Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Évangélisation : les congrégations dépassées ?

Jean-Claude Lavigne, o.p.

N°2019-2 Avril 2019

| P. 39-56 |

Orientation

Directeur du CRVR d’Évry, notre ami dominicain Jean-Claude Lavigne, ancien directeur d’« Économie et Humanisme », aujourd’hui président des éditions du Cerf, poursuit ses avancées sur tous les aspects de la vie consacrée, en prise avec les défis du temps ; cette fois, c’est la nouvelle provocation à dire Dieu qu’il s’agit d’entendre, de la part des congrégations religieuses plus anciennes aussi bien que des communautés nouvelles.

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Quand les médias parlent de la nouvelle évangélisation, ils citent bien souvent essentiellement les communautés dites nouvelles et des opérations exceptionnelles, des événements chocs et inhabituels : annonces dans la rue, concerts, grands rassemblements festifs... Face à cela les congrégations religieuses plus anciennes se sentent disqualifiées, sauf pour quelques projets internet, et plus ou moins coupables de ne pas en faire assez ou de s’être embourgeoisées en ayant perdu un zèle missionnaire (ce qui peut être parfois vrai). La culpabilité ou son complexe ne sont pas des valeurs évangéliques, et encore moins la concurrence entre institutions. Il ne faut donc pas chercher à faire comme les autres ou se sentir hors course, définitivement finis et d’un autre temps. Il y a au contraire une nouvelle provocation « à dire Dieu » à entendre, de part et d’autre des congrégations plus classiques comme des communautés nouvelles ; telle est l’hypothèse que voudrait déployer cet article résultant d’un séminaire [1] du Centre de recherche de la vie religieuse d’Évry.

L’évangélisation

Elle est toujours nouvelle et ce caractère de nouveauté ne vient pas des techniques utilisées ou des événements qui sont proposés. Il n’y a pas d’évangélisation ancienne car toute évangélisation est toujours un processus qui fait naître une nouveauté au cours de la vie de quelqu’un. Toute évangélisation est l’entrée dans une nouvelle réalité, un espace inédit : celui de la rencontre avec Dieu.

L’Évangélisateur est Dieu, le Dieu Trinité, et il échappe à la lecture temporelle : il n’est jamais vieux ou jeune ; il est, il était et il vient (Ap 1,8). La manière de parler de Lui et d’éveiller les cœurs, travail de langage, doit toujours passer par un processus d’inculturation pour que l’annonce soit entendue et comprise. Ce travail n’est pas seulement d’utiliser le langage à la mode – les expressions, la musique le rythme ou les mangas jeunes – mais d’abord d’entendre les mots et les questions que se posent les gens. Il ne peut s’agir de plaquer un discours qu’on croit « branché » ou des outils de communication à la mode sur le vécu des gens, mais de se mettre d’abord à leur écoute, ce qui exige du temps et de l’humilité. L’inculturation a commencé dès les premières communautés chrétiennes, quand elles ont quitté le territoire d’Israël et même déjà en Israël, car là se trouvaient réunis des peuples de toutes les nations connues (Ac 2) : c’est là le miracle de la Pentecôte où, sans être dans leur culture propre, des peuples ont compris un message de nouveauté et se sont laissé toucher – du moins certains d’entre eux – et sont entrés dans une vie nouvelle allant parfois jusqu’au martyre.

L’irruption de Dieu dans la vie de quelqu’un est toujours un événement incroyable pour cette personne et c’est aussi une grande joie dans le ciel (Lc 15). Cette joie de Dieu nous pousse à parler de Lui, à Le faire connaître, à préparer une rencontre dans le cœur de ceux qui ne le connaissent pas ou le connaissent mal. La joie doit être tout autant la motivation de l’évangélisation que la prise au sérieux de l’envoi par Jésus de ses disciples aux confins du monde (Mt 28,19). Évangéliser n’est pas d’abord un exploit original de communication, mais la préparation d’un cœur afin qu’il soit réceptif au surgissement de Dieu. Évangéliser ne vise donc pas seulement des non chrétiens mais tout humain qui n’a pas encore fait la rencontre joyeuse de son Seigneur. Appartenir sociologiquement à la culture chrétienne, ou même à une congrégation religieuse, ne suffit pas.

