Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le temps, la vie ordinaire, la vie consacrée

Alain Mattheeuws, s.j.

N°2015-4 Octobre 2015

| P. 292-297 |

Souvent, le temps nous manque — ou peut-être lui manquons-nous. Qu’est-ce donc que ce temps qui passe, et semble emporter avec lui nos espérances perdues ? Comment le temps de nos vies est-il sauvé ? L’auteur nous entraîne à réfléchir au passage de Dieu « dans le temps que nous sommes » : que peuvent prophétiser les trois vœux, en cette époque de dépouillement ?

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Que faisons-nous de notre temps ? Ou encore, en renversant la question, que fait le temps avec nous ? Ce temps qui passe et qui ne revient jamais comme avant... Ne sommes-nous pas souvent en hiatus avec le temps que nous sommes ou même avec le temps biologique de nos corps ? Nos montres, nos agendas, nos cours, les années qui commencent et se terminent, les ordinateurs et les GSM portables accentuent cette mainmise du temps sur ce que nous sommes. Quand nous séjournons dans une autre culture, quand nous entrons dans un monastère, quand nous faisons les exercices spirituels, quand nous sommes malades, quand nous passons un temps sabbatique, quand nous vivons la fête, quand nous dormons, nous continuons à être dans ce temps qui passe, mais nous faisons d’autres expériences plus intérieures et plus profondes de la réalité du temps. Alors nous retrouvons une certaine gratuité de nos personnes, de nos histoires. Nous expérimentons parfois aussi plus activement la présence divine dans la vie des hommes et dans la nôtre. Nous écoutons mieux cette Présence…

Tout en étant plongés dans le temps linéaire des horloges et des agendas, nous sommes ontologiquement et spirituellement temps. Ce point-là est à réfléchir, car il nous permet de nous retrouver nous-mêmes dans des rythmes qui parfois ne nous correspondent pas. En effet, toute notre personne est à la fois corps, esprit, cœur, mais aussi conscience, liberté, temps. Le philosophe Emmanuel Kant nous a montré que nous n’accédons à la réflexion qu’à travers les catégories du temps et de l’espace. Il est impossible d’échapper à ces réalités si, du moins, nous voulons travailler, entrer en relation, construire une communauté, exercer nos services ecclésiaux et nos ministères sacerdotaux. Mais cherchons encore et toujours la racine de cette réalité dans laquelle nous sommes immergées et qui nous échappe en même temps.

Des traits anthropologiques

L’anthropologie et la foi chrétienne nous aident à percevoir avec plus d’acuité trois points décisifs. Tout d’abord, nous l’avons dit : chacun de nous non seulement a du temps (ou n’en a pas), mais est temps également. Toute notre personnalité est liée au temps que nous sommes et que nous exprimons à travers notre corps, nos activités. Ce qui est dans l’apparaître, dans le phénomène, semble souvent l’expression adéquate de ce nous sommes comme « personne-temps ». Le rythme biologique différent entre les humains, en particulier entre l’homme et la femme, est un indice de cette distinction entre le fait d’« avoir » du temps ou d’« être » temps.

Cette première considération nous permet d’envisager avec plus de conscience comment et pourquoi Dieu est entré dans le temps des hommes et ce qu’il veut en faire. Nous faisons référence, bien sûr, au mystère de l’Incarnation, mais aussi à celui de l’Ascension : en son corps (c’est-à-dire l’espace-temps de son être historique et ressuscité) le Christ monte au sein de la Trinité. Les Exercices spirituels se terminent par cette contemplation pour nous signifier que le temps que nous sommes et dans lequel nous sommes est aussi sauvé par Dieu. Ce temps est transfiguré en Christ. Dieu sauve les hommes : il sauve le temps qu’ils sont et le temps dans lequel ils vivent. Ainsi ce rappel du temps que nous sommes et du temps vécu par le Christ nous garde en contact avec l’éternité de Dieu. Ce rappel gît en nous, dans notre corps, dans nos activités : il nous dit, ne fût-ce que dans le rythme de notre sommeil, que nous sommes en pèlerinage sur la terre, et que l’éternité est déjà commencée. Ces considérations pourraient raviver dans notre quotidien la profondeur des vertus théologales qui nous sont offertes par grâce : notre vie est fondée sur elles, pourtant nous ne pouvons ni les quantifier ni les maîtriser.

