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Rencontre avec Jean-Marie Duthilleul

Vies Consacrées

N°2018-1 Janvier 2018

| P. 3-18 |

Rencontre

Architecte et ingénieur, J.-M. Duthilleul a aménagé et construit plusieurs gares, lieux de départ et de retour dans la cité. En 1997, il est invité par le cardinal J.-M. Lustiger à organiser les espaces liturgiques des JMJ. C’est le début d’un grand œuvre qui le conduit à édifier des églises et à accorder, dans des lieux parfois séculaires, l’architecture et la liturgie, à la lumière du concile Vatican II. Des réalisations qui touchent aussi nos communautés de vie.

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Vs Cs • Monsieur Duthilleul, voulez-vous nous dire ce qu’est pour vous l’architecture ?

J.-M. Duthilleul • L’architecture, c’est l’art d’organiser l’espace pour les gens d’une époque [1]. Elle est à l’espace ce que la musique est au temps. Et elle se joue comme une musique sur sept claviers. Celui de la géométrie, qui permet d’ordonner les formes et d’organiser les relations entre les gens, entre les choses, entre les gens et les choses. Celui de l’échelle, qui permet de donner des dimensions aux choses, et de régler l’espace par rapport aux dimensions de l’homme. Le clavier des rythmes, qui permet d’organiser le rapport de l’espace au temps : c’est tout l’objet des cloîtres par exemple. Pourquoi les cloîtres sont-ils une image de l’éternité ? Parce que celui qui marche autour du cloître est entraîné par le rythme dans un temps qui dure, un temps qui ne passe plus, il est dans l’éternité. Il y a encore le clavier des matières, qui parlent aux sens, font rebondir la lumière, absorbent ou font rebondir le son, parlent au toucher. Il y a aussi les structures, qui permettent de tenir cette matière. Et puis les couleurs, qui apportent la signification. Enfin, il y a le clavier des machines, qui offrent le confort, la lumière, le son, l’air frais ou la chaleur. Ces sept claviers sont les outils de l’architecture pour composer l’espace avec rigueur. L’architecture n’est pas l’expression de la subjectivité d’un architecte, elle est une expression raisonnée, partageable par tous, d’un espace qui porte une signification. L’objet de l’architecture, ce n’est pas la recherche de la beauté, c’est l’expression de la vérité. La beauté en résulte. Un projet réussi est un projet juste, c’est-à-dire ajusté au sens qu’il porte. Ainsi une architecture n’a de sens que par ce qui s’y passe.

Vs Cs • Vos réalisations dans le domaine ecclésial sont très diverses, comme nous allons le voir. Peut-on cependant voir des constantes s’en dégager ?

J.-M. Duthilleul • Ces réalisations ont toujours été le fruit de travaux collectifs, avec des communautés qui ont eu en commun deux caractéristiques. La première, c’est que ces communautés avaient toutes une conscience très aiguë du rôle que devait jouer l’aménagement de l’espace dans leurs liturgies, une conscience très élevée que l’espace est l’instrument donné par Dieu pour aller à sa rencontre. Nous croyons au Dieu Créateur, qui nous donne chaque mètre carré de l’espace où nous vivons, chaque parcelle de lumière, chaque seconde du temps qui passe, et nous croyons au Dieu incarné qui est venu et qui est, là, dans notre espace, pour nous apprendre à y vivre. Comment alors ne pas porter une attention infinie à cet espace ? Jésus, alors qu’il nous a appris à vivre dans l’espace pendant toute la durée de sa vie terrestre, vient, de Pâques à l’Ascension, nous montrer qu’il est avec nous dans l’espace où nous vivons tous les jours jusqu’à la fin des temps, pourvu qu’on fasse attention à sa présence. Tous ces lieux où il va se montrer vivant et que l’on contemple pendant quarante jours : le jardin de Marie-Madeleine, le chemin d’Emmaüs, cette pièce du Cénacle qu’il avait choisie lui-même pour y célébrer le repas où il allait instituer l’Eucharistie et où il va revenir ressuscité, ou bien cet endroit où les disciples sont retournés à la pêche..., tous ces lieux sont choisis pour nous dire : « Vous ne me verrez plus et pourtant je suis avec vous jusqu’à la fin du monde ». C’est la révélation de la présence de l’Invisible dans l’espace visible.

