Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Quel avenir la vie consacrée se donnera-t-elle ? Ou quel avenir accueillera-t-elle ?

Wauthier de Mahieu, s.j.

N°2015-3 Juillet 2015

| P. 209-216 |

Dans un monde laïcisé, qui ne reconnaît plus à l’Église aucune autorité, et qui s’est réapproprié la plupart des domaines dans lesquels œuvraient les religieux au siècle dernier (soin des malades, éducation, accueil des pauvres, etc.), comment la vie religieuse est-elle appelée à se situer, mieux, à se ressaisir pour faire face à son indéniable perte de vitesse ? Les questions, les provocations, les objections mêmes, adressées par le monde aux consacrés, ne sont-elles pas autant d’appels de la grâce à retrouver une vie plus authentique et plus radicalement évangélique ?

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S’aveugler n’est plus possible. Qu’on le veuille ou non, la vie religieuse, sous les formes qu’elle s’est données, est non seulement en perte de vitesse, elle est bel et bien en train de disparaître. Les formes de vie contemplative résistent peut-être un peu mieux au mouvement ; elles n’en sont pas moins sérieusement touchées, elles aussi. Pendant longtemps on s’est consolé en disant : « C’est le mouvement même de l’histoire : on est dans le creux de la vague, mais vous verrez, ça va reprendre. » On faisait jouer l’espérance, cette vertu que Dieu considère comme « sa petite fille ». Rien à redire à cela – bien au contraire – si ce n’est qu’une espérance qui inviterait à dormir sur ses lauriers n’est pas chrétienne.

Il est vrai que ce mouvement s’inscrit dans une situation d’ensemble bien plus large, à savoir la déchristianisation, peut-être même une certaine déspiritualisation d’un monde qui se sécularise. Le monde occidental d’abord, mais il est clair que la globalisation du système économique et monétaire fait que le reste du globe suivra, et même suit déjà. N’empêche que cela fait mal de devoir constater que la vie religieuse qui, par rapport à l’église institutionnelle, est justement appelée à présenter cet autre visage de la communauté croyante, subit le même sort que sa sœur aînée, plus rigide. Osons-nous nous demander pourquoi ? Le véritable pourquoi. Avec ce qui peut jouer de notre côté à nous également.

Jésus insiste que nous soyons attentifs aux signes du temps. Il ne nous invite pas seulement à les lire, mais à les intégrer dans notre façon de nous engager pour le Royaume. Pas facile. Comme pour un poisson dans l’eau, il n’y a rien sur quoi il est plus difficile de se prononcer objectivement que sur l’air que l’on respire constamment soi-même. C’est là où nos angles morts prennent leur source.

Nous porterons notre attention sur deux points dont l’importance se révélera à mesure que nous progressons. D’abord ceci. Le monde, autrefois, disons au temps de nos traditions, et aujourd’hui encore dans ce qui reste de sociétés traditionnelles, se divisait en deux sphères, la sphère du sacré et celle du profane. Deux sphères en interaction. La première, supérieure à l’autre, maintenait celle-là sous son contrôle et sa domination. Il suffisait, sur le plan des personnes, de faire partie de la première ou de s’être mis à son service pour être investi d’autorité, une autorité que personne ne mettait en cause et qui, partant, n’avait pas à se justifier. Pendant des siècles, l’Église, son personnel et le monde des religieux ont bénéficié de cette autorité de statut, et nombreux sont ceux qui, de nos jours encore, faisant partie de ces cadres, n’arrivent pas à se rendre compte que ces temps sont entièrement révolus. C’est d’ailleurs cette mentalité arrêtée qui a donné lieu à bien des abus et davantage encore à la manière peu ouverte dont souvent on essaya de les traiter. On se croyait « hors d’atteinte ». Le monde dans lequel nous vivons ne se conçoit plus selon cette dichotomie. Il a d’autres critères à partir desquels il accorde ou refuse de l’autorité à une personne ou à une institution.

Déjà au temps de Jésus cette sensibilité différente se faisait jour : « Les foules étaient vivement frappées de son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,28-29). Ce n’est pas un statut de scribe ou autre, ce n’est plus le fait d’être « Révérend Père » ou « Révérende Sœur », « Monsieur l’Abbé » ou « Monseigneur », c’est la foule, l’ensemble de la communauté humaine, qui accorde l’autorité. Et selon quels critères ? Il n’en reste, de nos jours, plus qu’un seul. Le même d’ailleurs qui fut appliqué autrefois à Jésus : l’authenticité. Avoir affaire à des hommes et des femmes authentiques, c’est-à-dire chez qui on respire ce plein accord entre leur manière d’être, telle qu’elle s’exprime concrètement dans leur façon de vivre, et la parole dont ils se nourrissent et qu’on les entend dire, certains bien clairement, d’autres de façon plus discrète.

