Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Pourquoi devenir prêtre aujourd’hui ?

Éric de Moulins-Beaufort

N°2014-3 Juillet 2014

| P. 172-191 |

Comment peut-on devenir prêtre aujourd’hui ? L’auteur prend d’abord acte de la coupure historique dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Puis il propose de revenir à ce qu’a été et voulu Jésus. S’appuyant sur l’image du pasteur, entendue à frais nouveaux, il permet de mieux comprendre les actes ou les « pouvoirs » propres au ministère sacerdotal – et pour finir, la joie qui, imprévisiblement, s’y donne.

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Pourquoi devenir prêtre aujourd’hui ? La question m’est posée, à moi qui suis prêtre du diocèse de Paris, évêque et évêque auxiliaire de Paris. La question m’est posée ici, au Grand Séminaire de Lille. Pourquoi devenir prêtre ? Je suppose que la question veut dire : pourquoi un homme décide-t-il de devenir prêtre ? Elle est sans doute plus précise : pourquoi un homme le déciderait-il, aujourd’hui en ce début du XXIe siècle ? Cette question, beaucoup se la posent, de l’intérieur de l’Église ou de l’extérieur, parce que nous constatons la chute du nombre des vocations sacerdotales dans notre pays. Elle mérite encore plus d’être posée parce que – ce fait surprend certains observateurs et nous réjouit beaucoup –, si peu nombreux soient-ils, des jeunes hommes, en ce début du XXIe siècle, se présentent pour devenir prêtres de Jésus-Christ. Qu’est-ce qui peut attirer, qu’est-ce qui peut donner envie de devenir prêtre aujourd’hui ?

La réponse à la question ainsi formulée est le secret de chacun. Tout prêtre, tout candidat au sacerdoce, a reçu à sa manière l’appel de Dieu, il l’a identifié, il a résolu d’y répondre, selon un chemin intérieur et extérieur qui lui est propre et qui ne gagne pas beaucoup à être exposé à tous les regards. Pour ma part, l’événement décisif a eu lieu lorsque j’avais 11 ans, aux alentours de la célébration de la profession de foi. Mon parcours personnel ne me permet pas d’expliquer totalement pourquoi des hommes demandent à devenir prêtres. Mais bien sûr, il vaut la peine de réfléchir au contenu du sacerdoce ministériel pour vérifier ce qu’il peut porter de promesses d’accomplissement et d’épanouissement pour un homme.

Une autre manière d’entendre la question initiale s’impose. Pour quoi, en vue de quoi, pour quoi faire, devenir prêtre aujourd’hui ? La forte diminution du nombre des prêtres dans notre pays transforme et transformera encore la manière concrète dont les prêtres vivent et organisent leur activité. Je préfère annoncer sans attendre que je ne peux pas décrire les contours concrets du travail des prêtres ou d’une journée de prêtre dans les vingt ans à venir. Je le peux encore moins pour ce qui concerne le diocèse de Lille, Paris étant dans une situation différente, celle d’une ville sans campagne, par exemple.

Alors, que puis-je vous dire ? La question : « Pourquoi devenir prêtre aujourd’hui ? » est une question essentielle et urgente, pas seulement à cause des bouleversements qu’entraîne ce que l’on appelle depuis des décennies la « crise des vocations », mais pour des raisons proprement théologiques, qui tiennent à la vie propre de l’Église. Je dirai d’abord que l’Église catholique, avec ses évêques, ses théologiens, ses pasteurs, a, d’une certaine manière, scié la branche sur laquelle elle était assise depuis des siècles. Il y a eu de bonnes raisons à cela et il n’y a pas à rêver de retrouver la même branche, mais il est utile de reconnaître ce fait pour l’assumer en paix. Ensuite, je vous proposerai une manière de comprendre le ministère sacerdotal selon la volonté de Jésus. J’ai choisi de m’appuyer sur l’image du pasteur, parce que le Seigneur s’est présenté ainsi et a lui-même préparé ses disciples au rôle qu’il voulait leur laisser en s’aidant de cette image. A partir de là nous pourrons, je l’espère, comprendre les actes propres des prêtres, les pouvoirs propres aux prêtres. Enfin, je voudrais dire quelque chose de la joie du prêtre.

La branche sciée

Pendant des siècles, lorsqu’on se demandait : « pourquoi faut-il des prêtres ? », on répondait : « pour faire l’Eucharistie », ce qui voulait dire : « pour fabriquer le Corps du Christ ». L’Eucharistie était comprise, depuis les commencements du christianisme, comme la nourriture dont les hommes ont besoin pour vivre dans le Christ. Elle était ressentie par les fidèles comme une chose sainte et très sainte. A partir du Moyen Âge, l’accès à l’Eucharistie était rare pour le commun des fidèles mais il était important qu’il soit assuré au moins une fois par an pour Pâques, de sorte que chacun soit bien certain de pouvoir être pris par le Christ et ramené dans le Christ jusque dans la vie éternelle. Le prêtre, alors, était perçu pour/comme l’homme de cette chose très sainte, celui qui était apte à la procurer au nom de Dieu, à la garder, à en maintenir en quelque sorte l’accès pour tous les autres.