Le pape François en clôture du Synode sur les jeunes de 2018 [2] a utilisé, pour parler de la mission d’évangélisation, le texte d’Évangile sur la guérison de Bartimée (Mc 10). Il distingue trois facettes dans l’évangélisation : écouter, se faire proche et témoigner, trois composantes inséparables de la rencontre.

Bartimée ne confesse pas Jésus fils de Dieu en qui il a foi, mais seulement fils de David. Jésus ne lui demande pas s’il a la foi en Lui ni de la proclamer ; il ne s’affirme pas comme Messie en mots, mais Il lui demande ce qu’il veut, alors même que c’est évident. Jésus appelle Bartimée à exprimer son désir et l’entend. C’est là « l’apostolat de l’oreille ». Pas d’évangélisation sans d’abord écouter. Jésus se fait proche et rencontre Bartimée au cœur de sa vie et de ses soucis, et le pape François d’ajouter :

la foi germe ainsi dans la vie. La foi passe par la vie. Quand la foi se concentre uniquement sur les formulations doctrinales, elle risque de parler seulement à la tête, sans toucher le cœur. Et quand elle se concentre seulement sur le faire, elle risque de devenir un moralisme et de se réduire au social.

L’évangélisation passe donc par une rencontre entre des personnes et pas seulement par des affirmations doctrinales (même justes) ; elle ne consiste pas à amener l’autre à entrer dans notre vie et nos conceptions mais plutôt à rejoindre l’autre dans ce qui fait sa vie. L’évangélisation appelle à témoigner de Dieu et non pas à faire le métier d’évangélisateur, de professionnels de la conversion. François écrit :

Que de fois, au lieu de ce message libérateur de salut, nous n’avons porté que nous-mêmes, nos « recettes », nos « étiquettes » dans l’Église ! Que de fois, plutôt que de faire nôtres les paroles du Seigneur, nous avons fait passer nos idées pour ses paroles ! Que de fois les personnes sentent plus le poids de nos institutions que la présence amicale de Jésus !

À la suite de l’écoute et de la proximité, la parole de Dieu vécue peut devenir témoignage, si c’est de Lui et non de nos techniques que nous tirons la force et l’audace d’une parole. Alors l’autre pourra peut-être se sentir prêt à se laisser toucher par Dieu et par la Bonne Nouvelle du salut (et pas par nous ou nos mouvements).

Les postures de la vie religieuse

En écho à ce discours du Pape, la vie religieuse classique est appelée à relever des défis, en repartant de ce qu’elle est en profondeur. Elle ne peut camper sur son acquis ni simplement invoquer la fatigue et le grand âge, réalités néanmoins indiscutables.

● Écouter

La vie fraternelle est une école d’écoute [3] constante, pas toujours facile, entre générations, cultures ou nationalités. Vivre fraternellement, c’est savoir et vouloir écouter les bonheurs et les détresses des autres membres de la communauté, non pour être curieux mais pour être solidaires et donner un réel contenu aux mots de frères et sœurs que nous employons parfois bien mal à propos. Cet apprentissage de l’écoute devrait – dès la formation initiale des novices – nous « qualifier ». Cette écoute renouvelle aussi notre vœu d’obéissance (ab-audire veut bien dire écouter, dans la polysémie de ce mot en français) et nous invite à aller au-delà de la politesse.

Écouter, c’est accueillir et créer un espace de confiance (pas de jugement ou de contrainte) où l’autre peut exprimer ses questions et ses désirs. Cela demande souvent beaucoup de temps pour ne pas rester à la superficie des choses ou à l’émotion. Mais une telle écoute nous oblige à sortir de nos zones de confort, de nos pré-jugements et a priori. Elle peut nous déstabiliser car l’écoute impacte les deux partenaires du dialogue. Écouter jusqu’au bout, avant de penser tout de suite à faire ou à dire « la parole qu’il faut », n’est pas toujours une habitude dans la vie religieuse.