La deuxième caractéristique des communautés avec lesquelles j’ai travaillé est qu’elles avaient toutes médité, ruminé, quatre grands textes de Vatican II fondateurs d’une réflexion sur la liturgie : Sacrosanctum concilium (1963) ; Lumen gentium (1964) ; Dei Verbum (1965) et Presbyterorum ordinis (1965). C’est en mettant en rapport ces textes que l’on peut approfondir la signification de notre présence et de notre action dans la liturgie, notamment la liturgie eucharistique. Nous sommes vraiment au tout début de la traduction spatiale de ces textes de Vatican II. Il faut rappeler que Concile de Trente a mis environ 200 ans à passer dans l’espace.

Vs Cs • Comment en êtes-vous venu à organiser l’espace de Longchamp durant les JMJ de 1997 ?

J.-M. Duthilleul • Il s’agissait d’organiser l’espace pour accueillir une grande foule, au moins 500.000 personnes. Or il se trouvait qu’ayant conçu quelques gares, j’avais une pratique de ce type de sujet : 500.000 personnes, c’est le trafic de la gare Saint-Lazare en une seule journée... Mais le sujet n’était évidemment pas là. Il s’agissait de permettre à 500.000 personnes de participer à une liturgie organisée dans un hippodrome, qu’il fallait donc transformer en église. Le Cardinal Lustiger avait en effet décidé que la veillée du samedi soir serait organisée autour d’une liturgie baptismale. Il avait dit : « Le samedi soir, on va enthousiasmer les jeunes, 500.000 jeunes, avec un baptême ! » Beaucoup dans son entourage doutaient qu’on puisse enthousiasmer 500.000 jeunes avec un baptême...

Nous nous sommes alors mis au travail avec le Cardinal et sa petite équipe. Et comme certains lui disaient : « Mais... comment allez-vous enthousiasmer ces foules ? », il répondit : « Parce que ça va être très beau ! » ; et à ce moment-là, il se lève, il se met à côté de son voisin, et il mime le geste de celui qui baptise en versant de l’eau sur la tête du catéchumène et dit : « Regardez, quand Jean-Paul II va prendre l’eau qu’il va verser sur la tête des catéchumènes, tout sera dit de la liturgie baptismale, tout sera dit du passage de la mort à la vie ! ». Je me lève, je mesure la hauteur de sa main par rapport à la tête du futur catéchumène, ça fait 70 cm. Et on dessine donc l’endroit où allaient se tenir les catéchumènes, 70 cm sous le niveau où le Pape allait se tenir pour les baptiser. Et lorsqu’on vit apparaître sur les grands écrans l’image de l’un d’eux, un petit marin, pleurant toutes les larmes de son corps auxquelles se mêlait l’eau tombant en cascade sur sa tête, tout était dit du sacrement.

Donc Longchamp c’est, comme son nom l’indique, un long champ. Mais il était d’une échelle assez comparable à celle de la place Saint-Pierre, prolongée par laVia della Conciliazione. On pouvait donc se dire que le Pape, habitué à cette échelle, pourrait se sentir à l’aise avec la foule. Le Christ-Tête serait bien uni au Christ-Corps ! Encore fallait-il définir la forme à donner à ce corps, la foule rassemblée. Nous avions hésité pour savoir si la foule devait être placée tout autour du Pape, mais nous nous étions vite aperçu que cette disposition était celle de tous les concerts d’idoles du rock, c’est-à-dire que le rassemblement de 500.000 personnes « autour » d’un seul n’aurait été qu’un rassemblement idolâtrique. Nous avons donc mis en place un rassemblement axial orienté vers l’endroit où se tenait le Pape, entouré au plus proche de 800 jeunes. Nous étions guidés par la parole de Jean-Paul II qui, dès février 1997, avait dit : « Ce rassemblement sera le rassemblement des pierres vivantes qui forment l’Église ».