L’homme de l’Eucharistie

L’Église savait, les fidèles ont toujours compris, que cette chose très sainte n’était pas un objet que l’on manipule à sa guise, qu’elle n’était pas semblable à ces objets sacrés qu’on trouve dans toutes sortes de religions, qui fascinent et qui inquiètent à la fois. On y reconnaissait le signe du Seigneur lui-même, du Ressuscité venant à son peuple et venant même à chacun de ses amis. Il était clair que cette chose sainte était à regarder et à recevoir à l’intérieur d’une parole de promesse, de commandements et de consolations, d’alliance. Le prêtre par conséquent, homme de l’Eucharistie, était non moins compris comme l’homme de la parole, l’homme qui savait lire et écrire. Dans un tel contexte, le prêtre tenait un rôle indispensable dans une société humaine. Ce rôle exigeait des compétences qui n’étaient pas accessibles à tous – savoir lire, savoir écrire, savoir célébrer dignement les rites prescrits. Il en découlait que le prêtre, ayant accès à ce à quoi la plupart des autres ne pouvaient ordinairement prétendre, devait mener une vie d’une qualité particulière. Un effort considérable de réflexion et de formation, d’organisation de l’Église et de relations sociales a été fait pendant des siècles après le concile de Trente, pour que les prêtres se tiennent à cette hauteur que tous attendaient d’eux. Ainsi, devenir prêtre était une possibilité d’accomplissement humain, hautement désirable, valorisante pour celui qui en montrait les aptitudes, une possibilité parmi d’autres sans doute, mais certes pas la moins glorieuse.

L’homme de la communion

Seulement, il faut le reconnaître, cette représentation-là était une manière de se faciliter la tâche. Rien n’était faux dans cette conception de l’Eucharistie et du sacerdoce, mais elle n’embrassait pas vraiment la réalité surprenante de l’Eucharistie. La mentalité générale jouait, si l’on peut dire, avec une ambiguïté commode, le sacrement du Christ étant compris à partir de la fonction religieuse qui habite les hommes « de toutes races, langues, peuples et nations », à tout le moins jusqu’à l’homme contemporain. A travers un chemin que je ne retracerai pas ici, l’Église catholique s’est efforcée de mieux dire l’Eucharistie et le rôle du prêtre. Ainsi – je simplifie l’histoire pour les besoins de mon propos –, en est-on arrivé à définir le prêtre comme l’homme de l’unité de la communauté. Il n’est pas seulement l’homme du culte, l’homme des gestes mystérieux et impressionnants. On voyait mieux que l’Eucharistie, Corps du Christ, n’est pas seulement une nourriture, elle fait l’Église, elle édifie l’Église, unifiant et unissant les hommes dans le Christ. De là vient que celui qui célèbre l’Eucharistie porte aussi la responsabilité de guider cette assemblée afin qu’elle soit unie dans le Christ.

Le rôle du prêtre s’est trouvé élargi par là. Le modèle en a été le curé de paroisse, la paroisse étant comprise comme une unité nouée sacramentellement. Mais, s’étant élargi, le rôle du prêtre a aussi été fragilisé. Que veut dire : faire l’unité de la communauté ? Il était clair qu’un homme ne pouvait célébrer l’Eucharistie qu’en étant habilité pour cela par En haut. Un don sacré était nécessaire et suffisant. En revanche, guider vers l’unité telle communauté suppose des qualités que les hommes peuvent mesurer. Certains tempéraments, certains ensembles de qualités y rendent plus aptes que d’autres.

Tout prêtre arrivant dans une paroisse n’est pas forcément apte à assumer l’histoire de cette paroisse, à faire face aux tensions qui peuvent traverser telle communauté villageoise ou paroissiale. Avouons-le : certains prêtres ont un tempérament qui diviserait plutôt ; cela du moins peut arriver. Que faire alors ? De plus, assurer l’unité lorsqu’on en avait reçu la charge était relativement facile dans un monde fortement hiérarchique où l’autorité de la fonction suffisait à susciter l’obéissance de tous. Mais dans un monde où tous savent lire et écrire, où tous ont accès aux informations, où les baptisés peuvent vérifier à leur guise ce que dit l’évêque ou, mieux encore, le pape, le prêtre chargé de l’unité concrète se trouve mesuré, évalué, mis en cause. Nous devons être conscients des grandes souffrances portées par des prêtres ne pouvant exercer leur charge qu’en affrontant les jugements des fidèles, que ces jugements soient d’adhésion ou de refus. Le petit nombre des vocations aujourd’hui vient pour une part peut-être de cela : qui a envie de se trouver « pesé, mesuré, découpé », tous les dimanches au déjeuner des « bonnes familles » d’une paroisse ?

Progrès et brouillage

Le déplacement dans la compréhension du rôle du prêtre a donc été un progrès théologique, c’est indéniable, mais il s’est traduit, paradoxalement, par un brouillage quant à l’être du prêtre et à une fragilisation de son statut social. Un autre facteur, non moins théologique, a agi pour que la branche sur laquelle le sacerdoce catholique avait été solidement posé soit sciée. Pendant des siècles, il a paru clair que, pour être saint, pour répondre vraiment à l’appel du Christ, les seules voies sûres étaient la vie religieuse ou le sacerdoce ministériel. Les laïcs, occupés aux affaires de ce monde et mariés, paraissaient, plus ou moins consciemment, mener des vies mêlées, fatalement imprégnées de péché, sauvées seulement par la surabondance des mérites du Seigneur Jésus et de ses saints. Le concile Vatican II a rendu clair que tous les états de vie permettent d’avancer sur le chemin de la sainteté, dans la mouvance de l’Esprit Saint. Mais alors, vaut-il la peine de renoncer aux richesses, à la liberté d’agir, à la joie de fonder un couple et une famille, si sur de tels chemins peut aussi grandir la sainteté reçue au baptême ?

De nombreuses explications sociologiques ou culturelles ou historiques peuvent être données à la baisse du nombre des candidats au sacerdoce, et les facteurs qui jouent sont multiples. Si nous voulons aller au fond des choses, nous devons ne pas négliger les facteurs proprement théologiques. L’Église elle-même sait-elle dire aujourd’hui « à quoi sert » un prêtre ? Sait-elle faire ressortir le besoin vital où elle est qu’il y ait des prêtres ? Peut-elle exprimer en quoi la vie d’un prêtre peut être une vie vraiment humaine, ce qui veut dire aussi une vie humanisante, qui rende davantage homme, qui fasse s’affronter au réel et donne d’y tenir un rôle qui compte vraiment, pour le devenir de quelques hommes ou femmes et même, à travers ces quelques-uns, de l’humanité entière ?