Enfin, le temps sacramentel n’est pas négligeable non plus dans cette réflexion. En ce temps, il nous est dit que Dieu sauve ex opere operato le temps que nous sommes et le temps que nous passons à lire, à écrire, à écouter, à rendre service. Depuis notre baptême, la Trinité sainte habite la personne du baptisé. Dans les sacrements de la mission que sont le mariage et le sacerdoce, nous vivons de facto la conjonction du temps de nos vies avec l’éternité : Dieu ose s’inscrire dans notre temps pour le sauver. L’économie sacramentelle, la liturgie (pensons aux offices qui rythment la journée des moines), l’oraison, les prières manifestent, avec la sobriété qui convient aux rites romains combien Dieu est proche de nous dans le temps qui est le nôtre. À nous de percevoir sa présence et ses appels, de nous y « disposer » comme dit Ignace de Loyola. Ce n’est pas chose facile : cette attitude est matière à discernement dans toute vie apostolique. Elle est la matière de nombreux combats spirituels, la nuit et le jour.

C’est à cette lumière qu’il est bon de vivre ce que nous vivons : l’abondance de nos années, les engagements de nos services communautaires et de nos ministères, les fatigues, les maladies, les angoisses de mort qui nous accompagnent parfois de jour comme de nuit. Dieu est présent, partout et en tout lieu. À nous, et peut-être aussi à nous ensemble de renouer avec la conscience de ce mystère du temps.

Un lien avec le célibat et la vie familiale ?

Même si l’image est parfois employée, nos communautés religieuses ne sont pas une famille ; nous ne connaissons d’ailleurs plus, du moins en Occident, la pyramide d’âges « naturelle » que construisent les générations humaines. Dans une famille, la croissance des enfants indique comme spontanément aux parents que le temps avance et qu’ils n’ont plus 30 ans. Les changements de rythme familial invitent les parents à prendre conscience, particulièrement en leur corps, du temps qui se passe, des soins de santé à prendre en compte, des renoncements à poser, des richesses nouvelles à accueillir, du style de vie à adopter. Le célibataire n’est pas interpellé de cette manière ; nos communautés non plus depuis de longues années. C’est une peine, une blessure dans la prise de conscience de ce que nous devenons aux yeux des hommes et de l’Église. Comment Dieu compense-t-il cet état de fait ? En tout cas, prenons-en conscience fraternellement. Ce n’est pas toujours au supérieur qu’il revient, mais parfois aux frères et amis, de dire à l’un ou à l’autre d’entre nous qu’il est bon, par exemple, de ne plus conduire une voiture, ou de ne plus envisager tel type de voyages ou de mission.

Dans le quotidien, chacun de nous a des rythmes différents de vie : dans le sommeil, dans l’activité, dans l’alimentation. Pourtant les noviciats nous ont formés, plus ou moins sévèrement, selon des traditions de la vie commune, parfois oubliées. Dans certaines institutions, des règles fixent le départ ou l’arrêt de travail d’un religieux. Dans d’autres, il n’est pas de règle, sauf celle de la santé ou, parfois, l’intervention d’une autorité ou la décision personnelle bien discernée. Certains travaux structurent une journée, une vie. D’autres ont un effet inverse : il est important de s’en rendre compte. Nous n’avons pas la même santé et c’est ainsi. Nous ne vivons ou ne pouvons d’ailleurs plus vivre comme il y a 20 ans. Pour certains, le passage d’une activité à l’autre se fait rapidement, pour d’autres moins. Ce qui nous prenait 5 minutes « avant », nécessite trois fois plus de temps aujourd’hui ! Le réalisme de la vie spirituelle, personnelle et communautaire doit pouvoir nous faire prendre conscience de ces changements et nous engager à les assumer dans la paix que donnent, chacun pour sa part, l’humour et l’amour.

