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La spécificité et la beauté de la vie consacrée aujourd’hui

Michelina Tenace

N°2015-3 Juillet 2015

| P. 217-223 |

« La vie consacrée est belle parce qu’elle révèle dans l’humain le divin, elle révèle que l’humain est capable de Dieu, à cause de l’Esprit versé en nous qui nous purifie, nous fortifie, nous guérit ». Ne nous trompons pas de beauté ! Ce n’est pas la perfection formelle qui rendra nos communautés belles et prophétiques, mais le témoignage de consacrés transfigurés par leur rencontre avec le Christ et cherchant, jusque dans la fragilité de leur humanité, à « demeurer dans son amour ».

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Dans cette conférence-interview, l’auteur parcourt des questions qui forment ici les intertitres de son article.

Le premier point consiste à repartir du Christ vrai Dieu et vrai Homme

Ce qui me permet de décrire la spécificité de la vie consacrée et sa beauté, ce sont des paraboles que j’emprunte à des amis, des aînés dans la foi. D’abord un ami de longue date : Vladimir Soloviev (1853-1900) qui, dans le récit-testament qu’il intitule L’Antéchrist [1], présente cette scène : un personnage troublant devient une espèce de président mondial et résout tous les problèmes de l’humanité. Peu de chrétiens résistent à la tentation de l’acclamer comme un envoyé de Dieu. À ces quelques chrétiens restés méfiants, le Personnage pose cette question : « Mais enfin que voulez-vous de plus ? N’ai-je pas résolu tous les problèmes qui permettront à l’humanité de vivre dans le bonheur ? Qu’y a-t-il de plus précieux pour vous ? » Le moine Jean, au nom des chrétiens orthodoxes déclare : « Ce que nous avons de plus précieux dans le christianisme, c’est Jésus-Christ ». Dans le récit, la même confession de foi sera faite par le pape Pierre au nom des chrétiens catholiques et par le pasteur Pauli au nom des chrétiens de la Réforme.

Un autre ami qui me vient en aide, c’est Nicolas Steinhardt, intellectuel juif roumain qui, dans les années de persécutions communistes, finit en prison. C’est là qu’il va devenir chrétien, recevoir le baptême, et c’est des notes de prison qu’il va tirer son Journal de la félicité. Cet homme devenu moine confessera que la plus grande chance de sa vie, son plus grand bonheur, sa béatitude, c’est, en prison, d’avoir pu connaître le Christ, d’avoir reçu le baptême, d’être devenu une créature « transubstanciée [2] ». Voici comment il explique ce mot « excessif » : le plus grand miracle, dira-t-il, ce n’est pas la multiplication des pains, la guérison d’un aveugle, non, le plus grand miracle c’est qu’un homme puisse changer à cause de la rencontre du Christ et devenir heureux parce que vivant d’une vie nouvelle. Steinhardt a résumé son témoignage par une béatitude : « Bienheureux celui qui a reçu le baptême et en vit [3] ! »

La beauté de la vie consacrée, c’est d’avoir connu des témoins du Christ vivant, puis d’avoir rencontré le Christ dans sa propre vie, et d’avoir appris à vivre une vie nouvelle « consacrée » à lui. En devenant ses disciples, on apprend à l’aimer, à goûter à sa liberté et quand on arrive à prononcer des vœux, on affirme ne rien vouloir mettre au-dessus de lui [4], c’est-à-dire rien au-dessus de son amour, de la foi en lui, de sa présence dans notre vie, rien, pas même ce qui semblerait sacro-saint dans toute religion : la culture, le temple, la loi, la tradition… Jésus le disait à la Samaritaine puis à Nicodème : c’est l’Esprit qui fait de nous des religieux, cet Esprit qui nous fait naître d’en haut. Oui, la vocation nous révèle que nous pouvons renaître de l’Esprit, d’en haut ! Quelle beauté et quelle nouveauté !