Pour manifester physiquement cette Église de pierres vivantes, nous avons mis en place un grand tracé basilical et constitué, par des allées régulièrement disposées, des carrés de 3.000 personnes, un peu comme lorsque Jésus fait asseoir la foule par groupes pour leur donner à manger (Lc 9,14 et par.). La matérialisation de ce tracé a été effectuée par les tours sonos, les tours de caméras, les écrans structurant l’espace par la géométrie et le rythme : une architecture faite avec les pierres vivantes qu’étaient les jeunes.

Et lorsque, le dimanche après-midi, la foule s’en est allée, l’architecture avait disparu. Et ces jeunes, pierres vivantes qui avaient construit pendant 24 heures par leur présence physique une grande église, sont repartis dans leur pays d’origine pour être à nouveau eux-mêmes les pierres des Églises qui allaient être fondées dans ces pays. Le Pape a eu cette très belle réponse, le dimanche midi, à la question sur laquelle les jeunes réfléchissaient depuis 15 jours, celle d’André à Jésus : « Rabbi, où demeures-tu ? » (Jn 1,38-39). Il s’est exclamé : « Le Seigneur habite son peuple qui plonge ses racines dans tous les peuples de la terre ». Il a dit cela en regardant intensément l’assemblée. Jean-Paul II, à l’élévation, regardait toujours l’assemblée, le Corps du Christ rassemblé, Présence réelle sous ses yeux. C’est ce qu’il va rappeler en 2003 dans Ecclesia de Eucharistia au numéro 15, en reprenant la parole de Paul VI dans Mysterium fidei : « La Présence réelle n’est pas exclusive des autres présences réelles lors de la liturgie eucharistique ». Dans La joie de l’Évangile, le Pape François écrit : « La réalité est supérieure à l’idée » (n° 231-233). À Longchamp, la réalité a été bien supérieure à l’idée, et c’est cette réalité vécue qui a transformé les jeunes repartis à travers le monde pour construire l’Église.

Vs Cs • Va pour les espaces provisoires ; mais comment construire une nouvelle église ?

J.-M. Duthilleul • Il y avait à Paris une petite paroisse créée par l’archevêque de Paris, qui se rassemblait dans une chapelle franciscaine provisoire. Et puis un terrain avait été trouvé pour construire une église durable. Le diocèse de Paris avait obtenu à grand peine un permis de construire sur ce terrain. Mais le projet correspondant ressemblait comme beaucoup d’églises contemporaines, hélas, plus à une sorte de salle de spectacles qu’à l’espace d’accueil d’une communauté priante. Le cardinal Lustiger m’a demandé alors d’en faire une église. Il me mit entre les mains d’une part Architecture et liturgie, de Louis Bouyer, et d’autre part la constitution Sacrosanctum concilium sur la sainte liturgie, avec pour mission de mettre en place un espace qui soit une expression matérielle, physique, de cette constitution. Plus tard, cette église a été la première consacrée par le Cardinal Vingt-Trois, quelques semaines après son installation. Le terrain sur lequel devait être édifiée l’église était, comme beaucoup de terrains parisiens, une parcelle en bord de rue, profonde, enserrée entre deux grands immeubles situés à l’est et à l’ouest. Nous nous sommes mis au travail avec la communauté paroissiale ; et le curé de l’époque et les paroissiens ont cheminé vers la conviction que pour se réunir autour du Christ sur ce terrain, il fallait organiser l’espace de façon simple : le prêtre, qui a revêtu le Christ, à l’autel au centre, et les membres du Corps mystique réunis de part et d’autre. Ainsi, on a conçu le bâtiment église littéralement autour de la communauté rassemblée telle qu’elle devait se rassembler. On a érigé deux murs courbes de pierre pour entourer les fidèles, et placé sur un axe depuis l’entrée le baptistère, l’autel et l’ambon. Au bout de l’axe, tout au fond de la parcelle, nous avons composé un petit jardin, avec un travail sur la profondeur par différents rangs de végétaux. Le jardin est à la fois le lieu où Adam et Ève se cachent lorsque, après avoir mangé le fruit, ils entendent Dieu les appeler par leur nom, et ce jardin où, lorsque Jésus appelle Marie-Madeleine par son nom, elle se jette à ses pieds pour lui témoigner son amour. C’est pourquoi est placée devant ce jardin la croix de gloire, signe du Christ ressuscité. Au pied de cette croix de gloire, il y a le lieu d’où est proclamée la Parole, puisque c’est bien la foi en la Résurrection qui donne tout son poids à cette Parole proclamée ici dans l’église.