Le service du pasteur

Une image est employée de plus en plus au long du XXe siècle pour exprimer le contenu du ministère sacerdotal : le prêtre est le pasteur, le berger. Cette image a l’avantage considérable de venir de Jésus lui-même, du discours qu’il prononce en conclusion de la controverse née de la guérison de l’aveugle-né au chapitre 10 de l’évangile selon saint Jean et de l’appel qu’il adresse à Pierre après la Résurrection, lors de son apparition au bord du lac : « Pais mes brebis » (Jn 21, 15-17).

En utilisant cette image, Jésus se réfère à une annonce du prophète Ézéchiel, menaçant les chefs de l’Israël de son temps que Dieu se substitue lui-même à eux ou suscite un pasteur nouveau (Ez 34, 11 et 23), et renvoie aussi à une promesse formulée par le prophète Jérémie que Dieu donne à son peuple « des pasteurs selon son cœur » (Jr 3, 15), aptes à s’occuper des brebis les plus faibles et de garder le peuple dans l’unité face à ses ennemis. Jésus se présente lui-même comme le « bon pasteur » et il explicite en une formule impressionnante ce qui fait le bon pasteur : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10, 11). Quel usage n’a-t-il pas été fait de cette définition ! Compris à sa lumière, le ministère sacerdotal est décrit avant tout comme un service, un service humble, de dépossession, de renoncement à soi pour le bien des brebis confiées. Les prêtres catholiques sont compris comme étant du côté du Christ lui-même, ils ne peuvent se contenter d’être des « bergers mercenaires » (Jn 10, 12) qui s’enfuient lorsque le loup survient. Une certaine mystique sacerdotale a été développée, porteuse d’une belle générosité, qui impose la figure d’un prêtre « homme mangé », ne se cherchant pas lui-même mais, pour le bien de ses ouailles, renonçant à toute vie privée, à toute protection de soi, au confort, à des loisirs bien à lui, toujours disponible, toujours accessible, puisant dans sa prière de quoi donner encore et toujours, à la merci de la bonne volonté des fidèles ou « moins-fidèles » auxquels il est envoyé, au service de qui il se place. Par amour du troupeau, des prêtres ont agi pour dépouiller la charge de curé des éléments d’autorité humaine ou sociale ou ecclésiale qu’elle pouvait avoir, au profit d’un service humble de leurs frères, mais au risque de se déposséder exagérément d’eux-mêmes.

On n’a pas fini de reconnaître la beauté de ces vies sacerdotales ni de découvrir leur fécondité. Ce sera l’une des surprises de la vie éternelle. Mais nous ne pouvons que constater l’ambiguïté qui les habite. Certaines attitudes des jeunes prêtres de ces dernières années obligent à la lever. Plutôt que les dénoncer, en effet, elles sont à comprendre. Trop facilement, ces prêtres sont soupçonnés de prétentions identitaires, de repliement clérical, on est surpris qu’ils aient l’air de chercher leur confort… Acceptons que leurs attitudes puissent exprimer aussi une réaction du bon sens chrétien, une réaction instinctive, devant un sublime que l’on pressent mal placé sans parvenir à l’identifier suffisamment. Sans doute, il serait grave de renoncer à l’imitation du Christ dans le don total librement consenti par amour, mais il n’y a pas besoin de lire longuement Nietzsche ou Freud pour repérer ce que peut avoir de périlleux pour certaines psychologies l’alliance du renoncement à soi et de l’autorité du berger ; et de longues études sociologiques ou psychologiques ne sont pas nécessaires pour deviner combien le besoin d’être reconnu et valorisé socialement est inhérent à l’être humain et commande beaucoup plus de nos démarches que nous n’osons nous l’avouer. Qui prétendrait échapper à cette recherche-là ferait preuve de prétention et d’irréalisme. Aussi est-il capital de mettre au jour le plus nettement possible ce que le Seigneur Jésus lui-même a dit, ce qu’il a voulu lorsqu’il a institué un sacerdoce ordonné.

Or, lorsque Jésus se désigne comme le bon pasteur, il se présente comme l’unique bon pasteur. Il ose expliquer en effet qu’il a, lui, le pouvoir de donner sa vie et le pouvoir de la reprendre (Jn 10, 17). Qui d’autre parmi les hommes pourrait revendiquer cela ? Un seul, à jamais, est le bon pasteur qui donne sa vie, en toute vérité, pour ses brebis : « Je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père, et je donne ma vie pour mes brebis » (Jn 10, 14). Jésus s’affirme ainsi après le débat qui agite les pharisiens à la suite de la guérison de l’aveugle-né. La question est fondamentale : qui peut guider le peuple de Dieu ? Qui a compétence et légitimité pour conduire le peuple saint au milieu des ténèbres de ce monde ? Le discours de Jésus disqualifie les pharisiens : « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des pillards » (Jn 10, 8), et le place, lui, comme l’unique qui a accès aux brebis et peut leur donner la vie en abondance (Jn 10, 10).

Un seul pasteur, une seule porte

Pourtant, une lecture plus précise est nécessaire. Le but du discours de Jésus n’est pas de se présenter comme le bon pasteur. Cela, c’est le fondement. Mais Jésus se dit d’abord « la porte » (Jn 10, 9) et auparavant encore la « porte des brebis » (Jn 10, 7) et il commence en décrivant un pasteur qui « entre par la porte », à qui le portier ouvre et dont les brebis écoutent la voix (Jn 10, 2 et 3). En fait, tout le propos est de fonder le fait que l’unique bon pasteur habilite des hommes pour être les pasteurs de ses brebis.