C’est ce qu’ont dit deux autres amis que j’aime fréquenter, saint Irénée et saint Ignace d’Antioche. Saint Irénée écrit que « dans sa venue, le Christ a porté avec lui toute nouveauté [5] » et, avant lui, saint Ignace d’Antioche se disait « honoré de porter un nom de splendeur divine [6] » : le Seigneur a apporté toute nouveauté, il nous a donné son nom, chrétien, une nouveauté de splendeur divine… Voilà la beauté de la vie consacrée, c’est la nouveauté de la vocation qui transforme la personne que Dieu appelle, en missionnaire qui porte au monde le Christ, sa splendeur divine : Dieu parmi les hommes par la présence de consacrés.

Tout cela est fondé sur la résurrection du Christ, sur notre baptême qui nous y a conformés, sur le don de la vie consacrée qui nous y a établis. Oui, le baptême nous rend conformes au Christ [7] et transforme le monde en Règne de Dieu. C’est le fondement de la vocation religieuse (devenir conforme) et de la mission (le Règne de Dieu).

La beauté de la vie consacrée

Qu’est-ce qui peut rendre attrayante la vie consacrée ? L’amour comme la beauté attire. En quoi la vie consacrée attire-t-elle ? Si elle suscite, inspire l’amour et si elle est perçue comme beauté. L’amour attire parce qu’il invite au bonheur de l’union des personnes. Et la beauté attire par le même principe : la beauté fait goûter à cette mystérieuse union de matière et esprit, l’union attire parce qu’elle est lieu de réconciliation de ce que le péché a séparé. L’amour et la beauté nous parlent du salut. Comme l’amour, la beauté se nourrit de liberté. La beauté se propose, ne s’impose pas, n’oblige pas, mais reste dans la mémoire comme une expérience de bonheur. On a envie de revenir sur les lieux où on a fait l’expérience de la beauté comme communion. La vie consacrée attire si elle est perçue comme beauté.

Mais de quelle beauté parle-t-on ? La beauté pour la tradition spirituelle de l’Orient chrétien a été un synonyme de la sainteté [8]. Le propre de la personne consacrée, c’est la sainteté et la beauté. Kalogheros : un « beau vieux » ou plutôt, une personne qui est devenue belle en vieillissant, c’est comme ça qu’on dit « moine » dans certaines langues. « Il n’y a rien de plus beau que la personne qui, dans le secret de l’œuvre intérieure, a vaincu le trouble et l’angoisse du péché et qui, pénétrée de lumière, laisse voir en elle, comme une perle, l’image scintillante de Dieu [9] ». C’est Dieu qui est beau. Et la vie spirituelle nous fait devenir transparents de Dieu. Les Pères de la Philocalie parlent de l’ascèse en terme de beauté, considérant la vie spirituelle comme « l’art des arts [10] ».

Les personnes consacrées sont des artistes qui se dédient à l’art des arts, c’est-à-dire à la vie spirituelle qui est une œuvre d’art.

Qu’est-ce qui peut repousser dans la vie consacrée ?

Une ascèse sans lumière, sans transfiguration, sans résurrection. C’est-à-dire un travail sur les faiblesses (les passions) qui n’aboutit qu’à meurtrir sans faire voir la lumière de la résurrection, du huitième jour. Ce qui peut repousser aussi, c’est de voir des personnes à la recherche d’une vérité qui ne les rend pas heureux, car c’est la recherche d’une vérité confondue avec un idéal abstrait. La communauté idéale qu’on voudrait est l’ennemie de la communauté réelle qu’on a. On passe à côté des chances que chaque communauté peut offrir à toute personne pour vivre la sainteté à laquelle Dieu appelle. Ce qui peut repousser dans la vie consacrée, c’est plutôt de la présenter comme une autoroute de la perfection personnelle orientée sur ce qui se laisse voir et compter : le résultat de l’efficacité, le bon fonctionnement de l’œuvre, le nombre des vocations… C’est bien d’y penser, mais cela n’est pas ce qui attire ! Une œuvre a pu être utile, elle a pu être appréciée, elle n’a pas pour cela attiré des vocations. La vérité et la bonté sans beauté n’attirent pas !