Écouter l’autre, c’est à la fois le passage incontournable pour apprendre à écouter Dieu et c’en est aussi la conséquence. L’écoute de Dieu – dans la prière et la rencontre fraternelle – sont deux éléments indissociables, comme le répète saint Jean.

C’est dans cette articulation entre la fraternité et la vie avec Dieu que se tient la vie religieuse.

● Se faire proche

La proximité, second volet dans l’approche du pape François, est la grande valeur de la plupart des congrégations religieuses qui, parfois, ont pris cela réellement au sérieux, au point d’avoir fait le choix d’une proximité d’habitat, de partage des conditions de vie et des cultures (y compris numérique pour les plus jeunes). Il leur faut aussi accepter d’être toujours différentes des gens (nous avons choisi notre style de vie) en ne se croyant pas « comme les gens », ce qui serait un mensonge.

Les membres âgés des communautés sont eux aussi appelés à la proximité avec d’autres personnes âgées, des soignants, des membres de leurs familles... Les frères et sœurs âgés le vivent concrètement dans leur chair ; comme tout le monde ils font la douloureuse expérience de la dépendance, du dépouillement... ; alors, leur façon de vivre cette étape dans la sérénité et l’espérance, peut devenir témoignage. Cette proximité exige de savoir regarder autour de soi les détresses et les joies et non de plaquer là encore des discours trop rapides sur la foi : ce n’est pas parce que le nom de Jésus n’est pas dit explicitement qu’il n’est pas annoncé. Ces regards doivent souvent affronter la peur (qui existe même à l’intérieur de nos communautés) que nous inspire l’autre différent, qui résiste à nos schémas d’apostolat et de présence. Regarder et écouter vont de pair : il est des proximités qui n’en sont pas si nous ne savons pas entendre les cris et les rires de nos voisins. La proximité nous met « à nu » : on ne peut plus jouer de personnage et regarder de haut ou de loin les autres. Ils nous voient et nous évaluent. Le défi est d’être simplement – en acceptant nos forces, nos imperfections et nos faiblesses – un humain à 100 % pour que l’autre révèle son humanité blessée et ses joies. C’est là une véritable ascèse, humble et discrète, qui a quelque chose à voir avec la vie de Jésus à Nazareth, avec son incarnation et sa mort au milieu des humains. Ce passage est pascal et au service de l’humanité qui s’éveille à la vie de Dieu. La gratuité est une vraie condition de la proximité. Elle ne peut pas être seulement une stratégie d’évangélisation, une ruse pour « des contacts » ou pire encore « une campagne de recrutement de novices ou de membres de communauté ». Elle se fait sans pourquoi, sinon pour ouvrir un chemin afin de suivre Jésus qui est venu par amour pour l’humanité (1 Jn 4). L’autre n’est pas un « prospect » dans notre marketing ecclésial.

Sur tous ces points la vie religieuse « classique » a une longue expérience, mais elle doit devenir un laboratoire de cette proximité, lieu où est vécu et analysé le vivre ensemble de nos villes et de nos espaces ruraux. Nous devons non seulement apprendre la relecture de nos aventures de proximité, mais savoir un peu mieux dire qu’il est possible de vivre ensemble dans la différence, qu’il y a des milliers de micro-réalisations de voisinage, d’innovations sociales... ; dire pour lutter contre le dénigrement et la désespérance de nos quartiers et de ceux et celles qui y vivent la dure réalité de la vie. Il faut le vivre, le dire et en être heureux. Aimer la ville, nos territoires, la créativité des habitants et même leurs ruses pour tenir et aimer... ; aimer et, à cause de cela, savoir dénoncer ce qui abîme la vie : la violence, le mépris, l’exploitation des faibles, la désespérance et le rejet.

