Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vies consacrées et mission aujourd’hui

Pierre Raffin, o.p.

N°2014-2 Avril 2014

| P. 95-100 |

Sur le thème délicat de l’avenir de la vie consacrée en Europe, l’évêque émérite de Metz propose l’aggiornamento des valeurs les plus authentiques, en soulignant les espaces de la diaconie récemment proposés à toute l’Église. Pour la vie religieuse apostolique, un horizon missionnaire n’est-il pas ainsi donné ?

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

En devenant « Vies consacrées », la revue « Vie consacrée » a fort heureusement marqué que la vie consacrée est plurielle. Si Vatican II ne l’avait que faiblement indiqué, insistant surtout sur la vie religieuse, l’Exhortation apostolique de Jean-Paul II Vita consecrata (1996) l’énonce clairement. Appartiennent à la vie consacrée la vie érémitique, l’ordre des vierges et l’ordre des veuves, la vie monastique, la vie religieuse apostolique, les instituts séculiers et, dans une certaine mesure, les sociétés de vie apostolique. Ces différents corps relèvent, à la Curie romaine, d’un même dicastère, la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, anciennement Congrégation des Religieux. L’Ordre des Veuves, à vrai dire, n’existe que dans le droit oriental ; dans l’Église latine, il n’existe, pour le moment, que des Associations de veuves qui préparent certainement la constitution d’un véritable Ordo. Mieux appréhender la pluralité des formes de vie consacrée devrait sans doute permettre à l’Église de mieux accomplir sa mission, aux différentes formes de vie consacrée de mieux percevoir leur spécificité et, par là, aux vocations potentielles, de mieux se déterminer.

La situation présente

Dans certaines parties du monde, comme l’Europe occidentale, les vocations à la vie consacrée font défaut et cela depuis longtemps. La cause principale, c’est la déchristianisation. Là où la foi est vive et anime les jeunes générations, le désir de se donner à Dieu de façon radicale est plus répandu ; là où, au contraire, la foi s’essouffle, la générosité chrétienne est plus rare et les vocations à la vie consacrée diminuent. Il y a d’autres raisons à la rareté des vocations qui tiennent surtout aux instituts eux-mêmes, dont on ne saisit plus clairement la spécificité et la pertinence.

C’est le cas, semble-t-il, en Europe occidentale, de la vie religieuse apostolique, surtout féminine, qui souffre actuellement d’une grave crise de vocations. Ces congrégations sont nées, pour la plupart d’entre elles, de l’intuition d’un fondateur ou d’une fondatrice qui avait perçu un besoin, humain ou spirituel, auquel personne n’avait encore répondu. Ainsi, une nouvelle congrégation voit le jour, soutenue par une spiritualité. Le XIXe siècle a vu naître de très nombreuses fondations qui ont magnifiquement illustré l’histoire déjà très riche de la charité dans l’Église.

Un siècle plus tard, le monde et l’Église ont changé. Le plus souvent, la société civile a pris à sa charge les besoins que la congrégation entendait honorer et les lois sociales transforment profondément les institutions, notamment par l’introduction du salariat. Les religieux doivent se situer de façon toute nouvelle dans cet univers et ce n’est pas sans porter atteinte au propos fondateur lui-même. Dans ce contexte, on comprend que les vocations se fassent plus rares, jusqu’à devenir parfois inexistantes. Certes, une reconversion est possible, du moins si l’on s’y prend à temps : la charité chrétienne ne sera jamais au chômage, car il y a toujours de nouveaux lieux de fracture et des besoins nouveaux à satisfaire. Mais, pour répondre à ces nouveaux appels, il faut des forces vives (des personnes dans la force de l’âge, bien formées et capables d’apporter une réponse innovante) ; or, reconnaissons-le avec tristesse, de nombreuses congrégations ne disposent plus de ce personnel, à moins peut-être de se regrouper avec d’autres.

Revenir aux fondamentaux

Quel peut être l’avenir pour la vie religieuse apostolique à finalité prioritairement caritative ? Il faut revenir, me semble-t-il, à ce que Vatican II avait demandé aux religieux dans Perfectae caritatis et aux fondements mêmes de la vie religieuse : autant d’exigences qui ne sont plus toujours honorées.