À l’Orient, il n’y avait pas prise de lumière possible, mais on a installé une petite pièce sans angle, pour ne pas avoir d’échelle, justement, mais un rapport entre la géométrie et l’échelle, comme une grotte, afin d’y installer le tabernacle, lieu de prière individuelle.

Voilà le dispositif tel qu’il résultait de la méditation des enseignements de Vatican II. Ce dispositif a été mis en place à partir de la volonté, pour les fidèles comme pour le curé de la paroisse, de constituer visiblement le Corps mystique du Christ. Une des caractéristiques de la constitution Sacrosanctum concilium est bien cette insistance sur le fait que l’assemblée eucharistique dont on a dit pendant longtemps qu’elle « assistait » à la messe célébrée par le prêtre, en fait « participe » à l’Eucharistie présidée par le prêtre, une participation « active » disent les textes. Ce glissement sémantique ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur l’organisation de l’espace qui abrite l’assemblée.

Alors bien sûr, dans les réunions du soir, après la kermesse de la paroisse, lorsque, au-delà du petit groupe qui travaillait, nous discutions avec les paroissiens, certains nous disaient : « Mais comment donc vais-je pouvoir prier mon Seigneur en étant distrait, perturbé par la vision du visage de l’autre, en face ? ». Cette interrogation trouve sa réponse dans l’attitude de Jésus lui-même. Lorsqu’il s’arrête auprès de quelqu’un, Jésus commence toujours par poser son regard sur lui, un regard qui bien souvent est perturbant. « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme j’aimerais qu’il soit allumé ! » (Lc 12,49). Jésus n’a pas dit : « Je viens vous cajoler pour que vous ne soyez pas perturbés dans la prière, par votre voisin ». Il est venu nous dire : « Regardez l’autre, je suis en lui : Moi qui suis en vous, Je suis aussi en lui ! C’est votre frère, et c’est ensemble que vous formez mon Corps ». Cette proposition spatiale, assumée par une partie des paroissiens de Saint-François-de-Molitor, a fait faire tout un cheminement aux autres paroissiens, dans le regard qu’ils posaient sur l’autre. Cette communauté aujourd’hui est bien soudée, elle est très forte.

Ces considérations ont engendré un agencement très simple : des bancs légèrement incurvés, de part et d’autre d’un axe au milieu duquel se trouve l’autel. Et ces bancs parlent même si les gens ne sont pas là. Ces sièges, même vides, disent : « Veux-tu venir t’incorporer à mon Corps ? ». Ainsi, le travail que l’on a à faire sur l’espace liturgique n’est pas seulement un travail qui permette aux fidèles rassemblés de percevoir physiquement, dans la réalité supérieure à l’idée, leur incorporation au Christ ; mais c’est aussi un travail qui transforme l’espace en outil de mission.

Vs Cs • Vous avez eu également la tâche de transformer des édifices, dont certains très vénérables, pour ne pas dire séculaires, comme Notre-Dame de Paris ; était-ce tout différent ?

