinctions nommées dans le livre de la Genèse est constitutive de l’expérience de mon désert, la distinction entre la lumière et les ténèbres. Si je ne reconnais pas ma nuit, je ne peux connaître aucune aurore ; si j’emporte au désert, par la pensée, le monde enchanté dont je rêve, mes idées consolatrices, mes explications, ou tout simplement la certitude d’être au dessus ou en dessous des événements qui m’écrasent, ou même ailleurs, ma nuit, aussi adoucie soit-elle, sera sans remède. Si je n’ai pas conscience des trois tentations inhérentes au désert (la suffisance, le ressentiment et la fuite), je ne peux toucher le fond de ma nuit, ni voir l’aurore promise. Pour vivre au désert le temps d’une vie passagère, il me faut cultiver les deux qualités que la tribu des Yambassa, au Sud Cameroun, demande à ses chefs : d’abord je dois « avoir les épaules larges », c’est-à-dire cultiver la santé physique, morale et spirituelle. La santé physique consiste non pas à ne jamais tomber malade, mais à pouvoir tomber malade et s’en relever. (Toute une glose serait ici à développer autour des trois mots cousins : « santé » « relèvement » et « salut »). En outre, répondre aux infidélités du milieu s’applique également à la vie morale et à la vie spirituelle : à la vie morale lorsque je ne me laisse pas entraîner par les mauvais exemples de ceux qui m’entourent ; à la vie spirituelle lorsque je travaille à découvrir le sens, pour moi, de ce désert apparemment absurde.

La seconde qualité des chefs Yambassa touche directement mon expérience du désert : c’est « avoir vu le diable en face ». Le diable, c’est bien sûr celui qui sépare, comme le souligne le préfixe dia, comme dans dialyse ou diachronie. Mais à la différence de l’Esprit qui lui aussi sépare, le diable ne divise pas pour unir, mais pour isoler. Ma moindre expérience de la colère illustre le propos : quand je suis en colère, j’ai l’impression de tout comprendre chez mon partenaire, mon supérieur, le gouvernement (autant d’adversaires en ces occasions) ; j’ai la sensation d’une illumination, celle du « porte-lumière » Lucifer, père du mensonge, qui me permet de condamner mon partenaire, mon supérieur, le gouvernement, de les mettre à l’écart sans réconciliation possible, et finalement, de faire comme s’ils n’existaient pas. De la même façon, dans mon désert intérieur, les trois tentations me donnent l’impression que rien n’existe en dehors de moi-même et de mon illusoire pouvoir sur le monde, illusoire car la tentation me place mentalement au dessus, en dessous, ailleurs, mais jamais dans le monde réel. Avoir vu le diable en face, c’est avoir reconnu la vanité cachée sous mes trois tentations.

Sortir du tunnel

Il ne suffit pas de reconnaître le diable à sa queue de serpent pour sortir du tunnel. Encore faut-il mobiliser toute son énergie et l’orienter dans le bon sens. Mobiliser son énergie, c’est faire appel à ce que les anciens nommaient les « puissances de l’âme », la mémoire, l’intelligence, la volonté, et qui sont comme les pôles neutres (ni positifs, ni négatifs) des trois vieilles libido (les tendances, les propensions, les aspirations) des théologiens moralistes de l’ancien temps : appétit de jouissance, curiosité de savoir (libido sciendi), et volonté de puissance. Le vocabulaire d’aujourd’hui utiliserait d’autres mots pour désigner ces moteurs qui « mobilisent » et mettent en mouvement. Je parlerais aujourd’hui plus volontiers des affects, des valeurs et de l’imaginaire. Mais ce vocabulaire contemporain, moulu et pétri par les sciences humaines, est d’utilisation trop complexe pour esquisser commodément la posture très simple dessinée ici [5]. La vieille trilogie mémoire, intelligence, volonté, est plus apte à cerner mon propos.

La mémoire s’inscrit dans le corps ; et c’est pourquoi, comme le découvre la psychanalyse, la mémoire est à la source de toute jouissance. Je ne peux pas sortir du désert en m’évadant de mon corps, en oubliant d’où je viens, ce qui me rattache à ce lieu, institutionnel autant que géographique. Le risque du désert est de me transporter in midle of nowhere, comme disent les anglais, littéralement au milieu de nulle part, en ayant réponse à tout, en imaginant avoir tout prévu, tout calculé, comme si je pouvais m’identifier à un universel libéré des médiations compromettantes. Vouloir oublier mon corps, c’est faire disparaître, avec mon support biologique de chair et d’os, les organisations et les institutions humaines qui me déterminent comme être humain : être social qui vit sous des règles porteuses de sens. Oublier mon corps, c’est connaître l’aliénation des drogues euphorisantes, en gommant artificiellement mes limites, me confondant délicieusement avec un univers ectoplasmique où je perds, avec mon passé, ma singularité. Inversement si j’arrive à faire le récit de l’histoire qui m’a conduit au désert, j’échappe à cette position de surplomb qui relativise tout et ne domine rien.

