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La mère de Jésus à Cana (Jn 2,1-12)

Séverine Dourson

N°2013-4 Octobre 2013

| P. 279-291 |

Relisant le texte bien connu des noces de Cana, l’auteur médite sur la vocation de la « première femme de l’Évangile », la mère de Jésus, qui « se fait servante du repas des noces, et devient mère des fils du peuple » nouveau : la vocation d’épouse et de mère de toute femme s’annonce ainsi.

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Des épisodes où des femmes tiennent un rôle fondamental rythment le quatrième évangile d’un bout à l’autre. En nous racontant leurs rencontres avec Jésus, leurs relations aux hommes et aux disciples, en nous faisant voir leur rôle auprès de leur peuple et la transformation qui s’opère en elles, Jean nous parle de la mission des femmes telle que Jésus l’éclaire, à travers sa vie, sa mort, sa résurrection. Nous nous arrêtons ici sur la première femme que Jean nous présente, la mère de Jésus, qui obtint le commencement des signes, signe archétypique qui projette sa lumière sur la suite de l’évangile et s’y déploie progressivement.

Les noces à Cana de Galilée (2, 1-2)

La mère de Jésus

L’épisode des noces de Cana introduit la première femme qui paraît dans l’évangile de Jean : la mère de Jésus. Pour la première fois, en ce début de l’évangile, elle est mentionnée et elle ne le sera à nouveau qu’à la passion, à la fin du livre (19, 25-27). D’où l’importance que revêt ici et là sa présence et ce qu’elle nous révèle de son rôle de femme, de sa participation à l’œuvre de son fils.

Présentée comme mère de Jésus, elle a permis que le Verbe se soit fait chair (1, 14). Elle est la première à l’avoir accueilli, représentante du peuple et de l’humanité appelés à vivre dans l’Alliance avec Dieu : À tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu (1, 12). Mère de Jésus, elle est elle-même d’abord enfant de Dieu. Ainsi en sera-t-il de tous ceux qui, comme elle, accueilleront celui qui est venu habiter parmi nous afin de nous faire connaître le Père (1, 18). Lui, il est né d’une femme afin que les hommes puissent naître avec lui de Dieu (1, 13), naître à nouveau (3, 1-8), mais nous ne savons pas encore comment.

Au troisième jour, elle se tient là. En ce troisième jour seulement, elle est nommée mère de Jésus. Ce titre éveille le souvenir de sa nécessaire collaboration à l’incarnation du Verbe et laisse entrevoir plusieurs dimensions de sa relation à l’homme Jésus, le Fils Unique-Engendré (1, 18). Fille de Dieu en accueillant Jésus, mère en contribuant à la vie par sa maternité, elle a ouvert le chemin aux hommes afin qu’ils accueillent eux aussi la lumière et que, grâce au Fils, ils soient enfants de Dieu. Mais pourquoi est-ce ce jour-là qu’elle apparaît ainsi ? Que se passe-t-il au troisième jour ?

Un contexte d’alliance sponsale

Ce troisième jour nous situe dans la suite de la “semaine inaugurale” [1], au cours de laquelle a été livré le témoignage de Jean, celui qui baptise dans l’eau et qui, lui, fut nommé dès le prologue (1, 6-8). Jean le témoin a préparé la venue de Jésus. Sa parole a suscité l’attirance des premiers disciples, leur rencontre avec Jésus, et la confession de titres diversifiés : Agneau de Dieu, Fils/Élu de Dieu, Messie/Christ, Jésus fils de Joseph, Fils de Dieu, roi d’Israël, Fils de l’homme. Au cours des quatre premiers jours, le premier acte de Jésus a été de rassembler cinq hommes. Ils se mettent à suivre Jésus et à croire – le verbe croire apparaît en 1, 50 pour la deuxième fois depuis le prologue (1, 12). Si Jésus met en évidence la foi du dernier venu, Nathanaël, préparé par l’étude de la Loi à reconnaître le Fils de Dieu, c’est pour annoncer qu’il verra davantage encore (1, 50). Le verbe πιστϵύω reviendra en 2, 11 : l’événement du troisième jour, en présence d’une femme, la mère de Jésus, fera surgir la foi d’un groupe, celui des disciples.

Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était (2, 1). Après les quatre premières journées, le troisième jour (2, 1) nous fait sauter au septième jour, jour du sabbat, de l’achèvement de la création (Gn 2, 1-4). Le troisième jour est aussi, en Ex 19, 16, celui où, après deux jours de purifications pour le peuple (Ex 19, 10), Dieu manifeste sa gloire et fait don de la Loi par l’intermédiaire de Moïse : moment fondamental de l’Alliance, du “mariage” entre Dieu et son peuple. Or, l’évangile de Jean nous convie à des noces [2]. Aux noces à Cana de Galilée [3], nous ne savons pas qui se marie, mais Cana (קנה), qui peut vouloir dire acquérir [4], peut connoter un contexte de célébration d’alliance. Chez les prophètes, l’union de l’homme et de la femme est métaphorique de l’Alliance de Dieu et de son peuple. S’appuyant sur la symbolique nuptiale, ils annonçaient une Alliance nouvelle et éternelle, pour restaurer le peuple et confirmer sa réponse à son Seigneur (D’un amour éternel je t’ai aimée, aussi t’ai-je maintenu ma faveur : Jr 31, 3). Avec cette métaphore nuptiale, la femme devient représentante du peuple entier appelé à vivre en intime alliance avec le Seigneur son Dieu.

En ce nouveau troisième jour, la mère de Jésus était là. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples (2, 1-2). Une femme, la première à accueillir Jésus pour le mettre au monde, est aussi la première à se tenir là, aux noces : elle est là d’avance, pour tous les invités à ces épousailles. Jésus, le Verbe fait chair, Fils Unique-Engendré et source de la vie est “appelé” à ces noces, selon le dessein divin indiqué par l’aoriste passif ἐκλήθη. Il arrive après, de son côté, et il n’est pas seul : ses disciples, rassemblés au cours de la première semaine, sont avec lui. Ils forment un seul groupe et ils accompagnent Jésus – car ἐκλήθη est au singulier. Là où Jésus est invité, ils le sont avec lui.

Au cœur de la noce (2, 3-10)

Mère médiatrice et femme collaboratrice (2, 3-5)

Et ils n’avaient pas de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » (2, 3). La fête et la joie des noces sont compromises car le vin manque. Un vin nouveau, qui coulerait en abondance, avait été promis par les prophètes pour le rassemblement du peuple de retour d’exil [5] et lors du festin messianique promis à tous les peuples (Is 25, 6). En attendant, le vin nouveau est en deuil (Is 24, 7) et on ne boit plus de vin en chantant (Is 24, 9). Mais lors des nouvelles noces entre Dieu et son peuple, la terre donnera un vin nouveau (Os 2, 21-24 ; Is 62, 5) [6].

La mère de Jésus est sensible au manque de vin qui affecte les disciples comme tous les invités. Le lecteur aussi peut se poser la question : quel vin lui manque-t-il ? Comment célébrer la joie de ces noces ? La mère interpelle son fils à ce propos. Présente d’avance aux noces, arrivée là avant Jésus et ses disciples, elle occupe une position de vis-à-vis face à leur groupe. Elle voit arriver son fils, désormais engagé dans sa vie publique. Elle est attentive à ce qui se passe pour ceux qui ont été invités avec son fils, à sa suite, et qui arrivent à la noce alors que le vin est déjà épuisé. Comment les disciples, les invités, et les mystérieux mariés dont on ne se sait rien, célébreraient-ils la noce sans vin ? La mère se fait intermédiaire auprès de son fils du manque remarqué. Son intervention n’est ni une question, ni un reproche, mais le constat d’une situation qui, sans doute, affecte les invités.