J.-M. Duthilleul • Il n’y a pas un aménagement unique, il n’y a pas de plan type. Chaque édifice légué par l’histoire, légué par des gens qui, il y a parfois 800 ans, ont mis toute leur énergie pour construire ces lieux, porte en lui un aménagement pour notre temps. Et la tâche des communautés, avec leur prêtre, c’est de trouver le projet qui les attend. Quand on lit dans Presbyterorum ordinis au numéro 2, que le prêtre doit contribuer à constituer le Corps mystique du Christ, il faut que ce prêtre ait conscience que l’espace est un des moyens qu’il a pour constituer ce Corps mystique, ou plutôt pour le révéler.

Dans la Cathédrale Notre-Dame de Paris, il y avait, avant 2004, un grand podium qui bouchait le transept de la cathédrale. Un jour, le Cardinal me confie : « Je ne peux pas laisser cet aménagement en l’état : lorsque je préside une célébration, je suis tout seul là-haut, les concélébrants sont trois marches au-dessous, et le presbyterium se trouve tout en arrière, au fond d’un trou.

Quant aux ordinands, ils ne peuvent pas tenir allongés devant l’autel. Il nous faut repenser tout cela ».

Nous avons travaillé à partir de l’histoire du lieu. Nous avons revisité les différents aménagements liturgiques qu’avait connus la cathédrale depuis sa construction : le chœur fermé des chanoines, le jubé du vœu de Louis XIII, les aménagements de Viollet-le-Duc. Tous ces aménagements respectaient le transept qui restait quasiment vide, mis à part les autels du peuple. Pourquoi ? Parce qu’un plan en croix gothique, un plan à transept, c’est un plan qui se lit en mouvement : rentré par l’Occident, par l’ouest, on chemine entre des colonnes comme on chemine dans la vie, encadré par quelques principes que le Bon Dieu nous a donnés pour ne pas trop divaguer et pour aller vers lui. Ainsi, on marche, mais on est très encadré. Et lorsque l’on arrive au transept, là l’espace s’ouvre complètement, et l’on est comme immergé dans la hauteur, la largeur, la profondeur de Dieu, on est dans l’immensité. Il faut s’imaginer que ces cathédrales étaient faites pour des villes qui étaient à deux étages, trois étages maximum, et que cette immensité divine était bien à l’image de cette Jérusalem céleste qui nous attend, qui est d’ailleurs évoquée par les Pères du Concile comme étant cette cité à laquelle dès ici-bas, dans nos liturgies, nous participons. Et donc ne pas pouvoir aller au transept dans une église à plan en croix, c’est priver l’architecture de sa mission de révélation de l’immensité divine. Pour rétablir cet accès à l’immensité, nous avons donc dégagé le transept du podium qui l’encombrait en reculant l’autel et les marches qui y menaient. Il fallait pour cela démonter une barrière de chœur qui avait été édifiée par Viollet-le-Duc et nous avons donc dû passer, avec le Cardinal Lustiger, devant la Commission Supérieure des Monuments Historiques, pour expliquer pourquoi on voulait démonter cette barrière. Ce faisant, nous avons aussi prolongé le podium à l’est de l’autel par une plateau de bois, réminiscence de celui qui supportait autrefois les stalles des chanoines adossées au jubé, ce qui permettait largement au presbyterium de se déployer. Enfin, les degrés qui montent à l’autel à l’ouest ont été configurés pour servir les ordinations. Ainsi, en limite orientale du transept, seul trône, dans l’axe, l’autel. Le lieu de la Parole trouve alors sa place au pied du pilier nord qui relie la terre aux hauteurs du ciel, en une sorte de métaphore : liaison de la terre au ciel, la Parole divine vient sur la terre. Contre le pilier opposé, un simple bac de pierre accueille le président de l’assemblée lorsqu’il n’est pas debout pour exercer activement sa présidence.

Vs Cs • Mais dans une simple chapelle de religieuses, comment cela se passe-t-il ?