Le récit de mon histoire est une création culturelle qui me conduit naturellement à la foi. Au fondement de toute prière, en effet, gît le souvenir : « nos pères nous ont raconté ce que Tu fis ». Et je ne peux raconter ma propre histoire qu’en empruntant le vocabulaire reçu des générations passées. Certaines organisations à vocation totalitaire, sectes religieuses, amicales d’anciens élèves, cercles philosophiques, groupements ésotériques, s’inventent même un vocabulaire qui leur est propre dans le seul but d’isoler le groupe des élus face au reste de la société humaine. Moins ambitieux, le vicaire de ma paroisse prétend seulement que la foi chrétienne est contenue dans le Credo, qui n’est pas autre chose que le rappel de l’histoire du mon salut : le fidèle n’est-il pas celui qui fait crédit, en acceptant comme gage ce patrimoine hérité qu’il n’a pas inventé ? J’en serais assez d’accord s’il ajoutait que ce récit schématique, inscrit dans un vocabulaire particulier, joue un rôle symbolique. C’est dire que, comme tout symbole, il institue un corps social : le symbole n’est-il pas, comme le savent tous les anthropologues, un signe de reconnaissance, qui permet de séparer d’une part les initiés rassemblés en corps, et d’autre part la foule anonyme ? Et c’est pourquoi la mémoire, vecteur de la foi, inscrit mon identité propre dans mon corps qui est un préalable à la fois physique, culturel et social.

L’intelligence consiste, chacun le sait, à mettre en relation des événements, des phénomènes, des mots, des symboles mathématiques, des objets ; ce qui produit autant d’intelligences différentes que de situations. L’intelligence spéculative n’est pas l’intelligence pratique, et dans chacun de ces domaines se cachent mille régions qui peuvent rester étrangères non seulement les unes aux autres, mais plus encore à cette forme d’intelligence affective que l’on appelle souvent l’intelligence du cœur et qui me permet de comprendre mes proches dans ce qu’ils ont de plus singulier. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », disait Blaise Pascal, rappelant ainsi que la raison est relation. Comprendre la singularité d’un être qui m’est cher n’est paradoxal que pour moi qui confonds souvent compréhension et verbalisation. J’ai l’impression de ne comprendre que ce je traduis avec des mots. Plus encore, je souscris trop volontiers au refrain de mon grand-père, homme d’une grande générosité, obscur journaliste amoureux de son travail : « tant qu’on n’a pas écrit ce que l’on pense, on n’est pas sûr d’avoir pensé », disait-il. C’est peut-être vrai pour la pensée, mais insuffisant pour une relation d’amour.

En revanche, quand j’accepte de ne pas trouver les mots qui traduiraient adéquatement ma relation aux êtres et aux événements, je reconnais que ce que je ressens en profondeur, plus moi-même que moi-même, échappe à mon intelligence ; et je fais alors l’expérience de la charité. Déjà le sentiment d’indignation devant une injustice entrouvre la porte de cette conjonction étonnante entre ma subjectivité et l’universel. Cet universel que je ressens personnellement n’est plus l’universel abstrait qui englobe tout de la même façon pour tout le monde, en rendant évanescentes les réalités qu’il contient (finalement tout est énergie, matière, société, esprit). En revanche, l’universel du monde vécu est l’universel de contiguïté qui se manifeste en moi intensément par le manque ressenti. Ressentir la singularité de celui qui m’est contigu, qui me touche car il est proche, tout proche même, comme le prochain qui a besoin de moi, c’est ressentir dans le même mouvement de charité, ce qui me manque ; et ce manque a quelque chose d’infini, car il n’est pas en mon pouvoir de le combler. Je comprends alors pourquoi c’est l’Esprit qui me conduit au désert, ce lieu du manque radical.