Jésus lui dit : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée. » (2, 4). L’expression, littéralement « Quoi à moi et à toi ? », employée ailleurs dans la Bible [7], indique généralement une opposition. Ici, Jésus ne rejette pas la demande de sa mère, mais sa réponse montre une perception divergente. Il invite sa mère à une prise de distance par rapport à la situation : que signifie pour moi et pour toi ce vin qui manque ? Elle semble n’avoir vu que le manque de vin matériel. Jean suggère que Jésus rappelle qu’un vin nouveau a été promis, un vin autre que celui du repas. Par sa parole, sa mère – et avec elle le lecteur – se voit orientée vers une signification nouvelle et encore cachée qu’il va donner à ce vin [8].

Ainsi Jésus introduit-il sa mère dans sa mission : avec lui, sera donné le vin des noces nouvelles. Femme [9], adressé aussi à sa mère au pied de la Croix en 19, 26 (Femme, voici ton fils), nous renvoie à Gn 2, 23 : lorsque Dieu eut façonné la femme, il l’amena à Adam, qui reconnaît en elle l’aide qui lui est assortie. Il s’écrie : « Celle-ci sera appelée “femme” - îshsha - , car elle fut tirée de l’homme-îsh - , celle-ci ! ». En s’adressant à sa mère, Jésus, comme un nouvel Adam reconnaît celle qui, aux côtés de l’homme, représente l’aide bien assortie. Elle devient comme la nouvelle Ève. Il met en vis-à-vis un toi féminin et un moi masculin (Quoi à moi et à toi), évoquant le vis-à-vis nuptial d’homme et de femme. Au sein de la distance qui les sépare en les mettant face à face, ils sont appelés à collaborer à l’œuvre de Dieu. La parole de Jésus opère et révèle une transformation dans la relation à sa mère : sa maternité l’ouvre à une coopération à la mission de son fils. Cette coopération s’appuie sur sa réalité de femme créée par Dieu pour une alliance [10]. La position de vis-à-vis de la mère et du fils prendra sens dans une mission partagée : Jean suggère que ce face-à-face doit amener une collaboration par rapport au vin nouveau.

À elle, Jésus parle pour la première fois de son heure : « Mon heure n’est pas encore arrivée ». Lui révèle-t-il que le vin manque parce que son heure n’est pas encore venue ? Jésus reçoit son temps et son agir du Père, et il les fait siens, jusqu’à l’“heure”, celle de la croix et de la résurrection. Il n’anticipera pas cette volonté du Père ! Cependant la traduction est possible sous forme interrogative – « N’est-elle pas venue, mon heure ? » [11] – car cette heure est déjà là en tout ce qu’il dit et fait, annoncée dans ses actes. Elle n’est pas encore venue, ni achevée, mais elle commence, car Jésus vit sa vie publique dans la perspective de cette heure.

Sa mère est associée à cette heure en train de venir. À la mission et au mystère de son fils. Aussi prend-elle l’initiative de s’adresser aux servants : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ». Comme Pharaon s’était adressé aux Égyptiens souffrant de la famine, afin qu’ils aillent trouver Joseph (Gn 41, 55) [12], elle renvoie les servants à Jésus, comprenant qu’il répondra à la pénurie de vin, comme Joseph avait répondu à la famine par l’abondance du blé emmagasiné. La démarche de cette femme reprend également celle du peuple d’Israël en Ex 19, 8 et 24, 7, au début et à la conclusion de l’Alliance à laquelle ils s’engagent au Sinaï : « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le ferons [13]. » Elle suscite une attitude d’alliance et d’obéissance, parce qu’elle-même s’est d’abord mise à la disposition de Jésus. « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » Figure aussi de la Sagesse qui appelle ses fils à l’écoute, prépare son vin, dresse la table et envoie ses servantes (Pr 9, 2-3), cette femme ici prépare le vin nouveau en suscitant la foi des servants et des disciples. Par sa parole à elle, elle mène les autres à l’écoute de celle de son fils ; elle les appelle à une écoute de foi passant à l’acte : faire ce qu’il vous dira, alors même qu’ils ne savent pas ce que fera Jésus.