Essayons de dire à notre manière ce que Jésus proclame là. Jésus est la porte des brebis, il est la porte au mode absolu : lui entre au cœur des hommes, lui atteint les hommes dans leur liberté la plus profonde ou dans l’intimité de leur liberté et lui seul le peut. Lui a accès à ce point-là où se noue la liberté de chacun. Il en résulte encore qu’il ne veut atteindre les hommes par aucun autre biais, il ne peut se contenter de le saisir par l’extérieur, par l’appartenance à un groupe, par l’imprégnation d’une culture. Il vient à chacun de façon que chacun ait à se prononcer pour lui – ou sans lui –, depuis le fond de sa liberté.

Mais lui seul peut faire cela. Aucun homme ne le peut, aucun homme n’en a le droit : qui se permettrait une intrusion dans la liberté d’autrui ne peut qu’y faire des dégâts, ne peut qu’y manifester, qu’il le veuille ou non, sa volonté de puissance destructrice. L’histoire le vérifie, hélas, abondamment : lorsque, d’une manière ou d’une autre, même avec les meilleures intentions du monde, des hommes ont prétendu accéder en direct à la liberté de quelques autres que ce soit, ils n’ont pu que semer la destruction et le malheur. Les totalitarismes en sont un exemple et, non moins, ne le nions pas, certaines pratiques de direction plus ou moins spirituelle dans telle ou telle communauté, couvent, monastère ou paroisse. Le bon pasteur est celui qui vient chercher les brebis au plus intime. Nul ne peut prétendre l’être que celui qui en a reçu l’ordre du Père et qui peut, lui, donner sa vie en vérité parce qu’il a aussi le pouvoir de la reprendre. Mais celui-là, l’unique bon pasteur, se fait porte pour d’autres pasteurs qui passeront par lui pour aller vers les brebis et que le portier agréera et dont les brebis reconnaîtront la voix. Pourquoi, donc, faut-il des pasteurs en plus du seul bon ? Jésus décrit le rôle du berger passé par la porte : « Ses brebis à lui, il les appelle une à une et les fait sortir. Quand il a mis dehors ses bêtes, il marche devant elles et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix. Elles ne suivront pas un étranger, elles le fuiront au contraire, parce qu’elles ne connaissent pas la voix des étrangers » (Jn 10, 3-5).

Cette parabole appelle deux remarques qui nous conduiront vers son sens. D’abord, les brebis sont intelligentes. Elles distinguent infailliblement ceux qui viennent à elles sans en avoir le droit et celui qui est agréé. Lorsque Jésus parle de pasteur et de troupeau et, plus encore, lorsque nous, nous parlons de pasteurs et de brebis, nous devons veiller à ne pas être prisonniers de l’image. Jésus subvertit toujours celles qu’il emploie. Son berger n’est pas le meneur de bêtes sans raison prêtes à suivre qui se présentera ; son berger à lui s’adresse à des brebis pleines de sagesse, non pas des « moutons de Panurge », mais des âmes de lumière qui ne s’en laissent pas conter. Ensuite, Jésus joue de l’intérieur et de l’extérieur. Le berger entre dans l’enclos et fait sortir les brebis une à une. L’enclos est à la fois l’intériorité de chaque personne, sa liberté en son intimité, et le collectif où toutes les personnes concernées se trouvent réunies. Mais vous voyez à quoi sert le berger : il fait sortir les brebis une à une et ensuite, il les unit derrière lui pour les conduire ailleurs. Au long des siècles, les fidèles du Christ ont besoin de bergers pour être conduits toujours au-delà, pour avancer vers les pâturages voulus par Dieu, et ils n’avancent pas seul à seul et pas en masse non plus, mais appelés un à un et unis, ajoutés l’un après l’autre à tous les autres pour constituer le troupeau du pasteur qui pourra aller plus loin.

Faire sortir

Les prêtres, donc, sont envoyés par les évêques vers les communautés de fidèles pour que les fidèles, chacun selon son chemin et aussi tous ensemble, avancent, progressent, se laissent conduire là où ils n’avaient pas prévu d’aller. Le prêtre ne fait pas seulement l’unité de la communauté. Une telle description est trop statique. Si son rôle était seulement celui-là, mieux vaudrait que le prêtre soit issu de la communauté et soit choisi par elle. Son service serait de la conforter, de la défendre contre ceux qui viendraient la troubler, qui chercheraient à transformer sa vie. Selon le Seigneur, le pasteur qu’il envoie vient certes rejoindre les brebis dans leur enclos mais pour les faire sortir, pour les mener vers une vie plus abondante. Plus loin, le Seigneur dit même qu’il a d’autres brebis dans d’autres bergeries et qu’il est envoyé vers celles-ci aussi pour les mener, de sorte qu’il n’y ait qu’un seul pasteur et un seul troupeau (Jn 10, 16). Le prêtre catholique est envoyé par l’évêque au nom du Seigneur pour conduire les fidèles – non pas en masse, en collectivité, mais un par un et tous ensemble – vers une vie plus large et abondante parce que davantage partagée, ceux-là étant disposés à accueillir d’autres venus d’ailleurs et à se laisser intégrer dans une unité plus grande. Telle est la réalité de l’Église, ce que le concile Vatican II appelle le « mystère de l’Église ».

