Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le pain de la vie, le vin du Royaume éternel

Pierre Piret, s.j.

N°2019-1 Janvier 2019

| P. 33-40 |

Orientation

Après « L’eau baptismale et le pain vivant » (Vs Cs 80, 2008-1, 16-22), le théologien dogmatique médite sur ces mots qui disent l’Eucharistie, bénédiction pour le corps et le sang livrés, parousie de l’Esprit de communion. Des mots de mémoire qui engagent à l’action, et sur lesquels veille le cœur de Marie.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Nous rassemblons dans les pages qui suivent quelques expressions courantes, familières, du mystère de l’Eucharistie. Nous les disons familières parce qu’elles sont employées par chaque liturgie eucharistique et, conjointement, qu’elles se rencontrent dans la Sainte Écriture, dans les évangiles en particulier.

D’emblée, nous pouvons mentionner le pain de la vie et le vin du Royaume éternel, le corps et le sang du Christ notre Seigneur. Laissons ces expressions apparaître dans leur fraîcheur, et aussi, dans les correspondances qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Les évangiles synoptiques, par exemple, désignent le corps du Christ Jésus tandis que Jean parle de sa chair. Comment percevons-nous et le corps et la chair à la lumière de l’Eucharistie ?

Notre choix est limité. Certains vocables mis en valeur et authentifiés par la confession de l’Église ne sont pas repris. Ceux que nous avons retenus composent la première et la deuxième parties de l’article. Celles-ci conduisent à une méditation, en troisième partie, sur l’agir salvateur du Christ Jésus dans l’histoire humaine, sur sa présence sacramentelle et spirituelle, de sa résurrection à sa parousie, sur la communion du Seigneur avec son Église, de l’Église avec son Seigneur, Dieu de l’univers.

Liturgie eucharistique : la bénédiction sur les offrandes

La bénédiction sur les offrandes apportées à l’autel avant la grande prière eucharistique, adopte une prière juive, qu’elle-même conclut en mentionnant la destination du pain et du vin ainsi préparés.

« Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le pain de la vie... Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce vin, fruit de la vigne et du travail des hommes ; nous te le présentons : il deviendra le vin du Royaume éternel ».

La fécondité de la terre et le travail des hommes sont au principe de la satisfaction des besoins humains, puisque le pain qui nourrit et le vin qui désaltère en sont les fruits. Mais la prière reconnaît aussi, et d’emblée, leur donateur : « Dieu de l’univers », à qui elle s’adresse en le bénissant.

Cette prière exprime de la sorte l’harmonie, la coopération intime des trois pouvoirs à l’œuvre dans la création : celui de Dieu, celui de la terre, celui des hommes.

Cependant, nous le savons, cette coopération est mise à mal, est pervertie par le péché : le refus explicite, ou l’oubli apparemment indifférent, du dessein universel de Dieu ; les heurts entre la nature et le travail humain ; l’exploitation des hommes entre eux dans leurs rapports de production [1]. Comment pourrons-nous retrouver la coopération susdite et en discerner, d’ores et déjà, le terme ?

En désignant Dieu qui donne le pain et le vin comme étant le Dieu de l’univers, la prière suppose que le fruit donné est universel, que la coopération entre Dieu, la terre et les hommes a pour moteur et pour fin leur communion. Par ailleurs, la bénédiction ne vise pas tout pain, ni tout vin. Elle est prononcée sur ce pain-ci, sur ce vin-ci, recueillis dans la patène et dans la coupe qui sont déposés sur l’autel. C’est d’eux seuls qu’elle annonce qu’ils deviendront « le pain de la vie » et « le vin du Royaume éternel ». C’est en eux et par eux, dès lors, que se noueront la communion susdite et sa croissance.

Avant de développer ce thème, il convient d’examiner les correspondances entre quelques vocables employés par les évangiles.

« Ceci est mon corps ; ceci est mon sang »

De même que les trois évangiles synoptiques, celui de saint Jean relate comment Jésus a nourri la foule, après être intervenu auprès de ses disciples et avoir accepté, d’un jeune garçon, quelques pains et quelques poissons. Au cours d’une discussion qui s’ensuivit, le lendemain, les interlocuteurs de Jésus l’interpellent à propos de la manne, reçue au désert. Jésus leur déclare, progressivement : « C’est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel ; je suis le pain de vie, le pain vivant qui descend du ciel » (cf. Jn 6,22-51a). Puis : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, vraie nourriture ; quiconque mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (cf. Jn 6,51b-59).