C’est ce qui s’est passé dans la vie consacrée. On a vu des œuvres de charité, des personnes dédiées à la tâche, on n’a pas vu la splendeur du Nom divin, comme disait saint Ignace d’Antioche, on n’a pas vu resplendir des êtres transfigurés par l’Esprit, par la grâce de la foi. Or, la beauté, c’est tout un avec le mystère de la transfiguration : dans l’humanité du Christ, les disciples ont pu contempler sa divinité. Voilà le mystère : la nature humaine n’empêchait pas Jésus d’être le Fils de Dieu et cette révélation aux disciples était nécessaire avant la Passion, pour les encourager : la mort ne pourra pas empêcher le Fils de rester Fils de Dieu. Mais c’était aussi pour leur faire comprendre que ce n’est pas la souffrance de la croix qui va faire mériter au Christ de devenir Fils. Au contraire, c’est parce qu’il est Fils bien-aimé qu’il peut révéler l’amour du Père pour les hommes, dans l’obéissance de la Passion, dans l’obéissance de la mort sur la croix. Dans l’obéissance de la résurrection.

Ce qui est compliqué, c’est que dans notre culture intellectuelle, et même théologique, tout est concentré sur l’humain sans Dieu. Nous avons eu peur ou honte de parler de participation à la vie de la Trinité. Parler de vie divine en nous, cela semblait diminuer la dignité humaine ou verser dans une utopie qui éloignait de la réalité. La preuve, c’est que nous n’avons plus su ni représenter ni contempler le Christ transfiguré. C’est une fête secondaire pour nous.

L’accent sur la souffrance et le mépris du corps ont pu éloigner certains de la vie consacrée. Ce n’est pas tant les sacrifices ni l’effort qui repoussent. Le sport et les régimes en demandent bien plus. Mais de la part des consacrés, il y a eu quelque chose de mortifiant dans l’ascèse, de triste, qui n’a pas fait voir en quoi l’ascèse libérait le corps pour le rendre disponible aux prouesses de la vie divine. Comme si l’ascèse du corps réjouissait Dieu, comme si la souffrance plaisait à Dieu, comme si le corps était responsable du péché. Non, la grâce nous est donnée pour libérer le corps et non pas pour nous libérer du corps ! Pour faire vivre les sens selon leur vocation et pas pour nous en priver. Par le mépris du corps on a donc aussi hérité dans la vie consacrée d’une certaine négligence des sens qui sont allés s’alimenter ailleurs que dans la vie spirituelle, et aussi un malaise dans les relations.

Voici encore un obstacle à la beauté de la vie consacrée : la froideur des relations, les manques de charité. Comme on ne parle pas beaucoup du péché, on parlera de troubles, de limites, dont il faut se soigner, dont il faut aussi se justifier jusqu’à s’en accommoder ou demander aux autres de s’en accommoder. Or, la vie consacrée est belle parce qu’elle révèle dans l’humain le divin, elle révèle que l’humain est capable de Dieu, à cause de l’Esprit versé en nous qui nous purifie, nous fortifie, nous guérit.

Ce qui attire, ce n’est pas la perfection formelle, c’est de voir des personnes en relation, malgré les difficultés, c’est de voir des lutteurs ne pas céder devant le mal, malgré les tentations. C’est de voir des hommes et des femmes changés par la rencontre du Christ. Le caractère reste le même, comme chez saint Paul, qui au long des lettres ne nous cache pas son orgueil, son tempérament, mais tous ceux qui le connaissent louent Dieu pour sa conversion. Le miracle de la foi, voilà ce qui attire. Comme tout miracle, le miracle de la foi est un signe, il ne suffit pas à lui seul, mais il interroge.

Retrouver le sens de l’inspiration dans la vie consacrée. Repartir de l’Esprit

Le terme « spiritualité » (comme mouvement ou courant historique) est un mot récent. Au départ, il voulait dire vie dans l’Esprit. Le fondement de la vie consacrée, c’est le baptême et la vie dans l’Esprit. Or, la vie dans l’Esprit signifie aussi une continuelle inspiration de Celui qui est Seigneur qui donne vie, qui fait parler en prophète. L’œuvre propre de l’Esprit, c’est de souffler pour que l’on prophétise ! C’est parce qu’on est inspiré qu’on peut vivre la vie consacrée comme prophétie. Saint Athanase disait que toute prophétie annonce, parle du Christ. Alors, on comprend mieux les vœux : ce ne sont pas des canons à appliquer, mais une pédagogie de l’Esprit, une façon de dire en qui nous croyons, qui nous aimons. Les vœux sont à vivre comme témoignage d’amour et prophétie du Règne de Dieu !