Les pouvoirs du pasteur

Au long du temps, il y a donc des pasteurs visibles, envoyés par l’unique bon pasteur et passant par lui qui est la porte pour rejoindre les brebis. En fait, Jésus n’évoque qu’un seul pasteur passant par la porte. Saint Augustin y a reconnu tout l’ordre apostolique, les évêques et les prêtres en tout cas, envoyés vers les hommes. C’est un premier point important. Il n’y a pas de prêtre seul et il faut se garder de réfléchir au rôle des prêtres en les regardant un par un. Il est plus juste et plus fécond de considérer toujours l’ordre apostolique, l’évêque et son presbytérium et les diacres. Le second est que l’ordre apostolique ne vient pas prendre la place de l’unique bon pasteur comme si celui-là était par exemple parti ou absent. C’est au contraire parce que le bon pasteur ne cesse pas d’agir pour appeler ses brebis et les faire sortir vers le troupeau entier, qu’il y a un ordre apostolique visible. Enfin, les prêtres prennent soin des brebis essentiellement par les moyens que leur donne le bon pasteur : le pouvoir de pardonner et le pouvoir d’offrir son sacrifice. Mesurons cela. Les vrais pasteurs doivent passer par la porte. Saint Augustin a reconnu la porte basse qui oblige à se courber pour accéder à travers elle à l’enclos où se trouvent ceux qu’ils viennent chercher. Il s’agit du Christ et des actes de salut qu’il a mis entre les mains de ses apôtres. Les prêtres n’ont que cela à faire et ne peuvent faire que cela pour atteindre les brebis, les faire sortir et les conduire.

Pardonner, offrir

Mais ces deux pouvoirs sont aussi des pouvoirs immenses, inouïs. En offrant le sacrifice du Christ, ils le font devenir celui de l’Église. En prononçant les paroles de Jésus, ils demandent que le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ, et à chaque coup, cela fonctionne. Ils demandent que l’assemblée présente avec eux devienne « un seul corps et un seul esprit » et il n’y a pas davantage à douter que cela « fonctionne », même s’il faudra bien des conversions, des purifications, des renouvellements, pour que ceux qui sont rassemblés parviennent à s’aimer en vérité. Toute messe, grande ou petite, bien ou mal célébrée ou chantée, que les lectures y soient ou non bien lues et la prédication saisissante ou pas, toute messe célèbre la victoire du Christ, elle donne de participer déjà à l’arrivée du troupeau, tout entier réuni, sans qu’il en manque un seul, dans la joie pleine et plus que pleine du Dieu vivant, le but de sa marche. Et lorsque le prêtre dit au nom du Christ : « Je te pardonne », il anticipe sur le jugement dernier, il prend acte de la victoire finale du bon pasteur qui aura su aller chercher jusqu’au plus loin la brebis égarée pour qu’elle ait part à la marche entière du troupeau et apporte la joie de sa présence à tous les autres.

Nous pouvons toucher ici le paradoxe de l’action du prêtre. Pour agir dans le bon pasteur, il n’a rien à dire ou à faire que ce que le Christ lui donne de dire ou de faire. Cependant, il ne parle ou n’agit en vérité que s’il exprime aussi la connaissance que le bon pasteur a de chacune de ses brebis. Il parle ou il agit en fonction de la victoire finale, et cependant, il lui revient de faire ce qu’il peut – et qui sera toujours trop peu –, pour ouvrir le chemin vers cette victoire à la personne concrète ou aux personnes concrètes qui se tiennent devant lui. En un sens donc, le prêtre n’a rien à faire que célébrer les sacrements. Mais célébrer les sacrements n’est jamais seulement appliquer des règles rituelles immuables ; c’est nécessairement, dans la mouvance du Christ qui donne l’Esprit Saint, travailler humblement mais fermement à permettre à ceux à qui ils sont conférés d’entrer chacun pour sa part et tous ensemble dans ce qui leur est apporté. L’homélie au cours de la messe ou, de façon plus générale, la prédication sert à cela : faire entendre aujourd’hui, à cet endroit-là, que le bon pasteur vient vers les brebis que le Père lui confie et leur donne d’avancer à sa suite, de progresser vers leur vie éternelle, de rencontrer celles avec qui elles ont à marcher pour apprendre ensemble à se nourrir de ce que Dieu seul donne.

Présider

Ici s’impose le verbe repris depuis le concile Vatican II à la haute antiquité chrétienne : présider. Celui qui préside l’Eucharistie préside aussi la marche de la communauté. Ce n’est pas qu’il ait à tout commander, à tout décider, à tout imaginer, mais il lui revient de discerner ce qui peut aider la communauté à sortir et à grandir vers le troupeau de l’Unique Pasteur en sa totalité. Certes, n’importe quel ministre ordonné peut dire : « Ceci est mon corps, prenez et mangez » et que cela soit vrai ; et non moins : « Qu’ils deviennent un seul corps et un seul esprit dans le Christ » et que cela soit vrai. Mais la logique profonde de l’Eucharistie est que celui qui prononce de telles paroles sache qui sont ceux qu’il désigne au Seigneur, ce qui les unit et ce qui les sépare, ce qui les rapproche et ce qui les tient à distance, et qu’il ose malgré tout porter cette prière pleine de foi et d’espérance. Dire la messe ne saurait être seulement prononcer quelques paroles et faire quelques gestes rituels à l’effet garanti ; c’est porter en soi devant le Père telle assemblée et assumer l’audace de demander pour elle ce dont elle a besoin pour avancer « dans l’unité et la paix ». Celui qui préside est le pasteur envoyé par l’évêque, passant par la porte qu’est le Christ, pour rejoindre ces brebis-là de son Seigneur et les faire sortir par la bonne porte dans la direction du bon pâturage. Au début du christianisme, les évêques succédant au collège des apôtres se sont adjoints des prêtres comme des collaborateurs, précisément parce que l’ordre apostolique est fait pour rendre perceptible la venue du Christ bon pasteur, sa présence, sa proximité. Les actes du sacerdoce, l’Eucharistie et le pardon, sont les gestes de Jésus, de celui-là, de cet homme-là qui est le Fils se faisant le pasteur des brebis.