La vie religieuse est communautaire de façon essentielle ; or, de nos jours, beaucoup de religieux vivent seuls sans autre raison que de ne plus pouvoir supporter la vie commune et ses contraintes ou de s’être rendus impossibles à leurs frères. A partir du moment où les religieux d’une communauté ne sont plus au service d’une œuvre commune, la vie commune est certes plus compliquée, mais elle reste possible avec des personnes engagées diversement.

Par ailleurs, la vie religieuse, à la différence des instituts séculiers, est publiquement repérable grâce à un certain nombre de signes extérieurs dont l’habit. C’est un point, je le sais, délicat, notamment dans une société qui perçoit de moins en moins les signes de la tradition chrétienne, mais, en acceptant les signes extérieurs, même s’ils ne sont pas spontanément lisibles, on peut aussi poser question de manière bénéfique. En regard de la pratique, je puis difficilement me résoudre à lire dans la plupart des constitutions actuelles : « le vêtement normal, c’est l’habit religieux ; la tenue exceptionnelle, c’est le vêtement civil ».

D’autre part, il doit y avoir adéquation entre fin et moyens. Les observances inhérentes à la vie religieuse doivent être adaptées à la finalité apostolique de l’institut. Un certain nombre de congrégations apostoliques sont nées de la vie monastique. A l’époque où les membres des tiers-ordres réguliers féminins vivaient comme des moniales, elles ont éduqué des jeunes filles à l’intérieur de la clôture et lorsqu’elles se sont reconstituées en congrégations au lendemain de la Révolution, elles ont conservé une large part de leur héritage monastique, qui a fini par peser trop lourd et handicaper leur propos éducatif.

Mais alors, comment faire un bon aggiornamento sans brader d’authentiques valeurs et adopter, comme c’est trop souvent le cas, une forme de vie très sécularisée ? C’est sur ce terrain, entre autres, que se différencient vie religieuse apostolique et vie des instituts séculiers.

Les leçons de l’histoire

Dans le passé, le droit de l’Église concernant les religieux et surtout les religieuses n’a pas toujours apporté la réponse institutionnelle appropriée. L’initiative de sainte Angèle Mérici mérite d’être évoquée. Dans l’Italie du Nord de la première moitié du XVIe siècle, affligée de guerres et de massacres, ravagée par les épidémies et la famine, les besoins à satisfaire étaient nombreux. Une jeune tertiaire franciscaine, nommée Angèle, eut l’idée généreuse de venir en aide aux jeunes filles en mal d’éducation, en particulier les orphelines. En pédagogue avertie, elle rassembla autour d’elle des compagnes qui partageaient ses vues et elle fonda avec elles une petite compagnie qu’elle plaça sous le patronage de sainte Ursule, martyre du IVe siècle, alors très vénérée à Brescia. En 1535, Angèle et ses amies se donnèrent à Dieu au cours d’une messe, sans prononcer de vœux, en inscrivant simplement leur nom dans un registre. Elles continuèrent d’habiter dans leur logement habituel et elles se retrouvaient périodiquement pour des temps de ressourcement. Ce faisant, Angèle Mérici fondait un institut séculier avant le temps… Les choses auraient pu en rester là, mais quatre ans après sa mort, le 27 janvier 1540, la hiérarchie crut bon d’intervenir : le pape Paul III reconnut la compagnie et, en 1572, saint Charles Borromée en fit une communauté religieuse, avec la Règle de saint Augustin, les vœux et la vie commune. L’Ordre des Ursulines fut bientôt reconnu par le pape Grégoire XIII ; seules les sœurs de Brescia gardèrent le statut originel de sainte Angèle. Les mérites des Ursulines et le travail accompli par elles dans le monde entier nous sont connus mais, en fondant ce nouvel Ordre, n’a-t-on pas brisé un élan prometteur qui eût été utile à l’Église ?

On pourrait faire des remarques analogues à propos de la fondation de la Visitation en 1610 à Annecy. François de Sales ne voulait pas créer un nouvel ordre de moniales, mais des sœurs qui vivraient le mystère de la Visitation en visitant les personnes dans le besoin. C’est en se heurtant à l’opposition de ses confrères évêques qui voulaient appliquer strictement les règles du Concile de Trente concernant la clôture des religieuses, qu’il en fit des sœurs cloîtrées.