« De même que le soleil plane à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire et, par sa chaleur, les attire à soi […] ainsi l’amour de Dieu plane sur l’amour de ses fidèles, attire par son souffle […]. L’esprit de l’homme croyant qui s’est remis à Dieu devient avec lui un seul esprit [11] ». Devenir avec lui un seul esprit pour que par la communion d’amour avec lui, notre vie attire à Dieu. L’amour, quand il est devenu style de vie selon l’amour manifesté en Christ, rend les êtres humains heureux d’un bonheur divin et attire.

Je voudrais encore citer un témoignage significatif dans le parcours de ma foi, Fedor Dostoievski, qui a écrit : « Si on me demandait de choisir entre la vérité et le Christ, je choisirais le Christ [12]. » Parole faite pour secouer, évidemment. Mais que voulait-il dire ? La vérité évoque ce que l’homme cherche avec ses forces et son intelligence, ce que les Athéniens ont accepté de la prédication de saint Paul. Mais ils ont refusé l’essentiel : le Christ. Ce qui est spécifique de notre foi, c’est une rencontre qui nous sauve de la mort, le Fils de Dieu, le Christ ressuscité. Préférer le Christ, cela veut dire avoir fait l’expérience de l’amour de Dieu et dans la foi avoir mis en priorité ce qui découle de l’amour.

C’est l’amour, le plus grand argument en faveur de notre adhésion au Christ. Si nous l’aimons, rien ne pourra nous séparer de lui et rien ne pourra tout à fait justifier ou expliquer pourquoi nous le suivons, rien ne pourra expliquer au monde pourquoi le suivre peut signifier aller jusqu’à mourir pour rester, « demeurer dans son amour » et pourquoi dans le martyre, le croyant trouve un accomplissement et non un échec.

« Nul ne peut tuer l’amour, parce que quiconque en est participant est touché par la gloire de Dieu : c’est cet homme transformé par l’amour que les disciples ont contemplé sur le mont Thabor, l’homme que nous sommes tous appelés à être [13] ». Cet homme transformé par l’amour, c’est ce que tout consacré peut devenir. C’est sa spécificité et le secret de sa beauté.

« La vie consacrée est belle parce qu’elle révèle dans l’humain le divin, elle révèle que l’humain est capable de Dieu, à cause de l’Esprit versé en nous qui nous purifie, nous fortifie, nous guérit ». Ne nous trompons pas de beauté ! Ce n’est pas la perfection formelle qui rendra nos communautés belles et prophétiques, mais le témoignage de consacrés transfigurés par leur rencontre avec le Christ et cherchant, jusque dans la fragilité de leur humanité, à « demeurer dans son amour ».

[1Voir Soloviev V., Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion, suivis du Court récit sur l’Antéchrist, Genève, Ad Solem, 2005 ; compte-rendu dans Vs Cs 79 (2007-2), p. 151.

[2Cf. Steinhardt, Primejdia marturisirii, convorbiri cu Ioan Pintea, Cluj-Napoca, éd. Dacia, 1993, p. 45.

[3Cf. Id., Jurnalul Fericirii, Cluj-Napoca, éd. Dacia, 1991, p. 504.

[4Saint Benoît, Règle,72.

[5Irénée de Lyon, Adversus Haereses, IV, 34, 1.

[6Ignace d’Antioche, Lettre aux Magnésiens,> I, 2.

[7M. Tenace, « Former des chrétiens en Europe », in Vies Consacrées (2007-2), pp. 103-116.

[8Cf. O. Clément, Byzance et le christianisme, Paris, 1964, p. 7.

[9P. Florensky, La colonne et le fondement de la vérité, Lausanne, 1975, pp. 70 et 150.

[10Id., La colonne…, p. 69.

[11Guillaume de Saint Thierry (moine cistercien liégeois), Le miroir de la foi, 108-109, Sources chrétiennes, Cerf, 1983, p. 301.

[12Lettre de 1854 : « Bien plus, si quelqu’un me prouvait que le Christ est hors de la vérité, et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité. »

[13Pape Jean-Paul II, Lettre Apostolique Orientale Lumen, 1995, 15.

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