Retenons que vie et vivant caractérisent le pain ainsi que la chair, que Jésus a partie liée avec la vie éternelle, présente, et qu’il est l’auteur de la résurrection à venir, selon la volonté du Père – déclarant enfin que « c’est l’Esprit qui vivifie » (Jn 6,63).

Tournons-nous vers le récit de la Cène de Jésus avec ses disciples, au moment de sa Passion, que nous transmettent les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc. Les paroles que Jésus y prononce sur le pain, et qui sont reprises dans la liturgie eucharistique, désignent quant à elles son corps plutôt que sa chair. Comment spécifier, en laissant apparaître leur dépendance mutuelle, ces trois dénominations : la chair, le corps, le pain [2] ?

*

La chair est l’épreuve, par l’homme vivant, de la vie qui est sienne : rivée à soi (je ne puis sortir de moi) et par là en profusion d’elle-même. Immanente, la vie apparaît, invisible.

La chair est à l’œuvre dans le corps. Le corps organique, subjectif, exerce ses pouvoirs sur lui-même, principiellement, et de là sur le monde. Le corps, ainsi, peut être appréhendé de l’extérieur, comme un objet du monde.

Ce corps objectif paraît encore comme un « ceci », un « cela », une chose en connexion avec d’autres choses – par exemple, un morceau de pain. Cela étant dit, l’exemple qui vient d’être donné est celui de la nourriture – que nous produisons, que notre chair assimile pour sa croissance.

Originaire dans tous ses pouvoirs, notre vie in-carnée n’est pas l’origine d’elle-même, de son avènement dans la vie. Au commencement est le Verbe de Dieu ; en lui est la vie, et la vie est la lumière des hommes (cf. Jn 1,1.4).

Les ténèbres du péché sont à l’œuvre lorsque, refusant leur origine divine, les hommes idolâtrent leur propre chair, se dressent les uns contre les autres dans leurs pouvoirs, détournent de leur destination commune les choses dont leur vie a besoin. Seul peut nous sauver le Verbe de Dieu en personne, qui lui-même prend chair de notre chair.

« Prenez et mangez ». Dans sa liturgie eucharistique, l’Église, par le ministère apostolique, réitère ce geste et cette parole de Jésus concernant ce pain... « Ceci est mon corps » – ce corps qui est mien, avec tous ses pouvoirs, tel qu’il est apparu dans le monde et est dorénavant livré – la chair du premier Vivant, du Verbe engendré de Dieu qui est la Vie, du Verbe qui est auprès de Dieu, qui est Dieu.

*

De la coupe de vin qu’il leur donne, lors de la Cène, Jésus déclare à ses disciples : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés » (Mt 26,27-28). Mais aussi, il leur annonce qu’il boira avec eux de « ce fruit de la vigne », nouveau, dans le Royaume de son Père (cf. Mt 26,29).

De son côté, s’il relie le pain à la chair, le chapitre 6 de saint Jean ne mentionne pas le vin à propos du sang (cf. Jn 6,51‑53). Mais le chapitre 2 a montré, à Cana, comment Jésus, tel l’Époux, fait servir à profusion le vin des Noces – après avoir signifié à sa Mère qu’elle anticipait (pour ainsi dire) son Heure (cf. Jn 2,4). Dans la liturgie eucharistique, la bénédiction sur les offrandes annonce le vin du Royaume éternel. Par les paroles de la consécration, le vin est devenu le sang du Christ. Quelles correspondances pouvons-nous esquisser entre ces deux dénominations : le sang, le vin ?

*

Le sang irrigue notre corps, vivifie notre chair, y est la circulation incessante de la vie. Le « sang versé » caractérise la mort du corps – et singulièrement le meurtre, qui s’oppose à la vie. Jésus, dans sa prière à Gethsémani, accepte humainement, volontairement, de boire cette « coupe » de la mort et du péché des hommes. Verbe fait chair engendré du Père, il donne en retour à son Père et lui confie sa propre vie filiale et, par elle et en elle, la vie de ses frères en humanité.

Comme le sang, le vin peut être versé à terre. Mais il est normalement recueilli dans une coupe et servi en breuvage. Les paroles de Jésus qui identifient le sang versé sont dites sur la coupe de vin. Ainsi pouvons-nous, en buvant à cette coupe, consommer son sang et nous assimiler à lui. Nous devenons par là bénéficiaires, réceptifs de la rémission des péchés qu’il apporte, mais aussi actifs, co-actifs avec le Christ dans le salut destiné à tous.