L’attitude contraire, celle où l’accord entre nos vies et nos dires fait défaut, n’a d’autre nom que « hypocrisie », ce mensonge constant que Jésus ne pouvait supporter. Comme le remarque fort justement Maurice Bellet, c’est dans ce décalage entre les deux que s’insinue, comme pour le camoufler, la théâtralité sous bien des formes. Il ne faut pas chercher loin pour en trouver des exemples. Cependant, une sensibilité avertie s’y heurte davantage encore à tout ce jeu de l’hypocrisie. C’est cette découverte qui rend impossible d’accorder de l’autorité, ou qui sape celle dont certains aimeraient se couvrir. Nous aurons à y revenir.

Avant d’en venir à ce que cela signifie plus concrètement pour la vie consacrée, nous voudrions remarquer qu’il est un autre trait qui marque les temps que nous vivons. Moins évident, peut-être, mais tout aussi présent et actif en bien des domaines, il est cependant moins aisé à dénoncer. Il pourrait faire croire à une attitude pessimiste à l’égard de l’époque que nous traversons. De fait, celle-ci semble se caractériser par sa dimension « suicidaire », un trait qui a sa source dans ce que Bellet considère comme une mutation sans précédent dans l’évolution du genre humain. Ce n’est pas une période de crise que les temps actuels nous font traverser, c’est une véritable mutation, et comme toute mutation elle se vit sans qu’on en prenne réellement conscience. Elle comporte, elle aussi, son angle mort. On constate que les choses bougent et changent, mais on ne réalise pas jusqu’où portent ou vont porter les implications de ces changements. De plus, ce ne sont pas seulement les choses qui changent, mais on se trouve en relativement peu de temps devant un autre type d’homme. Et la mutation dont il est question ici a sa source dans un renversement radical de la relation entre l’homme et son milieu naturel.

Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, c’était ce milieu naturel, avec la structure qui lui est propre, qui régissait la grande majorité des comportements de l’homme, certainement ceux qui étaient le plus intimement liés à sa vie, ses activités et ses relations, sur le plan physique et moral. Cela nous mènerait trop loin de concrétiser ceci au moyen d’exemples. L’anthropologie nous en fournit tant et plus. Il suffira de dire que la nature nous imposait les lois de la vie. On faisait d’ailleurs jouer la notion de loi naturelle. Ce sont ces lois aussi qui nous faisaient découvrir le sens de la vie, un sens qui s’imposait du dehors et qui ainsi portait en même temps les rapports de l’homme à son Dieu.

Aujourd’hui l’homme s’est rendu maître de son milieu naturel. Il lui a dérobé tous ses secrets et c’est lui qui à présent donne leur sens aux choses. Les questions les plus fondamentales, qui d’une manière ou d’une autre gravitent toujours autour du sens de la vie et de la mort, se règlent à partir de décisions et d’interventions pratiques. Toutefois, cette situation a un sérieux revers. Quoi qu’en dise une certaine philosophie, l’homme n’est pas à même de porter à lui seul tout le poids de son existence et de se vivre comme le premier créateur et le dernier responsable du sens des choses. Cela va à l’encontre de sa propre nature d’être créé, qui n’est pas à l’origine de sa propre existence. Ce renversement de sa situation d’origine lui coupe littéralement le souffle.

De là cette tendance suicidaire qui pénètre de plus en plus notre humanité. Elle commence par la destruction de notre milieu de vie, exploité jusqu’à ne plus être capable d’être porteur de vie. Ensuite elle cherche à faire disparaître tout ce qui est marqué par la différence, tout ce qui ne répond pas à l’image idéale que l’homme se fait de lui-même : handicapés, malades mentaux, naissances non désirées, bref, l’euthanasie sous toutes ses formes. Face au non-sens de la perte du sens, celle-ci aboutit à la fuite radicale ou l’anéantissement personnel dans la mort. Pire que cela, on tue, non plus pour s’approprier les biens d’autrui (cf. Jc 4, 2). On tue pour tuer, comme le montre la mise en scène de certaines exécutions.