Le célibat, une plénitude

Nous pouvons ici revenir sur la place du célibat pour les prêtres. On peut multiplier les explications historiques : il aurait été institué pour éviter le détournement des biens de l’Église par des clercs chargés de famille, soucieux de transmettre des biens à leurs enfants. Des raisons de toutes sortes ont pu jouer. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel tient en un paradoxe : le célibat sacerdotal est une plénitude. Ce serait se tromper gravement sur la logique chrétienne que de le comprendre d’abord comme une privation, comme un prix de douleur à payer pour le grand privilège d’agir dans le nom du Christ Tête et Pasteur. Le célibat est donné aux évêques et aux prêtres pour rendre clair que le Christ Seigneur est présent, que le Ressuscité remplit tout, qu’il envoie agir en son nom, non parce qu’il serait absent ou impuissant, mais parce qu’il vient vers les siens, sans cesse, et qu’il agit en eux et pour eux. Il rend clair aussi que l’Église entière est présente, non pas la somme des baptisés aujourd’hui présents sur cette terre, mais toute l’Église fruit de la victoire totale du Christ, l’Église du ciel vers laquelle et en laquelle nous marchons ici-bas.

Il faut constater que, très tôt, peut-être dès les origines, à ceux qui succèdent aux apôtres, il est demandé de vivre comme s’ils n’avaient pas d’épouse. Cela ne vient pas d’un mépris de la chair, pourtant toujours possible à tous les âges de l’humanité, d’une crainte archaïque d’impureté toujours plus ou moins agissante cependant dans les représentations mentales. Cette demande n’est pas non plus justifiée par des motifs pratiques de disponibilité ou de discrétion dans le service de l’Église. La raison essentielle en est que celui qui reçoit le pouvoir de dire « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » et « Je te pardonne » de sorte que ces mots dans sa bouche soient ceux du Christ lui-même qui s’y est engagé une fois pour toutes, n’a plus à chercher d’autre fécondité, d’autre moyen d’action. Le Christ lui-même est avec lui, et il le comble, comme des amis engagés dans une grande tâche pour le bien d’un grand nombre sont comblés. Ce qui est dilatant, ce qui est facteur d’épanouissement humain et qui met le prêtre en lien avec le réel, toujours, ce qui est humanisant donc, c’est qu’en chaque acte sacramentel, il atteint l’Église entière, il la rend présente et elle se rend présente à lui.

L’imprévisible joie

Le moment est venu de répondre à la question posée. Pourquoi être prêtre aujourd’hui ? La première réponse est que Dieu le veut. Si Dieu veut que je sois prêtre, pourquoi me déroberais-je ? Cependant, notre foi est aussi que Dieu ne s’adresse pas aux hommes comme à des brebis sans intelligence. Il convient donc d’essayer de montrer, en quoi être prêtre peut remplir une vie d’homme. Une telle démonstration est une exigence d’aujourd’hui. Plus que jamais, la vie terrestre trouve son prix à nos yeux par ce que nous faisons, ce que nous construisons, par les changements que nous contribuons à introduire. Célébrer la messe et les sacrements, faire le catéchisme, accompagner des personnes dans les grands moments de leur vie paraît peu de choses à ce regard-là qui n’y voit que gestes toujours répétés, sans effet apparent.

Certes, dans la vie concrète, dans l’état actuel des choses, un prêtre fait beaucoup d’autres choses. Il serait possible de faire valoir la variété des contacts, la responsabilité d’une communauté qui, si réduite soit-elle, reste la plus importante ou l’une des plus importantes de celles qui se réunissent chaque semaine dans des pays comme les nôtres. On pourrait montrer la richesse de la tradition dont le prêtre est le garant, qu’il doit connaître et dont il doit partager les richesses. On peut aussi faire briller la splendeur des œuvres de jeunesse ou des services rendus aux pauvres de nos sociétés. Permettez-moi cependant d’essayer d’aller au cœur de la réalité du prêtre. Je ne voudrais pas dire qu’être prêtre rend heureux. Cela est possible, bien sûr, et heureusement. Mais être heureux suppose un ensemble de conditions, une adéquation entre ce que l’on est et ce que l’on fait, entre soi-même et les gens qui nous entourent, entre les perspectives que l’on porte et l’avenir qui nous est ouvert qu’il est impossible de garantir. Je préfère dire qu’être prêtre est magnifique et qu’être prêtre conduit à la joie.

La joie surgit là où on ne l’attend pas. La joie vient toujours comme une surprise. La joie, ici-bas, anticipe toujours sur la joie éternelle. Et précisément, le prêtre est envoyé vers les hommes pour les rejoindre dans ce qu’ils ont d’éternel. Mais comprenons bien : l’éternel n’est pas l’immuable, l’éternel n’est pas ce qui est donné depuis le départ et qui ne peut ni ne doit changer. L’éternel, dans la perspective chrétienne, est le but final, l’éternel est ce vers quoi nous marchons, ce à quoi l’œuvre de Dieu nous prépare et nous adapte. L’éternel est la victoire du Christ pleinement réalisée en tous les cœurs, en toutes les libertés, en chacune des libertés que le Père attire à son Fils. L’éternel est la communion dans la charité, notre pleine communion à tous pris dans la communion des personnes trinitaires, participant librement, joyeusement, sans réserve, à l’échange qui fait la vie de la Trinité. Le prêtre a la tâche magnifique d’aller vers les hommes, de quelque manière qu’ils viennent à lui, en les regardant déjà comme participant à la vie éternelle et donc en contemplant en eux l’action du Christ par son Esprit, action parfois stupéfiante et souvent discrète, action imprévisible et action patiente, laborieuse, peineuse, mais action qui a été menée une fois pour toutes dans le grand acte de la croix et de la résurrection, dans l’offrande du Christ Jésus pour que celui-là vive et dans la réponse du Père qui donne à son Fils d’entraîner avec lui, depuis les profondeurs de la mort, tous ceux qu’il veut.