● Témoigner

Le témoignage, troisième facette de l’évangélisation pour le pape François, n’est pas l’affirmation, hors de la relation qui est née de l’écoute et de la proximité, de l’existence de Dieu et de l’amour. Ce ne sont pas des mots lancés pour émouvoir, interpeler... mais bien plus souvent pour offrir de l’écoute et de la consolation. Témoigner ne signifie pas raconter sa vie à temps et à contre-temps en lui donnant une dimension d’extraordinaire, mais adresser une parole amicale qui éveille, même si une telle parole n’est pas attendue et risque d’être mal comprise dans notre monde de lutte et de soupçon.

Témoigner pour apporter de la joie, célébrer la vie dans ses multiples inattendus, est un des thèmes récurrents de la pensée du pape François (voir Evangelii gaudium). Il s’agit moins d’affirmer des dogmes que de donner à espérer, à croire en la vie. De telles paroles sont souvent plus des questionnements, des invitations à cheminer... qui évangélisent tout autant celui qui évangélise que celui qui devrait être évangélisé. Il s’agit d’une hospitalité où Dieu est présent comme il l’a promis (Mt 18,20) et qui transforme ceux qui « conversent », comme l’écrit Paul VI dans Ecclesiam suam.

La qualité évangélique du témoignage n’est pas dans l’art oratoire ou la performance communicationnelle et émotionnelle (ainsi, ce n’est pas avec des paroles humaines que Paul dit annoncer : 1 et 2 Co), mais dans un écart le plus étroit possible entre les paroles exprimées et ce qui est réellement vécu par celui qui les prononce et les partage. C’est le dialogue réel qui est évangélique (Ecclesiam suam) lorsqu’il éveille entre ceux qui se parlent une vie nouvelle, un désir d’être rejoints par Dieu, une amitié pour l’Église.

Si, avant de témoigner, nous regardions autour de nous avec un regard neuf, nous serions étonnés de voir qu’il y a plus de choses positives qu’on ne le dit, que les gens vivent déjà beaucoup de belles réalités dans la discrétion et l’amitié au-delà des mots. Nous ne devons pas nous placer en maîtres sans avoir cherché à voir ce qui existe déjà et qui fait vivre les gens. Les gens ne sont pas des « verres vides » à remplir par la bonne parole des spécialistes de la communication, fut-elle spirituelle.

La question du témoignage interpelle les communautés classiques qui bien souvent ont cru que le simple vécu quotidien et ses occasions d’échange suffisaient. Le temps du silence éloquent semble terminé ou du moins arrive à sa fin, car nos voisins ne connaissent plus les codes qui leur permettaient de comprendre sans mots ce que les communautés voulaient vivre. Il faut alors reprendre parole à partir de nos relations, en offrant des espaces pour des paroles confiantes, mais aussi des espaces de silence dans le monde devenu assourdissant. Témoigner devient plus souvent ouvrir la possibilité à l’autre de parler que de l’assommer par nos récits édifiants. Témoigner, c’est alors dans notre monde, donner la parole à l’autre qui est l’invisible et le muet.

Témoigner peut aussi signifier, dans la réalité de la vie, participer à la vie sociale, aux recherches tâtonnantes pour améliorer le quotidien, les espaces, la respiration qui permet de traverser les soucis et les tensions. S’engager dans les médiations et résolutions des conflits, être acteurs de paix et les recherches d’insertions, de soutien... ; et parfois dire ce qui nous fait vivre : cette relation amoureuse ou d’amicale complicité que nous avons avec Dieu. Le dire avec des mots d’amour et de tendresse, pudiques donc.