Vocations et vie prophétique

Consacrer une année ecclésiale à vivre et à réfléchir sur la vie consacrée a du sens également, particulièrement dans un contexte difficile pour les vocations apostoliques. Dans les années 1980, et particulièrement en écho avec ce qui se passait en Amérique latine, nous entendions beaucoup parler du caractère prophétique de la vie consacrée et des vœux. Or, être prophète, c’est dire quelque chose au nom de Dieu : le dire à nos frères et sœurs, et le vivre comme vrai pour notre appel et pour notre mission. Le dire comme Dieu semble le dire pour notre temps. Il reste vrai que les trois vœux interpellent dans l’Église et dans les périphéries culturelles de l’Occident. Ils ne sont d’ailleurs pas faciles à vivre : pauvreté, chasteté, obéissance. Un père plus âgé me confiait un jour que, surtout au niveau de l’obéissance, plus on prenait de l’âge, et plus c’était rendu difficile de vivre ce conseil et qu’il y fallait la foi, l’espérance et la charité. Mais ne devons-nous pas considérer davantage aujourd’hui combien l’actualisation du caractère prophétique de nos vies données à Dieu passe par le temps que nous sommes ? Comme aussi par la manière dont nous vivons le temps qui passe et qui s’est culturellement transformé depuis plus de 30 ans ? Qui parle d’abandon, de disponibilité, de mission, ne peut pas faire abstraction de cette manière nouvelle de vivre le temps par Lui, avec Lui, et en Lui.

Comment le temps de nos vies est-il sauvé ? Pour le monde, le temps c’est de l’argent, c’est-à-dire des activités, une efficacité, des voyages, des rencontres, des vacances... Mais en ce qui nous concerne, comment le grain de blé tombé en terre peut-il manifester, à partir de l’offrande des vœux, un don du temps qui est à la fois sacrifice et promesse, renoncement et béatitude ? Mille ans sont comme un jour et un jour est comme mille ans pour le Seigneur. Est-ce bien toujours vrai ?

En conclusion : l’espérance est toujours dans l’histoire

Nous sommes attachés à la théologie de l’histoire. Avec raison puisque nos libertés, convoquées par les trois personnes divines, peuvent s’y exercer, s’y conformer dans le réel du temps à la volonté de Dieu qui voit tout, qui sait tout, Maître de nos histoires. Les Exercices spirituels nous y ont éduqués depuis des années. Cette sacralité du temps, cette présence de Dieu dans notre temps, disparaît facilement de nos vies quand l’origine et la fin nous échappent ou sont reniées. La vie de famille le rappelle peut-être plus facilement par la succession des générations.

Quant à nous, puisque la blessure du manque de vocations nous atteint de plein fouet depuis des années, nous courons le risque de changer notre rapport au temps et à l’éternité. Notre espérance en est marquée. Notre impuissance en est exacerbée. Car le concupiscible et l’irascible mourront en nous avec nous. Mais ils prennent des formes parfois rudes à porter pour les autres et aussi pour notre désir de sainteté. Ces traits sont liés au corps, à nos personnalités bien sûr, mais ils transparaissent également dans notre manière d’aimer le temps qui nous est donné et d’aimer le temps que nous sommes et que les autres sont. Nous pouvons être prophète. En cette année de la vie consacrée, nous devons l’être plus que jamais. Et pourquoi ne le serions-nous pas dans notre manière de vivre le temps qui nous est donné ? Il s’agirait alors, dans la logique de la contemplatio ad amorem de rendre à Dieu non seulement mémoire, intelligence et volonté, mais encore ce temps qui nous est donné. N’est-ce pas une bonne raison de demander avec plus de force, dans ce but, l’appui du Seigneur et sa grâce les uns pour les autres ?

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