Dans le service des fidèles, la joie surgit ainsi. Elle surgit aussi lorsqu’un prêtre découvre qu’il est utile au monde. Il serait facile de faire valoir les bienfaits sociaux de l’existence des prêtres catholiques, le rôle qu’ils ont joué et pourraient jouer encore pour densifier le tissu social et orienter vers le meilleur les énergies de leurs ouailles. Mais le symbole le plus fort de l’utilité des prêtres, je le trouve pour ma part dans une demande de la troisième prière eucharistique : « Et maintenant, Seigneur, par le sacrifice qui nous réconcilie avec toi, étends au monde entier le salut et la paix ». « Le salut et la paix » : demander chaque jour cela, et pour le monde entier ; demander chaque jour non comme une prière vaine à une divinité sourde ou inconstante, mais avec la conviction d’exprimer ainsi ce que Dieu, le Dieu vivant, veut donner aux hommes et pour quoi il travaille inlassablement ! Le prêtre envoyé par l’évêque demande ces biens messianiques, pour aujourd’hui et pour demain, en faveur de la part du peuple de Dieu qui lui est confiée, celle qui est là aujourd’hui et celle que l’action trinitaire prépare invisiblement. Il le fait en sachant les épreuves des uns et des autres, leurs souffrances. Il connaît aussi l’attraction que des solutions à court terme peuvent exercer sur certains de ceux dont il a la charge.

Le mot du curé d’Ars prend ici sa force : « Laissez les gens sans prêtre pendant quelque temps, ils adoreront des bêtes ». Le saint curé avait raison. Les hommes ont une immense capacité d’adoration et un redoutable besoin d’adorer. Adorer, c’est-à-dire rattacher, vouer, consacrer, remettre leur existence, leur intelligence, leur créativité, leur affectivité, à ce qui leur paraît rendre leur vie plus grande. Ce peut être n’importe quelle idée fausse de Dieu, ce peut être tout aussi bien l’idée que chacun se fait de soi-même, ce peut être la nation ou tel dictateur, ou encore l’argent ou le pouvoir ou le plaisir sexuel. Plus que jamais les hommes sont tentés aujourd’hui dans leur capacité d’adorer. Car ils sont plus libres, plus capables de secouer tous les déterminismes, et aussi plus seuls que jamais. Le prêtre, ne l’oublions pas, est un homme comme les autres. Lui aussi court le risque de chercher la source de sa vie dans sa nation, sa langue – et ce sera le nationalisme ; sa religion ou son Église – et ce peut être le fanatisme ; ou sa famille et même la sexualité, au lieu de tendre vers le Dieu vivant. Il a à se purifier ou plutôt, à se laisser mesurer et purifier et renouveler et dilater par ce qu’il célèbre. Ce qu’il ose demander à Dieu est si grand et si juste qu’il doit accepter que toutes ses idées, tous ses préjugés, toutes ses représentations en soient jugées et transformées.

Par une double souffrance

La joie du prêtre peut être atteinte par une double souffrance spécifique. La première est qu’il se heurte à la lourdeur des hommes, à leur réticence native à se laisser saisir et conduire par le Christ, tout comme le Seigneur lui-même s’est étonné souvent du manque de foi, de l’incrédulité, de ses disciples. Mais le prêtre doit veiller à ne pas manquer de foi. Frappé par les réticences et les résistances, les fermetures de cœur et les médiocrités, il ne doit pas perdre de vue l’action invisible et puissante du Christ ressuscité qui répand son Esprit à l’intime des libertés et travaille ses brebis de l’intérieur. Permettez-moi un témoignage personnel. Il m’arrive parfois, et il m’est arrivé souvent lorsque j’étais curé de paroisse, de trouver l’assemblée lourde et molle, de souffrir de l’entendre si peu répondre, de la sentir si peu présente dans la récitation du « Je confesse à Dieu » ou du « Je crois en Dieu » même, et d’être pris par surprise, et pour ma joie, au moment de l’« Amen » de la prière eucharistique, d’être saisi qu’après cette longue prière où le prêtre seul parle par la réponse ardente de l’assemblée acclamant le Seigneur « par qui, avec qui, et en qui », nous rendons tout honneur et toute grâce à Dieu le Père. Plusieurs fois, aussi, curé de paroisse, il m’est arrivé d’aller distribuer des tracts sur le marché le dimanche matin. Je revenais alors vers midi à l’église pour pouvoir faire les annonces de la messe de 11h ou au moins pour saluer les fidèles à la sortie. J’entrais alors dans l’église, mettons au « Notre Père » ou à l’« Agneau de Dieu ». Craignant toujours d’être en retard, ayant descendu à grands pas la rue Saint-Antoine, j’arrivais par la façade principale, j’entrais un peu essoufflé, dans le fond de l’église, et chaque fois, j’ai été bouleversé d’entrer dans une atmosphère dense, habitée, de sentir une voix s’exprimer, une attention et une attente qui dépassait de beaucoup celle que, étant à l’autel, je croyais pouvoir déchiffrer sur le visage de chacun. Ce qui se passe dans la messe surpasse ce que nous en percevons les uns et les autres. L’unité, la communion où nous sommes conduits, est plus forte, plus intense, que ce que nos sens en appréhendent et ce que notre intelligence souvent consent à reconnaître. Parfois, par surprise, nous en sommes pris, et cela donne la joie. La souffrance trop fréquente d’une lucidité trop facile est balayée par la promesse dont l’Esprit Saint est le gage.

L’autre souffrance du prêtre, c’est lui-même. Il mesure parfois sa propre médiocrité, son inadéquation au mystère dont il est le serviteur et le garant. Nous la devinons à propos du célibat. Si forte soit sa raison d’être, reste à vivre ce célibat au jour le jour. La crainte peut être grande de ne pas se tenir toujours à la hauteur de la double présence du Christ et de l’Église. Le jeune homme qui reçoit la grâce du célibat et s’y engage dans la force de sa jeunesse peut se demander ce qu’il adviendra de lui à travers les épreuves, les déceptions, les amertumes de la vie. Saura-t-il aussi facilement voir ce qui reste invisible, le Seigneur venant à lui et par lui et l’Église suscitée par ses gestes et ses paroles ? Pourra-t-il toujours trouver sa joie, son accomplissement humain, dans les gestes et les paroles si modestes des sacrements de l’Église ?