Il y aurait d’autres traits à relever, qui marquent les temps que nous vivons, mais notre but n’est pas d’être exhaustifs sur ce plan. Il y a suffisamment d’études anthropologiques, sociologiques, psychanalytiques solidement argumentées, qui mettent le doigt sur la plaie, si l’on peut parler en ces termes. Termes qui ont l’avantage de faire intervenir l’idée de remèdes, alors que ces études déçoivent par le peu qu’elles ont à proposer en ce sens. En revanche, cela permet justement de faire l’une ou l’autre suggestion concernant la place de la vie religieuse dans ce contexte.

La grande majorité de nos congrégations apostoliques sont nées d’un élan, éveillé par des besoins plutôt de surface issus de lacunes ou de dysfonctionnements d’un système d’organisation sociale : soin des malades, enseignement, accueil d’orphelins ou de filles-mères, etc. Alors qu’en de nombreux pays ces besoins sont toujours présents et que les congrégations qui y font face avec peu de moyens et énormément de générosité jouissent d’une estime généralisée, les pays d’occident ont repris à leur charge la réponse à ces besoins, et même si leur façon d’y répondre laisse parfois à désirer, elle a rendu superflu l’engagement des congrégations. Le manque de créativité, de souplesse et d’entrain pour se risquer sur d’autres terrains, comme celui de la lutte contre les nouvelles formes d’esclavage, à laquelle invite notre pape, n’est peut-être pas entièrement étranger au vieillissement de ces congrégations ni à leur renfermement sur elles-mêmes.

Pour l’authenticité

Les deux traits moins concrets évoqués ci-devant, l’un en rapport avec la manière dont nous avons à trouver notre place dans le monde actuel, l’autre essayant de stigmatiser l’évolution de ce monde lui-même, peuvent aider, nous semble-t-il, à préciser la manière plus fondamentale dont la vie religieuse est appelée à se ressaisir. Notre monde en mutation demande, en effet, un autre type d’hommes et de femmes. Des personnes qui participent à cette clairvoyance avec laquelle Jésus portait son regard sur le monde et proposait à partir de là son message de façon bien concrète. Non pas des gens qui courent après les événements ou après les décisions prises sur le plan politique, éthique ou social, pour essayer de colmater les brèches en faisant appel à un peu plus de respect pour la vie, un peu plus d’attention aux pauvres, ou un souci plus grand pour la préservation de la nature. Moins encore des gens qui, portés par une certaine nostalgie, cherchent à faire revivre le passé, à remettre en place les valeurs et les façons de faire d’autrefois. Les temps ont changé et resteront ce qu’ils sont devenus. Il est besoin de personnes qui, par leur choix de vie, fait dans le terreau de la vie présente, et par la manière authentique et radicale dont ils vivent ce choix, témoignent d’autre chose, d’une autre façon de se comporter à l’égard des biens de ce monde, d’une autre façon de vivre leurs relations humaines, et qui reflètent, de plus, la paix intérieure et la douce joie que ce choix vécu de la sorte leur apporte. Jésus non plus, n’est pas venu pour condamner, mais pour nous apporter sa lumière.

Ses disciples bien souvent investissent plus dans la parole, dont ils ont fréquemment le don, que dans leur manière de vivre. À propos de celle-ci, je songe à cette congrégation hospitalière, apparemment bien dans ses fonds, qui, pour leurs vacances, offre à ses sœurs, une croisière en bateau de Saint-Petersbourg à Moscou, et qui se réclame de leur fidélité à leur vœu de pauvreté en arguant que bien des familles partent en voyage, au loin, trois fois par an, et que c’est donc un témoignage de pauvreté que de ne le faire qu’une seule fois. À mon avis, de telles formes de vie religieuse feraient mieux de disparaître pour redonner toute sa place à l’évangile. Si le sel s’affadit, il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et piétiné par les gens. Il n’y a pas d’intermédiaire.

« Piétiné par les gens. » Ceci nous amène à revenir sur ce que nous disions plus haut à propos de l’authenticité. Il importe de remarquer que celle-ci n’implique pas seulement un rapport d’équivalence entre deux termes, nos paroles et notre façon de vivre. Elle demande la prise en compte sérieuse d’un troisième terme, le monde, les gens. Créés à l’image de Dieu et portant cette image en eux, les uns, bien entendu, d’une manière plus pure et plus actualisée que les autres, les hommes ont ce don de sentir ce qui est bon, ce qui est bien, ce qui est juste, et ce qui ne l’est pas, bien au-delà de leurs propres croyances. Il n’y a pas besoin d’être chrétien pour se sentir interpellé par cette authenticité qui émane de notre pape.