Le témoignage de la vie religieuse classique est celui de la vie commune fraternelle, non pas dans sa perfection mythique mais dans sa fragilité, avec ses hauts et ses bas, ses conflits dépassés et dans la durée. Nos voisins ne sont pas dupes et savent la difficulté – à travers leur couple et leur vie de famille – de vivre ensemble : ils restent étonnés de nos manières d’être ensemble qui pourtant nous semblent bien insuffisantes et imparfaites. La mise en commun des biens, les réunions, les sorties communes, notre accueil, la multi-culturalité, l’intergénération..., impactent nos voisinages et permettent encore de croire que la vie ensemble est possible. Une vie en paix qui intègre en sa dynamique le pardon est particulièrement importante dans notre monde actuel, affronté sans cesse aux violences économiques, sociales, domestiques...

● Défi

Il y a, à travers la problématique de la nouvelle évangélisation, un défi à relever : celui du déploiement d’une spiritualité et d’une théologie de l’écoute à dimensions multiples qui requiert :

  • d’être convaincus que, dans l’autre rencontré, il y a toujours quelque chose de bon, prêt à s’éveiller. Et cela commence dans nos communautés. L’autre est un cadeau de Dieu à recevoir et à accompagner : il est unique, et on ne peut avoir des « stratégies de masse » pour et avec lui, des recettes qui marcheraient avec tous.
  • de valoriser dans la parole partagée les différences sans avoir peur : il y a toujours des frontières à traverser (des risques) mais être de ceux et celles qui lancent des ponts est une mission essentielle dans un monde de lutte et de concurrence. Il ne faut plus avoir peur d’aller trop loin car l’autre nous offre souvent le plus beau des cadeaux : un signe de l’œuvre de Dieu. Cela doit être expérimenté, sous peine d’insignifiance dans nos congrégations.
  • de déployer une pastorale de l’oreille et du cœur qui n’est pas que dans l’émotion mais aussi dans une intelligence amicale et fraternelle. Cela passe par l’écoute bienveillante, le regard sans a priori, le dialogue sans agressivité et l’analyse des situations. Nos communautés devraient être des laboratoires d’une telle attitude pour rayonner légitimement au-delà d’elles-mêmes.

Les manières d’annoncer

Si en 2012, le Magistère a éprouvé le besoin, à la suite du Synode sur l’évangélisation, de créer un nouveau dicastère ayant le souci de l’Évangélisation – et en particulier mais pas uniquement – dans les pays dits de vieille chrétienté, c’est que l’Église a senti le besoin de redynamiser l’ensemble de ses membres à cette nouveauté : Dieu est le Dieu qui vient. Il faut donc se préparer et préparer nos contemporains à la venue de Dieu, non pas dans un flou chronologique, mais dans le maintenant de nos existences.

L’inculturation dynamique (toujours à faire car le monde bouge toujours) des manières d’éveiller les cœurs à l’irruption de Dieu – en n’oubliant pas que les techniques sont toujours secondes en christianisme – doit intégrer les manières de communiquer qui organisent la société. Quand la communication était seulement verbale, il fallait parler, raconter, trouver des mots qui frappaient les imaginations. Quand la symbolique des images s’est ajoutée à la parole, il a fallu trouver des représentations, des symboles... ; ce fut le temps des cathédrales, des chapiteaux, ou des icônes... Quand le livre imprimé s’est répandu il a fallu communiquer Dieu par ce medium. Aujourd’hui les médias sont autres... ; il faut alors communiquer avec eux... La structure est la même, même si les vecteurs changent un peu. Certes avec le medium, le message change aussi (M. McLuhan) : il doit être plus percutant, « fun » et décalé, il doit, comme la publicité, toucher et pousser à l’action...

Ce langage reste peu connu dans les congrégations classiques à l’exception des grandes congrégations qui ont encore des novices ou des jeunes qui vivent dans cette culture depuis leur enfance. Il y a donc des apprentissages à faire, mais l’énergie ne doit pas être investie uniquement dans ces techniques d’expression : la vie spirituelle se nourrit surtout de silence, de maturation et pas de vitesse, de conversions jamais achevées... L’énergie des croyants pour un sursaut d’évangélisation doit surtout se faire dans la rencontre désirée, recherchée et priée avec les autres. Le défi est donc de renouveler le désir des rencontres.