Femme associée à la mission de Jésus, elle perçoit que la parole de son fils est à recevoir et à mettre en œuvre. Sa fibre maternelle ne s’est pourtant pas éteinte : elle est aussi transformée. Elle n’est plus médiatrice d’un manque qui affecte des invités ; elle invite les servants à la “crainte du Seigneur”, attitude indispensable pour que surgisse le vin nouveau, la parole de Jésus qui donne la vie lorsqu’elle est reçue. Elle transmet par là aux servants l’invitation à être, eux aussi, associés à sa mission de vivre ce mystère en mettant en œuvre la parole. Transformée par la parole de Jésus, elle devient médiatrice auprès des servants afin de les rendre accueillants à sa parole féconde jusqu’à faire jaillir le vin de la noce.

L’eau devenue vin (2, 6-10)

Or il y avait là six jarres de pierre, destinées aux purifications des Juifs, contenant chacune deux ou trois mesures (2, 6). Les jarres, au nombre de six – sept moins un étant un chiffre imparfait –, pointent vers un accomplissement de cette purification, tout comme le manque de vin rapporté par la mère appelle un vin nouveau pour que la noce puisse s’accomplir. En ce septième jour – chiffre parfait – où Jésus révèle à sa mère que son heure est en train de venir, l’évangéliste nous fait percevoir que peut commencer l’accomplissement de la mystérieuse noce dont ni le marié ni la mariée ne nous ont été présentés.

Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces jarres. » Ils les remplirent jusqu’au bord (2, 7). Sur l’ordre de Jésus, les servants obéissent, emplissant les jarres jusqu’en haut : la quantité d’eau (500 à 700 litres) [14] est considérable et annonce une surabondance. Il leur dit : « Puisez maintenant et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent (2, 8). Entraînés par la foi de la femme, les servants font preuve d’une obéissance ponctuelle. Le lecteur peut être saisi par une telle confiance suscitée par la femme : il voit les servants agir aussitôt et porter l’eau des jarres de purification pour être bue par le maître du repas [15] ! Il est invité à entrevoir le sens de cette eau puisque maintenant, sur la parole de Jésus, l’heure est venue pour puiser avec allégresse l’eau qui avait été promise (Is 12, 3) aux sources du salut. Elle est portée au maître du repas, le traiteur à qui revient de goûter en premier la nourriture et la boisson, pour veiller à la réussite de la fête. Mais n’est-ce pas Jésus qui possède l’autorité du véritable maître du repas ? Par lui prend sens la relation des servants à leur maître, car c’est à son autorité que la femme les a rendus disponibles.

Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau devenue vin – et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau – le maître du repas appelle le marié et lui dit : « Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ! » (2, 9-10). Nous sommes mis en présence du maître du repas et de sa réaction. En même temps que ce dernier goûte l’eau devenue vin, nous apprenons sa transformation qui relève du mystère : nous ne savons le comment de l’eau devenue vin mais nous pouvons aussi goûter – verbe sapientiel : buvez du vin que j’ai préparé, disait la sagesse (Pr 9, 5). Le lecteur devient le “maître du repas”, qui a à goûter ce vin.

Le verbe γίνομαι (devenir) nous rappelle aussi le mystère du Verbe fait chair du prologue (1, 14). Sa venue au monde transforme la réalité des relations humaines. Jean nous montre la mère de Jésus spectatrice discrète de ce changement : appelée femme, elle “devient” collaboratrice intime du nouvel Adam. Sa prévenance maternelle à l’égard des invités prend un sens nouveau. D’attentive au manque, elle devient médiatrice collaborante, suscitant l’écoute de la parole de son fils. L’eau devenue vin symbolise cette transformation des relations suscitées par le Verbe venu habiter parmi nous.