La volonté est le vecteur de mon désir. C’est dire que ma volonté n’est pas l’expression d’un moi isolé qui ferait gicler, venant de je ne sais où, un horizon de sens suivi d’un programme d’action. Déjà le vieux barbu Karl Marx remarquait que l’ouvrier qui désire des pommes de terre et la femme entretenue qui désire des dentelles sont tous les deux persuadés que leur moi profond est la source de leur désir, alors que leurs volontés sont conditionnées par leurs places dans la société. Et la culture contemporaine a pris acte du fait que le désir, aussi individuel puisse-t-il paraître, est toujours le fait d’une personne, c’est-à-dire du personnage que je joue, parfois inconsciemment, avec mon entourage. Reconnaître que mon désir ne vient pas de moi, mais que je le reçois dans mon éducation et mon environnement, c’est re-situer ma volonté en ligne avec l’espérance reçue de Dieu. Nul ne peut désirer même un verre d’eau, sans que Dieu ne soit la source de son désir, prétendait Maître Eckart. Si c’est Dieu, l’Être de l’altérité radicale, qui est à la source de mon désir, alors naît en moi l’intuition que le désert, ce lieu par excellence du désir, n’a rien d’un lieu où je suis jeté par hasard.

Le soleil de midi

Lorsque j’accroche la foi à la mémoire, la charité à l’intelligence, l’espérance à la volonté, je ne fais que ramener l’inouï de Dieu à mon expérience humaine. La foi serait alors ce qui déborde la mémoire et me fait désigner de loin l’origine de mon être, la charité, la mise en acte de mon intelligence, l’espérance, le complément de ma volonté. Ces tentatives ne sont pas vaines ; encore faut-il ne pas me payer de mots. Placer des mots de la théologie chrétienne (les vertus théologales) sur les limites de ma mémoire, de mon intelligence et de ma volonté, ça peut être platement une façon d’interrompre ma quête et de me satisfaire de mes manques, ou de m’y résigner. Si tel est le cas, l’expérience de Dieu m’échappera. En revanche mon désert s’apprêtera à refleurir lorsque foi, charité, espérance sonneront à mes oreilles comme un défi à relever, défi brutal, violent, car, comme pour tout ce qui échappe au langage humain « Ce dont on ne peut pas parler, on est contraint de le taire [6] ».

Plutôt que de considérer la foi comme le cimetière de la mémoire (sous prétexte que la foi est transmise par l’Écriture dans la Tradition et qu’elle est vécue dans les institutions gardiennes de mémoire, comme si la foi ne faisait que désigner de loin, dans un passé immémorial, mon origine divine), il me faut apprendre que la foi est la nuit de mon intelligence : je croyais tout comprendre, j’avais tout vu, aucun phénomène, aucun événement n’échappait à ma sagacité, mais voilà que naît en moi l’intuition – certitude intérieure – qu’il y a quelque chose que je ne connais pas mais qui m’attend de l’autre côté du désert. Ce fut l’expérience d’Abraham. C’est aussi mon expérience de « croyant à l’état naissant », lorsque j’accepte de me recevoir du passé, de ne pas être à l’origine de moi-même, de résister à l’idée que le monde commence avec moi et qu’existe uniquement ce que j’ai personnellement expérimenté. Assez logiquement, toutes les Révolutions sont trahies, qui tablaient sur un renouveau radical : « Du passé faisons table rase », chante l’Internationale ; avec les effets que l’on sait. En revanche, ma jeunesse de croyant, cette « promesse d’avenir » fait taire mon intelligence pour qu’elle accepte humblement le patrimoine reçu des générations passées, pour y trouver, tel les enfants du laboureur dans la fable de La Fontaine, le trésor qui ne m’attend pas ailleurs que dans le monde vécu.

Plutôt que de considérer la charité comme le complément pratique, mais insaisissable, de mon intelligence (sous prétexte que la charité, comme l’intelligence, est le présent de mes relations actuelles avec le monde, mettant en œuvre toutes les potentialités de ma vie adulte, au midi de mon existence), il me faut apprendre que la charité est la nuit de ma volonté : l’acte qui me met en relation d’amour avec autrui m’est inspiré par une force vécue comme la vérité qui m’inspire. Cet acte, plus intime que moi-même, n’est programmé par aucune volonté propre : les situations de détresse, les besoins de mes proches, provoquent en moi une sorte de réaction réflexe qui ne témoigne d’aucun calcul, et dont je ne suis redevable qu’à une puissance d’amour, qui n’est pas la mienne.