Cela étant dit, en quoi pouvons-nous déclarer, du vin converti en sang, qu’il est « vin du Royaume éternel » ?

Le sang du Christ versé en rémission des péchés, sang que nous consommons par la consécration du vin, irrigue à nouveau nos corps, les vivifie et les sanctifie. Le Seigneur, en son corps ressuscité, nous rend à même de le suivre corporellement de jour en jour, d’entrer dans sa passion et sa mort pour le salut de tous, de le rejoindre alors dans sa gloire, en nos corps à jamais glorifiés. La joie de Dieu, pour cette gloire que nous partageons les uns avec les autres comme avec son Fils, et qui désaltère, est le vin du Royaume éternel.

*

C’est par l’acte du Christ Jésus ressuscité, en sa présence réelle, que nous rappelons sa mort et espérons sa venue glorieuse. C’est l’une des trois acclamations de l’assemblée, que prévoit la liturgie eucharistique après les paroles de la consécration : « Nous rappelons ta mort, Seigneur ressuscité, et nous attendons que tu viennes ».

Revenons à l’évangile selon saint Jean : « Quiconque mange ma chair et boit mon sang » au long de sa vie mortelle, dit Jésus, « a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6,54).

De la Résurrection à la Parousie

La distinction et la relation entre la résurrection et la parousie du Christ Jésus rendent compte de la distinction et de la relation entre le corps eucharistique et le corps ecclésial du Seigneur – et, en celui-ci, entre l’adoration et la liturgie de l’Eucharistie.

Nous devons dire que l’hostie est présentement le corps du Christ, uniment et totalement. Mais en même temps, l’Église (l’assemblée : ecclesia) qui célèbre l’eucharistie est en surcroît de l’hostie, est davantage qu’elle : chacun de nous est devenu corps du Christ, tous sommes devenus corps du Christ – de l’unicité filiale et paternelle, l’unicité de Dieu.

Mais en retour, nous savons que cette incorporation de l’Église est en croissance, qu’elle-même est devenue sacrement, dans l’histoire des hommes, de l’incorporation totale de l’humanité dans le Christ. En cela, l’hostie est le témoignage du Seigneur ressuscité qui, suscitant et orientant cette croissance, se « présente réellement » à nous, en surcroît. C’est la vertu de l’adoration eucharistique : nous fixons le regard sur lui, il est là devant nous, il nous attend.

Dieu inscrit le temps de l’Église dans la relation de la résurrection à la parousie du Christ Jésus. Chaque année du temps liturgique, l’Église célèbre la Cinquantaine pascale, qui suit la chronologie des Actes des Apôtres (cf. Ac 1,3-11 et 2,1-4).

Le jour de Pâques : Jésus, victorieux de la mort, apparaît aux siens en son corps ressuscité. Le jour de l’Ascension : il va vers son Père et c’est ainsi qu’il vient à nous, en nous attirant avec lui vers son Père. Le jour de la Pentecôte : par la puissance de l’Esprit Saint, nous nous attirons mutuellement vers le Père et c’est ainsi que nous allons les uns vers les autres.

Marie, mémoire humaine de Dieu, « garde toutes ces choses en son cœur » (Lc 2,19.51) ; elle intercède pour nous auprès du Fils, comme le Fils, auprès du Père.

*

La mission de l’Église ouverte à la Pentecôte, qui est l’évangélisation de l’univers par les œuvres de la parole et les œuvres de miséricorde, continuera jusqu’à la parousie du Christ. Par l’eucharistie du Christ et de l’Église, l’Esprit Saint préside à la communion des hommes et de la nature avec Dieu : en effet, procédant du Père et du Fils comme d’un seul principe en Dieu (spiratio activa), il est la communion en personne, la personne de communion. Il nous presse de vivre, au cœur des égoïsmes et des conflits que traverse l’histoire, en vérité et en charité.

[1Is 5,2 : « [De sa vigne] il espérait des raisins mais elle lui donna du verjus » ; Ps 13,4 : « Quand ils mangent leur pain, ils mangent mon peuple ».

[2Ce que nous disons à propos de la chair et du corps est redevable aux analyses philosophiques de Maine de Biran (1766-1824) et de Michel Henry (1922-2002).

Mots-clés

Dans le même numéro