Le maître du festin, celui qui devrait savoir, ne savait pas d’où ce vin venait, d’où il était : son origine est un mystère, comme celle de Jésus. La femme s’active à rendre ce mystère présent au cœur du monde. Les servants, ceux qui ne doivent pas savoir, savent, eux qui ont adopté l’attitude de foi demandée par l’Alliance et puisé l’eau. Leur relation à leur maître en est transformée. Le maître du repas accepte de goûter, entrant lui aussi dans une démarche de confiance : entraîné par ses servants, il reconnaît la richesse inattendue du bon vin qu’il n’a pas commandé lui-même. Transformé lui aussi, il interpelle l’époux, dont nous n’avions pas entendu parler jusqu’ici. Le passage au présent par le verbe interpeller nous dit l’importance de la parole du maître, à qui Jean va faire dire plus que ce qu’il sait : il indique la surprise et la nouveauté de cette noce, car à l’inverse de la logique humaine, l’époux a gardé le beau vin jusqu’à l’instant, jusqu’à cette heure, son heure, préfigurant celle de l’époux de l’humanité sur la croix.

Le lecteur sait que ce n’est pas l’époux qui a donné le vin, mais Jésus : il est ainsi amené à comprendre que le véritable Époux est Jésus [16]. Donnant le vin surabondant, il apporte la joie du banquet messianique annoncé par les prophètes, les serviteurs de l’Alliance entre Dieu et les hommes. Le Verbe incarné, comme Époux, tient alors la place de Dieu lui-même, qui s’est lié d’un amour indéfectible envers son peuple. Les noces qui se célèbrent à Cana évoquent celles de Jésus et de la communauté rassemblée.

Dans la discrétion de son intervention, la femme intervient comme l’épouse dont la proximité et la collaboration permettent à l’Époux de donner le bon vin gardé pour cette heure, et à la joie de se renouveler pour tous les invités. Par elle, les servants se mettent à la disposition de l’Époux ; promptement, ils adoptent l’attitude de confiance et de soumission responsable demandée par l’Alliance avec Dieu : tout ce qu’il vous dira, faites-le. Cette femme reprend et assume la voix du peuple d’Israël engagé dans l’Alliance, et elle fait naître l’attitude de service chez les autres. Comment l’eau a été transformée en vin, nous ne le savons pas, mais nous savons que cette transformation est passée par l’action des servants qui, comme les prophètes, se mettent au service de l’Alliance, obéissant aux indications de Jésus : par là ils participent, eux aussi, à la réponse sponsale de la femme qui porte la voix du peuple de Dieu. Le contexte est celui d’un renouvellement de l’alliance nuptiale entre Dieu et Israël et, en même temps, entre Jésus et ses disciples dont la figure se dessine à travers les serviteurs de l’eau devenue vin. En effet, leur attitude de service les rapproche des disciples de Jésus, constituant une nouvelle communauté autour du Messie [17]. Tous les personnages du récit se trouvent en quelques sortes transformés en même temps que l’eau puisée.

Dans le récit johannique, la mère de Jésus est à la pointe de ce nouveau service en y conduisant les disciples. Elle n’agit plus comme mère de Jésus seulement. Révélée à elle-même et aux autres comme femme-mère, ouverte à recevoir la parole, elle représente le peuple et rassemble ses fils pour constituer le peuple de Dieu rénové [18]. Épouse symbolique du Verbe, elle se tient aux côtés de l’Époux, évoquant la disponibilité du peuple à la parole divine. Mère du peuple renouvelé, elle éduque ses fils à se tourner vers le Fils.

La lumière de l’événement devenu signe (2, 11-12)

Cela, Jésus en fit le commencement des signes à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui (2, 11). Ce commencement des signes nous renvoie au premier mot de l’évangile johannique et de la Bible et annonce un nouveau départ dans l’histoire du salut. Au commencement, Dieu fit – ἐποίησϵν – le ciel et la terre (Gn 1, 1) ; par la suite, l’Ancien Testament [19] rappelle l’alliance première [20] et témoigne de sa présence et de son action dans l’histoire [21].