L’évangélisation est un impératif pour tous et les religieux-ses ont à la vivre tant pour eux-mêmes que dans leur apostolat, leur mission et leur voisinage. C’est une mission donnée à chaque chrétien par le Christ qui envoie ses disciples par le monde entier et les religieux ont à entendre cela de manière pressante. Ils l’ont fait en partant au lointain (ad gentes) et le font encore, mais maintenant le flux ne va plus du Nord vers le Sud, mais du Sud vers le Nord. Ce flux existe mais de plus en plus la mission apparaît comme devant être cum gentes : avec les gens, et inter-gentes : au milieu d’eux. Avec les gens, pour signifier que la mission se fait dans une collaboration : ce n’est pas le missionnaire qui est actif et le « missionné » qui est passif, reçoit et doit adhérer. Au milieu des gens, car avec la mondialisation et la déchristianisation (la décatholicisation surtout), c’est dans la culture où ils sont et à partir d’elle que doit se dérouler la mission.

La mission d’évangélisation est invitée à se déplacer dans les nouveaux lieux de socialité et de recherche de bonheur des gens, dans leurs réalités mondialisées et globalisées tout autant que dans leurs solitudes et leurs angoisses face à la vie ou à la mort. Ces déplacements semblent ramener parfois à des postures anciennes qui hérissent nos religieux et religieuses septuagénaires ; ce serait cependant une erreur de considérer les requêtes de nos contemporains comme des rétro-innovations. Les demandes d’adoration du Saint-Sacrement, de pèlerinages, de récitation de chapelets et de neuvaines sont à revisiter par rapport aux nouveaux contextes culturels.

Ces lieux de socialité sont mobiles et éphémères, souvent dans l’immédiateté. La vie religieuse est invitée à pénétrer dans cette temporalité fluide. Ils sont souvent festifs et jouent sur l’émotion, deux réalités qui ne sont pas spontanément familières pour beaucoup d’entre nous. Ils sont tour à tour intérieurs et extérieurs, méditatifs et hyperactifs : les passages d’un pôle à l’autre sont très rapides et vécus sans perception de contradiction.

Les points d’appui de la vie religieuse

La vie religieuse doit arrêter de se lamenter. Ce n’est pas avec des lamentations que nous donnerons envie à des plus jeunes ou à des moins jeunes de s’engager avec le Christ et éventuellement avec nous. Ce n’est pas non plus en idéalisant les jeunes qui ne nous rejoignent pas que nous saurons répondre à leurs questions si celles-ci adviennent. Les jeunes réels ne nous ressemblent pas et leur manière de vivre bouleversera profondément nos manières de faire et d’être. Sommes-nous vraiment prêts à cela ? Il faut donc être réalistes et sortir de la problématique de « faire du nombre ». La vie religieuse travaille sur le quotidien et non pas sur le temps fort qui donne l’impression du nombre.

Trois points forts de la vie religieuse « classique » peuvent offrir une manière originale de participer à la nouvelle évangélisation. Ils sont déjà présents dans ce que nous vivons, à côté de tous nos engagements solidaires, de formation, d’accueil, de présence... mais nous devrions pouvoir les développer et les rendre plus lisibles à nos contemporains.

● La durée

La vie religieuse semble privilégier la durée alors que la « nouvelle évangélisation » se situe plus dans l’éphémère. Mais a-t-elle raison et pourquoi ? La durée signifie-t-elle vérité ? Il nous faut nous interroger sans a priori et peut-être découvrir des complémentarités entre ce qui est « événementiel » et ce qui est le quotidien, dans son apparente banalité, mais qui peut être illuminé par la présence de Dieu. Roger Schutz de Taizé ne parlait-il pas de la dynamique du provisoire qui donne du goût à la durée ?