Instruit par l’expérience de son ami, ce fin gascon qu’était Vincent de Paul fonda lui aussi une compagnie, la Compagnie des Filles de la Charité. Ces femmes ne seront pas des religieuses, elles ne prononceront pas de vœux, elles porteront le costume des femmes de leur province d’origine et habiteront dans les paroisses où elles exerceront leur mission. Le service des pauvres sera la priorité absolue et le principe d’organisation de la vie des personnes et des communautés. Ce faisant, Monsieur Vincent fondait probablement l’une des premières sociétés de vie apostolique du XVIIe siècle. Ce statut très souple, qui est encore celui des Filles de la Charité, ne les empêche pas de connaître la crise des vocations en Europe occidentale ; peut-être ont-elles accepté à partir du XIXe siècle trop d’œuvres importantes au détriment de relations plus spontanées avec les pauvres…

Diaconie ?

Comment aider la vie religieuse apostolique, à finalité caritative, à faire face à un aujourd’hui difficile. Tout d’abord, il convient de noter la naissance en plusieurs pays comme la France, de la Diaconia : c’est, selon Benoît XVI dans Deus caritas est, « le service de l’amour du prochain exercé d’une manière communautaire et ordonnée » (n° 21). Les évêques de France souhaitent que ce service communautaire et organisé ne soit plus seulement l’objectif d’associations caritatives spécialisées, comme les Conférences Saint-Vincent-de-Paul ou le Secours Catholique, mais fasse partie des préoccupations de toute communauté chrétienne. Dans Deus caritas est, Benoît XVI dit encore que la Diaconia constitue pour l’Église « son opus proprium, une tâche conforme à sa nature, dans laquelle elle ne collabore pas de façon marginale, mais où elle agit comme sujet directement responsable, ce qui correspond à sa nature. L’Église ne peut jamais se dispenser de l’exercice de la charité en tant qu’activité organisée des croyants, et, d’autre part, il n’y aura jamais une situation dans laquelle on n’aura pas besoin de la charité de chaque chrétien, car l’homme, au-delà de la justice, a et aura toujours besoin de l’amour » (n° 29). Si ces Diaconia réussissent à se mettre en place, les membres des congrégations religieuses apostoliques pourraient y trouver leur place (comme ils ont trouvé leur place dans les conseils de la solidarité), y apporter leur savoir-faire et aider à créer de nouveaux projets. Dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium, le Pape François associe cet effort à la nouvelle évangélisation, à laquelle il veut donner une dimension sociale. Bref, c’est en travaillant en plein cœur de l’Église que les instituts de vie consacrée peuvent trouver un vrai renouveau, en partageant leur héritage avec tous. Il m’a semblé lire dans les recherches de la Conférence des Religieux et des Religieuses de France (CORREF) un mouvement qui va en ce sens.

L’Église a besoin d’être présente sur les zones de fracture, non seulement pour répondre à des besoins de type social, mais encore pour satisfaire aux requêtes de la nouvelle évangélisation qui, comme nous le rappelle Evangelii gaudium, est l’affaire de tous les membres du peuple de Dieu et donc des différentes formes de la vie consacrée. Les établissements scolaires congréganistes relevant de l’Enseignement Catholique devraient être des instruments de choix pour l’évangélisation des jeunes. La Compagnie de Jésus, les Congrégations de Frères Enseignants, certaines Congrégations féminines principalement enseignantes, des Instituts séculiers devraient pouvoir y monnayer leur savoir-faire et pourquoi pas, dans un futur plus ou moins proche, chercher à investir des congréganistes comme enseignants et chefs d’établissement. L’exercice consciencieux et averti de la tutelle ne suffit pas ; l’heure semble venue de faire plus, avec la pensée que de tels projets sont susceptibles de faire naître de nouvelles vocations.

Horizon

Puisque, comme on vient de le rappeler, la nouvelle évangélisation concerne tous les membres du peuple de Dieu, il faut souhaiter que la vie consacrée et en particulier la vie religieuse apostolique puisse jouer sa partie. Puisse la vie consacrée donner dans cet harmonieux concert le meilleur d’elle-même, sa conviction et son attachement au Christ Sauveur, son zèle en même temps que sa solidité doctrinale, sa compétence pédagogique ! Nos contemporains ont besoin d’elle pour accueillir la joie de l’Évangile.

Mots-clés

Dans le même numéro