Enfin plutôt que de considérer l’espérance comme le prolongement surnaturel de la volonté (sous prétexte que volonté et espérance tournent l’une et l’autre mon attention du côté de l’avenir), il me faut apprendre que l’espérance est la nuit de la mémoire. Tel le vieillard, j’ai tendance à étouffer l’espérance sous le poids de mon expérience, et je n’imagine pas qu’un autre avenir soit possible : les choses dureront bien autant que moi, me dis-je avec une fausse philosophie. Le vieillard, c’est le passé, chacun le sait : pourquoi bâtir, planter, changer les règles inadaptées, tenter d’autres manières de faire, puisque je me suis habitué à cet état de faits. L’espérance rompt cette routine et ouvre sur la vie : « Tout ce qui injecte dans une tradition le poison d’un temps nouveau est aussi ce qui la sauve de l’inertie » [7]. L’espérance sauve le passé d’une mort certaine, tant il est vrai que, sans espérance, le passé reste à jamais figé. Le passé n’est définitivement fixé que quand il n’a plus d’avenir, disait Raymond Aron [8] ; il me faut donc entrer en religion comme on entre dans un oratoire, avec un grand désir – et c’est le lieu du désir que le désert – sous peine de transformer mon institut ou mon oratoire en quelque chose de pire qu’un musée, un tombeau. Sous ma tente d’exilé, le désert me susurre à l’oreille la vérité devinée par le poète : « Il dépend de celui qui passe que je sois tombe ou trésor ; que je parle ou me taise, cela ne tient qu’à toi. Passant, n’entre pas sans désir » [9].

Je ne fais que passer sur cette terre dont les passages ténébreux doivent être pleinement vécus. Je ne peux vivre ces passages en cédant à la tentation de me libérer du temps et de la durée, cherchant en vain à m’évader du monde présent, me situant par la pensée au dessus, en dessous ou ailleurs. La seule manière d’y parvenir, c’est d’accueillir la liberté des événements, de recevoir le présent comme un cadeau et d’y trouver du sens, en un mot d’espérer. « C’est l’espérance d’une transformation radicale et dernière qui sauve notre effort terrestre de la vanité », prétend Henri de Lubac [10].

Final

Saint Jean de la Croix indique « comment ce sont les trois vertus théologales qui doivent perfectionner les trois puissances de l’âme, et comment elles y établissent le vide et les ténèbres » [11]. Page suivante, il explique que « la foi fait le vide dans l’entendement pour l’obscurcir et l’empêcher de comprendre ; l’espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé ; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n’est pas Dieu ». Comme quoi, c’est bien l’Esprit qui pousse au désert. S’il faut mettre les trois puissances de l’âme dans le dénuement et l’obscurité, c’est pour que les étoiles de ma nuit disparaissent de ma vue lorsque se lèvera le soleil de justice.

[1G. CANGUILHEM, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Paris, Les belles lettres, 1943, 2e édition 1950, p. 139.

[2B. PASCAL, Pensées, n° 347 dans l’édition Brunschvicg ; n° 183 § 2 dans l’édition Tourneur, Paris-Cluny 1943, p. 124.

[3La règle d’or, rapportée ici dans sa version « positive » (Mt 7,12), est d’un autre ordre, et plus exigeante, car indéfinie, que dans sa version négative, que je qualifie dans le présent texte de « républicaine », en référence à la morale stricte des « hussards de la République française ».

[4V.-E. FRANKL, 1946 Ein Psychologerlebt das Konzentrationslager, traduit en 1959 From Death-Camp to Existentialism, augmenté et republié plusieurs fois ; Man’s search for Meaning, an Introduction to Logotherapy, London 1964 ; cf. Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, Éditions de l’Homme, 1988.

[5Imaginaire, affects, valeurs. Je me permets de renvoyer à la troisième partie (chapitres 9 à 12) de mon dernier ouvrage L’art de décider en situations complexes (Desclée de Brouwer, Paris 2007), qui traite des ressources personnelles que je peux mobiliser lorsque les décisions ne s’imposent pas du dehors.

[6L. WITTGENSTEIN, dernière phrase du Tractatus logico-philosophicus (1921).

[7M. de CERTEAU, « L’épreuve du temps », Christus n° 51, juillet 1966, p. 327.

[8R. ARON, Dimension de la conscience historique, Paris, 1965, p. 18.

[9P. VALERY, gravé sur le fronton du palais de Chaillot, à Paris.

[10H. de LUBAC, Sur les chemins de Dieu, Paris, 1966, p. 233.

[11Saint JEAN DE LA CROIX, La montée du Carmel (1578-1587), titre du livre II, chapitre V, Paris, Seuil 1972, p. 114. Traduction du Père Grégoire de Saint Joseph.

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