J.-M. Duthilleul • On change d’échelle et de problématique, bien sûr. Il ne s’agit plus d’une église « mère » d’un diocèse, il s’agit d’un des lieux de vie majeurs d’une communauté. À Bex, en Suisse, les sœurs de Saint Maurice disposaient d’une petite chapelle érigée dans les années 60, avec la configuration de scène surélevée et de salle qu’on connaît dans beaucoup de nos églises : une scène comme s’il s’agissait d’une représentation et une salle comme s’il s’agissait d’accueillir des spectateurs pour cette représentation. Cette configuration est désolante. L’eucharistie n’est pas un spectacle, c’est un événement, un événement fondateur d’une communauté qui n’est pas seulement une communauté humaine, mais qui est le Corps du Christ présent et qui s’offre à son Père en ce temps précisément de l’action liturgique. C’est cet événement que l’espace doit permettre et dont il doit rendre compte à tous ceux qui rentrent dans l’église.

Avec les sœurs nous avons commencé par élucider les raisons du malaise qu’elles éprouvaient dans cet espace. Le diagnostic fut rapidement clair : les sœurs, réparties dans toute « la salle » pour la Liturgie des heures, étaient dans l’incapacité, par la configuration même des lieux, de constituer deux chœurs en répons. Quant à faire l’expérience physique de leur communion pour constituer un seul corps lors de la liturgie eucharistique, c’était impossible puisque, ne se voyant pas, elles ne pouvaient même pas entrer en relation. Enfin, comme la communauté n’était pas clairement signifiée par l’espace, les hôtes ne savaient pas comment se situer dans l’édifice.

Pendant un an et demi à peu près – c’est toujours long cette période-là, il faut prendre le temps –, nous avons discuté à partir de ce diagnostic pour arriver à dessiner une autre configuration dans le même édifice. Nous avons mis en place d’une part, des sièges de la communauté en vis-à-vis, de façon à mettre en place deux chœurs en répons pour la liturgie des Heures ; et d’autre part, les sièges des hôtes en courbe continue reliant ces deux parties. Les hôtes sont distincts, mais en même temps accueillis pour ne faire qu’un avec la communauté. C’est tout le sujet de l’accueil des hôtes dans des communautés monastiques ou religieuses aujourd’hui : il ne s’agit pas de les installer pour qu’il regardent la communauté prier et célébrer, il s’agit de les installer pour qu’il puissent prier avec, célébrer avec la communauté, distingués et en même temps unis.

Cet ensemble de sièges est orienté par un axe qui unit l’ambon et l’autel, comme les deux extrémités d’une même table posée au milieu de l’assemblée où celle-ci peut venir chercher sa nourriture, la Parole, et le Pain de la Vie. Cet axe aboutit à une paroi qui existait et que nous avons dégagée et blanchie pour qu’à chaque heure du jour, le soleil y dessine un motif particulier. L’architecture compose un espace de résonance de la lumière donnée par le Créateur.

Vs Cs • Et si c’était une chapelle de religieux prêtres ?

J.-M. Duthilleul • C’est assez semblable, car ce qui caractérise ces communautés de religieuses et de religieux, c’est d’une part qu’elles sont organisées pour prendre en charge de façon très rigoureuse le déroulement des actions liturgiques et d’autre part qu’elles sont déjà... des communautés justement ; c’est à dire que chacun de leurs membres a déjà conscience d’être membre d’un même corps. Lorsque nous avons travaillé pour organiser l’espace de l’église Saint-Ignace à Paris, église de la communauté jésuite, nous avons travaillé à la fois sur l’espace et sur le temps liturgique : le chapelain délégué par la communauté pour s’occuper de l’église maîtrise aussi bien l’espace que la manière de s’en servir dans le temps.