Si ce troisième terme, ce dialogue avec le monde, fait défaut, la vie religieuse risque de fonctionner en vase clos et, de plus, de chercher à combler l’écart grandissant qu’elle crée ainsi entre elle-même et lui, en se réfugiant dans une conformité rigide et mesquine aux formes extérieures de vie qu’elle s’est données au cours des âges : être à l’heure aux repas, être présent à la « récréation », aux moments de prière en commun, etc. Ce faisant, on oublie la grandeur de l’expression « vie consacrée » qui reste une expression ouverte, ne précisant ni « à qui », ni « à quoi », justement parce qu’on n’a pas le droit de séparer le premier commandement du second, ou Dieu de ceux qui sont ses enfants. Chaque fois, pour chaque nouvelle situation, on est en devoir de se demander comment les deux vont de pair, si l’on ne veut pas sombrer dans nos propres constructions.

Reste un dernier point, peut-être bien le plus délicat. L’authenticité de vie est en premier lieu une attitude personnelle. C’est l’attitude qui qualifiait Jésus, mais on hésiterait quelque peu à l’appliquer de la même manière à ses disciples, du moins durant la période qui précède la Pentecôte. Notre pape est religieux, mais un coup d’œil sur son histoire nous donne l’impression que son authenticité de vie a grandi à mesure qu’il prenait plus de distance par rapport à son entourage religieux, et qu’il se trouve à présent devant la difficulté plus grande encore de la faire passer à son entourage actuel.

L’évangile est parole de vie parce que parole de Dieu. Si elle ne devait plus interpeller l’homme, elle ne serait pas parole de Dieu. Faut-il croire aussi qu’elle continue à inviter les hommes à la vivre en commun ? Et à quelles conditions ? Lorsqu’on voit d’un peu plus près ce que sont devenues de nos jours certaines communautés religieuses, vieillissantes, il est vrai : des enfers de haine et de jalousie, recroquevillés sur eux-mêmes, on ne peut passer outre à cette question. Faut-il croire… ? Oui, il faut croire. Mais là aussi, il faut un nouveau type d’hommes, un nouveau type de femmes, des hommes et des femmes convaincus et déterminés à mener une vie radicalement authentique, et une détermination qui ne soit pas le résultat escompté d’une longue période de formation, mais qui se situe clairement au départ de leur choix de vie. Et il faut également une nouvelle façon de mener la barque avec laquelle ils osent se lancer dans l’océan du monde, qui deviendra pour eux l’océan de la grâce.

Autrefois, la vie religieuse se maintenait dans les formes qu’elle s’était données grâce à des structures rigides et à des supérieurs bien décidés à les faire respecter. Lorsqu’ils parlaient, c’était Dieu qui parlait, ce qui certes leur facilitait la tâche, mais n’allait pas sans une certaine dépersonnalisation de leurs sujets. Bien qu’un bon nombre de religieux et de religieuses se soient soumis de bonne grâce à cet état des choses et s’étaient constitué, ou se voyaient proposée une spiritualité à l’avenant, un respect plus prononcé de la personne humaine et de la liberté individuelle s’est fait jour depuis lors et a porté une atteinte sérieuse à ce type d’organisation. Si dans la pratique, celui-ci se voit constamment mis en question, il n’a pas encore été véritablement remplacé.

Comme le pape le demande pour l’Église, il faudrait faire plus de place à la collégialité dans le gouvernement. Mais une collégialité introduite, non pas pour laisser jouer davantage un principe démocratique, ce qui ne peut mener qu’à un nivellement progressif, mais bien pour donner une place plus sensible à l’action de l’Esprit. Celui-ci, en effet, se communique en premier lieu non pas à des individus, mais à la communauté réunie en son nom, et se mettant ensemble à son écoute. C’est dans cette écoute que chacun se rend vulnérable, prêt à laisser mettre ses façons de voir et de vivre en question et prêt également à mettre en question celles des autres, non pas parce qu’elles ne correspondent pas aux siennes propres, mais parce qu’il pense que l’Esprit demande autre chose. Dans la véritable collégialité, la personne s’efface devant l’action de l’Esprit. C’est à Lui, en effet, de guider son Église.

Après tout ce que j’ai écrit ici, et la manière parfois un peu tranchée dont je me suis exprimé, j’éprouve comme le besoin de dire : ne vous y méprenez pas. Même s’il y a bien des choses de notre vie en commun qui me heurtent et que j’aimerais voir vivre autrement, et pouvoir dire plus clairement, même si je me pose bien des questions quant à l’avenir de la vie religieuse, je me sens profondément heureux dans celle qu’Il m’a invité à vivre, car je sais qu’Il est là, et que l’avenir est entre Ses mains, bien plus qu’entre les miennes.

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