À Cana, au début de sa vie publique, Jésus fait – ἐποίησϵν – le signe, en présence des disciples, leur offrant une première manifestation du mystère de sa personne. L’ἀρχὴ signifie aussi que ce signe de l’eau devenue vin au cœur d’une noce entre Jésus et son Église est un archétype pour les signes suivants, contenant en germe ceux qui viendront.

Par ce signe, Jésus manifesta sa gloire (déjà mentionnée en 1, 14) ; il donne à ceux qui croient la capacité de la percevoir et ainsi de croître dans la foi : et ses disciples crurent en lui. La foi est adhésion à quelqu’un. À la suite de ces noces, elle est relation renouvelée des disciples à l’Époux. Ils commencent à découvrir en Jésus le mystère de l’Époux messianique, c’est pourquoi leur foi s’approfondit. Constitués en un groupe d’invités avec Jésus, ils crurent en lui. La foi de Nathanaël avait déjà été mentionnée en 1, 50 [22], mais ici, pour la première fois dans l’évangile, les disciples croient, d’une foi commune.

Pour Jean, ce signe archétypique manifeste la gloire de Jésus, son identité de Fils de Dieu incarné et sa mission. En livrant un vin nouveau, il vient renouveler l’alliance de Dieu avec l’homme. La manifestation de sa gloire projette aussi sa lumière sur les relations, pareillement transformées par les noces de Cana. Elles font aussi partie du signe. L’événement des noces est signifiant en rassemblant des personnes ayant chacune une place particulière dans sa relation à Jésus. La femme, en communion sponsale avec l’Unique-Engendré, partage sa mission et nous donne la capacité de l’accueillir et de devenir enfants de Dieu, frères et sœurs de son fils. En cette relation, l’heure est entamée. Par son obéissance et sa prévenance, elle conduit d’autres personnes à devenir pleinement participants de la noce. Elle permet à la gloire de Dieu de leur être manifestée. En même temps, cette femme qui transmet la foi et la vie, le fait en toute discrétion, ouvrant le chemin à la vie nouvelle. Elle adresse à son fils une prière et transmet aux servants l’inspiration nécessaire pour participer au mystère de l’eau devenue vin et porter le vin à table. Dans son rôle de médiatrice, elle conduit les hommes à Jésus, à recevoir sa parole, à se laisser transformer par lui en l’accueillant comme Maître, à découvrir le mystère de sa personne qu’il a commencé à manifester. Les disciples, eux, sont constitués sujets du croire : leur groupe comprend qu’il y a un signe, premier d’une série qui révélera progressivement les richesses données par l’œuvre du Fils.

Le signe est bien plus qu’une transformation d’eau en vin. Il ouvre aux nouvelles relations qui viennent de s’instaurer. Les noces sont l’espace et le temps où de nouveaux rapports s’établissent entre Jésus et sa mère, entre la femme et les servants, entre les servants et le maître, et entre les disciples et Jésus, entre la femme et le peuple, entre les lecteurs de ce récit. Ces rapports et leur transformation font partie intégrante du signe et de son caractère archétypique. En eux, la gloire manifestée du Fils est reçue et commence à porter ses fruits : elle se communique et rayonne sur les femmes et les hommes. Ceux-ci à leur tour sont signe pour d’autres, et finalement pour l’humanité appelée à ces noces avec l’Époux.