Le plan de cette église est celui d’une église à nef sans transept, dans laquelle il y avait un peu plus de 25 rangs de bancs, et tout au fond, à l’opposé de l’entrée, l’autel avec le lieu de la Parole et de la présidence. La transformation de cette église provient d’un véritable coup d’éclat du chapelain exaspéré de voir les fidèles s’installer en semaine régulièrement entre le 20e et le 25e rang : « Comment puis-je participer à la constitution du Corps mystique du Christ avec une telle dislocation de l’assemblée ? ». Alors il a avancé son autel au milieu de la nef et nous avons réfléchi à la forme à donner à l’assemblée autour de cet autel pour qu’elle forme corps autour du prêtre, représentant le Christ, tête de ce corps, tout en restant ouverte à l’accueil de l’autre. C’est ainsi que deux demi-ellipses se sont mises en place autour de l’axe de l’édifice, l’autel se trouvant à l’un des foyers de l’ellipse. Il se trouve qu’il y avait quatre travées dans la nef, donc une colonne dans l’axe. Au pied de la colonne axiale nord a pris place l’ambon, au pied de la colonne axiale sud, la présidence. Une assemblée ouverte, mais en même temps réunie autour des trois pôles majeurs de la liturgie eucharistique ; nous sommes convenus qu’il s’agissait là d’un espace permettant l’expression de la vérité de ce qui se passe dans l’événement eucharistique. Rappelons nous qu’il s’agit toujours de trouver le projet juste... et la beauté suit.

À la suite de cet aménagement, la composition des assemblées a un peu changé : quelques personnes ont quitté ce lieu, troublées de ne plus y retrouver l’ordonnance à laquelle elles étaient habituées, et beaucoup d’autres sont venues, depuis toute l’Île de France, épanouies de pratiquer un espace leur permettant de faire l’expérience physique de la communion dans le Christ. On voit à travers cet exemple qu’il existe bien une dialectique entre le cheminement spirituel des fidèles et l’espace qui leur est proposé. C’est pourquoi il faut travailler longtemps pour que cheminent en même temps le corps et l’esprit vers la vérité. L’espace de l’abside a été organisé pour accueillir la prière individuelle auprès du tabernacle. Et nous travaillons sur une commande à un artiste pour ce qu’on appelle des « verres de lumière », c’est-à-dire des vitraux éclairés, qui vont venir organiser la transition entre les vitraux au soleil et un triforium aveugle situé juste au dessous.

Cette commande a aussi une visée générale : il s’agit de redécouvrir, de refonder, la façon pour l’Église de passer commande à des artistes. Nous avons un très grand travail à faire en ce domaine. Nous sommes héritiers d’une immense tradition de commandes artistiques, de commandes de sens, et nous sommes dans une époque où beaucoup de la création contemporaine privilégie l’auteur sur l’œuvre. Mais ce qui est en jeu dans l’art religieux, c’est l’œuvre, l’œuvre qui porte le sens. À Saint-Ignace, les pères jésuites ont défini une thématique pour cette commande : la découverte des Exercices par les fidèles. Ils travaillent en itération avec un artiste : ils ont écrit un long texte, il a commencé l’esquisse, ils ont concentré leur texte, il a continué l’autre esquisse, etc. Il y a un aller et retour dont nous pensons – il y aura six pièces bientôt mises en place – qu’il devrait aboutir à une œuvre qui sera juste. Le nom de son auteur en sera peut-être perdu, mais le sens continuera d’illuminer les gens qui la contempleront. Cette manière de passer commande à un artiste doit s’appliquer aussi à l’architecture. Une commande d’architecture, c’est une commande d’ordonnancement de l’espace qui doit passer par la commande de sens issue de la réflexion d’une communauté, sur la vérité que ses membres souhaitent transmettre aux fidèles, aux passants, aux citoyens, pour les amener au Seigneur.

Propos recueillis par Étienne Clément et Noëlle Hausman, s.c.m

 [2].

[1Voir J.-M. Duthilleul, Espace et liturgie, Paris, Mame-Desclée, 2015, où l’on trouve photographies et commentaires des réalisations dont il va être question.

[2À la suite d’une conférence donnée à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles, le 29 mai 2017.

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