Mais la crainte de la médiocrité ne doit pas s’obnubiler sur le célibat. La médiocrité risque avant tout de gâcher la relation du prêtre à ceux à qui il est envoyé. Qui peut être certain que sa manière d’être et d’agir sert vraiment la venue du Bon Pasteur à chacune de ses brebis ? Qui pourrait ne pas craindre d’interposer les limites de ses capacités et de son tempérament entre Celui qui l’envoie et ceux à qui il est envoyé ? Comment ne pas céder à la tentation de se résigner à ses propres mesquineries et de les imposer aux autres ? Comment ne pas détourner la vérité de l’Évangile, la vérité du sacrifice du Christ, vers ses idées politiques ou ses représentations culturelles à soi ?

Pas de prêtre seul

Il importe de se souvenir qu’il n’y a pas de prêtre seul. Le célibat ne fait pas du prêtre un solitaire. Il n’est pas non plus l’affaire seulement de chacun laissé à ses propres forces. Il est un don fait à l’Église entière et portée par elle, par sa prière, par la qualité des relations fraternelles entre tous les ordres de fidèles. Par l’essence même de son sacerdoce, le prêtre appartient à l’ordre apostolique, qui est articulé de manière précise. Un prêtre n’existe que dans un presbytérium uni à un évêque, lequel est lui-même en communion avec tous les autres par la communion hiérarchique exacte avec l’évêque de Rome. Chaque prêtre individuel a le devoir de se tenir vraiment dans la communauté du presbytérium, de s’en laisser mesurer, de se hisser à sa hauteur. Pour être un vrai pasteur, venant au nom du seul Bon Pasteur, il peut et il doit faire entrer son être entier dans cette communion-là. Le décapage qu’il y connaîtra est la source de sa joie. Il doit aussi accepter d’être porté par cette communion. Il me semble que les évêques et les prêtres peuvent progresser dans ce soutien mutuel, grandir dans l’unité apostolique pour être vraiment au service de ce peuple-là auquel ils sont envoyés. La joie du prêtre vient, au total, de ce que, dans des gestes et des paroles très simples, il met en œuvre l’immense puissance du salut acquise par le Christ, le Fils qui s’est dépouillé par se faire homme, dépouillé jusqu’à la mort, et que le Père a exalté dans la Résurrection, lui donnant de répandre l’Esprit-Saint en toute chair.

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Bien des choses peuvent remplir une vie d’homme. Bien des réalités méritent qu’un homme leur consacre ses énergies et sa créativité. On peut être un excellent chrétien et se passionner pour la fabrication d’objets, on peut être un vrai disciple du Christ et trouver l’élargissement total de son cœur dans le soin d’une épouse ou d’un époux et des enfants reçus, on peut être plein de zèle pour le royaume de Dieu et le règne du Christ et déployer ses talents pour organiser ou stimuler ou améliorer les fonctionnements des sociétés terrestres, on peut être saisi par le mal qui se fait dans l’humanité et consacrer son intelligence et son courage à promouvoir des modèles sociaux plus justes ou plus prospères. Mais si tu sens en toi le désir de prononcer les paroles qui sauvent et une sorte de disponibilité intérieure, montant des profondeurs de ta chair, pour que, passant par tes lèvres, elles deviennent réelles : « Ceci est mon corps », « Je te pardonne », « Un seul corps et un seul esprit dans le Christ », alors il vaut la peine de te demander si Dieu ne t’appelle pas. Si, sans négliger la joie de toutes les activités humaines, tu pressens ce que veut dire « préparer les hommes à la vie pour toujours » ou « à la vie du Christ en eux » ; si, ressentant profondément le mal et l’injustice qui ravagent l’humanité, tu devines qu’aucun progrès ne peut venir s’il n’est précédé par la parole qui relève : « Je te pardonne » et si tu te découvres le désir de servir cette parole pour qu’elle soit proclamée et reçue ; si, éprouvant la joie d’être aimé par une femme et de l’aimer et de grandir en devenant père grâce à elle, tu repères, montant en ta chair, le pressentiment qu’il peut y avoir plus de joie encore à aider les autres à vivre cela, alors il vaut la peine de te demander si Dieu ne t’appelle pas.

Pour quoi, en vue de quoi, être prêtre aujourd’hui ? Il est à mon avis difficile de le décrire aujourd’hui. Mais les actes du prêtre resteront à jamais les mêmes : « Ceci est mon corps », « Je te pardonne ». Toutes les autres activités du prêtre préparent ou déploient ces gestes et ces paroles-là. Voilà qui est magnifique : consacrer sa vie à quelques gestes et quelques paroles qui ne sont de vous mais qui vous sont remis, venant d’un plus grand et plus saint, pour que la puissance de salut et la plénitude de vie qu’ils portent touchent et pénètrent concrètement ces hommes et ces femmes que vous voyez et que vous apprenez à aimer. Beaucoup de baptisés font des choix plus héroïques, créent des œuvres plus admirables, rayonnent dans le monde avec plus de clarté, que bien des prêtres. Le prêtre a un immense privilège : ces œuvres ont toute leur vérité parce que l’Eucharistie de Jésus est célébrée et que son pardon est donné. Lorsque j’ai pu le matin prier et célébrer la messe, il me semble avoir accompli ma journée. Car j’ai demandé et célébré la vie éternelle de tous les hommes ; tout le reste vient par surcroît. Je puis alors espérer faire de mes rencontres et de mes activités diverses dans la lumière de l’éternité qui vient. Cela me donne d’espérer servir en pasteur passant par l’unique porte et de répondre en homme, c’est-à-dire librement et fortement, à ce que Dieu attend. Voilà la joie que je souhaite à ceux qui accepteront de devenir prêtres pour le XXIe siècle.

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