Après quoi, il descendit à Capharnaüm lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours (2, 12). Après ces noces où se sont établies de nouvelles manières de vivre les relations, Jésus s’en va à Capharnaüm, lieu familier de sa vie publique maintenant commencée. Jésus est en tête. Il est suivi de sa mère – citée directement après lui. Elle n’est plus là d’avance comme au début des noces (2, 1). L’évangéliste fait percevoir qu’elle est désormais alliée à la mission du Fils. Elle n’est plus uniquement mère de Jésus, mais Jean laisse entendre qu’elle collabore intimement à sa mission, s’activant pour rendre présent le mystère de la personne de Jésus et susciter leur foi. Le nouveau rôle de cette femme en fait un modèle de la foi ; la première à recevoir ce mystère, elle croit à la mission de Jésus. Elle transmet, comme une mère le ferait pour ses fils, l’attitude de confiance envers le vrai Maître. Elle fonde le rapport du groupe des disciples à Jésus. D’où sa place entre Jésus et les autres : ses frères et ses disciples. Ses frères, ceux qui, comme le lecteur, se sont laissé entraîner, en percevant la gloire de Jésus. Ils deviennent frères grâce à la médiation de la mère : frères de Jésus, frères les uns des autres. Ils sont appelés à la fraternité d’une même foi en Jésus. Les disciples ferment la marche et suivent le petit peuple ainsi constitué. Frères et disciples sont réunis par la femme à la suite de Jésus.

Conclusion

Au cœur de l’événement de Cana devenu signe, Jean projette une lumière sur la relation de cette femme, la mère de Jésus, au Christ. Cette première femme de l’évangile, qui obtient de Jésus le commencement des signes, par qui l’ordre des relations commence à se transformer, se révèle dans son rôle de médiatrice, de collaboratrice, de “modèle” de la foi. Ce rôle semble lié à sa maternité singulière vis-à-vis de Jésus. Mais Jean nous dit aussi que cette maternité et sa médiation se transforment, lorsqu’elle est suscitée dans son rôle d’épouse, dont la proximité et la collaboration permettent que le mystère et la parole du Fils, le véritable Époux, soient accueillis par les invités de la noce. Il nous donne à comprendre comment celle qui est mère de Jésus grandit dans sa capacité à être fille de Dieu et comment sa maternité évolue, se déployant spirituellement et fait naître la foi d’autres personnes : la foi des disciples. Transformée par l’appellation de femme, elle se fait servante du repas des noces, et devient mère des fils du peuple. Elle fut la première à accueillir Jésus, mais son rôle ne s’arrête pas là : elle introduit servants et disciples à la foi, leur donnant de voir que Jésus n’est pas seulement son fils mais qu’il est le Fils. Comme mère de Jésus, prenant distance par rapport à sa maternité en son aspect physique et “instinctif”, elle découvre la mission de son Fils et y participe. Mais toute femme n’a-t-elle pas quelque part à devenir “mère de Jésus” ? C’est-à-dire à l’accueillir et à laisser grandir et agir en elle la parole du Fils, qui la mènera à collaborer à la mission de l’homme et à développer une maternité spirituelle, entraînant d’autres à croire, à recevoir la réalité du mystère.

Grâce à Jésus, à la collaboration de la mère puis des servants, les noces peuvent s’accomplir dans la joie du vin donné. Au cœur de l’alliance nouvelle, inaugurée par le Verbe fait chair et signifiée par les noces de Cana, l’ordre des relations se transforme. Il reflète la nouveauté du Christ. Dans le signe de Cana, on perçoit que le déploiement de la mission de Jésus entraînera et précisera l’établissement de ces nouveaux rapports.

[1La semaine inaugurale est une hypothèse de lecture de M.E. Boismard, Du Baptême à Cana, Paris (Lectio divina, 18), 1965. Elle est adoptée également par A. Serra, Marie à Cana, Marie près de la croix (Jn 2, 1-12 et 19, 25-27), (trad. D. Jahan), Paris, Cerf, 1983, p. 17-34. Trois lendemain rythment la deuxième partie du chapitre 1 (1, 29.35.43), soulignant les quatre premiers jours de la semaine.

[2« Ce n’est sans doute pas par hasard que Jn situe ce premier signe dans le cadre d’une noce : nous sommes ainsi d’entrée de jeu au niveau d’une symbolique de l’alliance, que ce récit va renouveler », dit Ch. L’Eplattenier, L’Évangile de Jean, Genève, Labor et Fides, 1993, p. 64.

[3Jésus avait décidé de se rendre en Galilée, le quatrième jour (1, 43).

[4Ex 15, 16 : “ce peuple que tu t’es acquis”.

[5Am 9, 13 ; Jl 2, 24 ; Os 14, 8.

[6Le vin préparé par la Sagesse est également symbole de la Loi de Dieu, de la Torah (Pr 9, 2-5 ; Si 24, 17). Cf. A. Serra, Marie à Cana…, p. 55-56.

[7Cf. Jg 11, 12 (Jephté désapprouve la décision de guerre du roi d’Ammon) ; 2 Sm 16, 10 (David dissuade Abishaï d’intervenir contre Shiméï) ; 1 R 17, 18 (la veuve de Sarepta refuse la visite d’Elie) ; 2 R 3, 13 (Elisée n’a rien de commun avec Joram, roi d’Israël) ; Jos 22, 25 (les fils de Ruben et de Gad justifient leur sanctuaire par des oppositions futures qu’ils imaginent entre tribus) ; Mt 8, 29 ; Mc 1, 24 ; 5, 7 (les démons n’ont rien de commun avec Jésus et reconnaissent son autorité qui les fait fuir).

[8« La Vierge parle du vin matériel, celui qui a manqué au cours du repas, tandis que Jésus parle du vin, symbole de sa Parole révélatrice qui sera parfaitement accomplie lorsque viendra l’Heure de la Passion-Résurrection. Voilà où se situe la divergence entre Jésus et Marie. » A. Serra, Marie…, o.c., p. 73.

[9Il appellera aussi femme la samaritaine (4, 21), la femme adultère (8, 10) et Marie de Magdala au tombeau (20, 13.15).

[10« La mère ne va pas sans l’épouse. Mais on parle d’abord de la mère, avant d’évoquer l’épouse : c’est en langage crypté. » Y. Simoens, Selon Jean. 2. Une interprétation, t. I, Bruxelles, Éditions de l’I.E.T. (Collection IET 17), 1997, p. 135.

[11Interprétation de A. Vanhoye, refusée par Y.-M. Blanchard : cf. Y. Simoens, Selon Jean. 2…, o.c., p. 137, note 30.

[12Pharaon reconnaît ainsi l’autorité qu’il avait accordée à Joseph, lequel avait stocké vivres et grains en abondance avant la famine.

[13On voit ici encore que la femme représente le peuple appelé à une alliance avec le Seigneur.

[14Une mesure équivalant à 40 litres, il faut compter en tout, pour les six jarres qui contiennent chacune deux à trois mesures, 12 à 18 mesures, soit entre 500 et 700 litres.

[15L’eau versée dans les jarres destinées à la purification servait à purifier les mains, le visage et les pieds des hôtes et peut-être aussi les ustensiles et la vaisselle devenus impurs. Elle ne devait pas être destinée à être bue.

[16Cela sera confirmé en 3, 29 par les dernières paroles de Jean le Baptiste : il attribuera ouvertement à Jésus le titre d’Époux, l’associant à la joie que lui procure sa voix.

[17Les servants assument une fonction prophétique et représentent les nouveaux disciples de Jésus, qui ont choisi de vivre dans l’obéissance de la foi. Ils ne disent mot, mais en servant au repas, ils agissent comme tels, participant au mystère eucharistique qui passera par leurs mains, lorsque Jésus aura livré sa vie et accompli la purification en son sang.

[18Is 66, 8.

[19Gn 1, 4 ; 4, 15.

[20Gn 9, 12-13 ; 17, 11.

[21Ex 3, 12 ; 31, 13 ; Ez 20, 20 ; le prophète lui-même devient signe (Is 8, 18 ; 20, 3).

[22Jésus avait annoncé à Nathanaël qu’il verrait des choses bien plus grandes encore (1, 50) – sa foi étant appelée à s’approfondir tout au long de l’évangile, à mesure que la richesse du salut donné avec le Christ se révélerait.

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