La durée fait goûter la fidélité du Seigneur, la puissance de sa promesse. Elle est vérification de notre foi et donne de la force au témoignage... mais ce n’est pas toujours le cas, hélas. La fraternité dans le quotidien avec ses hauts et ses bas, ses ombres et ses lumières, ses fragilités, montre qu’il est possible de dépasser les difficultés, de vivre ensemble en inter-générations et interculturalités même si cela exige des efforts. La durée devient alors école de dépassement, de réconciliation et de pardon, de douceur et de patience. Elle est alors une proposition essentielle pour l’évangélisation de notre temps.

La vie religieuse propose un compagnonnage et un chemin d’approfondissement, de transmission... La durée devient manière d’aller plus loin que l’émotion, de laisser des traces qui ouvrent l’avenir, qui n’oblige pas à recommencer comme si rien n’existait avant. Elle est possibilité de l’avenir... Mais cela invite à réfléchir sur ce que nous faisons du temps long et de nos fuites occupationnelles. Le temps est la nouvelle frontière de notre évangélisation.

La question n’est pas seulement une question de durée temporelle. Il nous faut entrer dans une problématique du semeur : il a confiance dans l’avenir et fait tout ce qui est en son pouvoir pour que ce qui est espéré (attendu) advienne. Dans cette perspective, le temps n’est pas une contrainte, mais un champ de maturation (pas de pourrissement). Semons-nous et veillons-nous sur ce qui a été semé ? Savons-nous voir ce qui naît ?

La durée n’est pas la crispation sur nos assurances, nos savoirs faire et le passé. C’est au contraire tenir ouvertes nos maisons et nos cœurs à ceux et à Celui qui viennent nous visiter, au futur et au Royaume. La question de la durée peut rebondir sur notre manière de concevoir la vie religieuse seulement sur le mode de l’engagement « perpétuel » et définitif. D’autres manières se développent dans certaines congrégations qui osent répondre à ce défi de la durée : engagements limités dans le temps, engagements partiels, béguinages [4]...

● Oser dire le bonheur

Une formation qui avait la hantise des relations affectives (et qui ainsi les créait de manière pathologique), de l’expression de la personnalité de chacun, des originalités... a parfois bloqué pour les plus anciens ou anciennes leur capacité à dire le bonheur de manière vraie. Ce n’est pas le sourire figé ou le rire commercial qui peut aujourd’hui faire signe au-delà du premier contact. Il y a donc une conversion à faire : nous sommes heureux, cela ne fait pas de doute pour la plupart d’entre nous (hélas pas tous) mais il nous faut apprendre à le dire en vérité, dans un langage non seulement verbal mais juste.

Dans une société plutôt « traumatisée » par l’avenir et le catastrophisme, les instituts de vie religieuse ont la mission importante de proposer de sortir de la négativité et du défaitisme sans naïveté ou sans employer la méthode Coué. Apprendre à découvrir l’amour de Dieu, le goût de l’autre – frère ou sœur –, dire le plaisir d’être ensemble, d’avoir une vie riche de rencontres et d’actions, d’avoir de larges plages de silence et d’intimité avec Dieu... sont des moyens importants pour l’évangélisation en profondeur. Les guérisons par le bonheur découvert et partagé sont plus durables que bien d’autres.

Vivre de vraies fêtes à partager et pas des activités de patronage, les ouvrir à nos amis, ne devrait pas nous faire peur : elles sont par leur humanité de vraies propositions à suivre le Christ. Nos vœux eux-mêmes ne sont pas à vivre comme castrations ou interdits. Ils participent au bonheur et à la joie pour une vie abondante et fertile. Savons-nous les vivre dans cette perspective et transmettre cette bonne nouvelle autour de nous ?

● Ouvrir nos trésors spirituels

La spiritualité n’est pas réductible à l’appel à l’Esprit Saint avec son côté de spontanéité ou d’extraordinaire (guérisons, repos dans l’Esprit...) qui peut être confondu avec nos intuitions humaines angoissées ou plus ou moins délirantes. Les congrégations ont des trésors de vraies spiritualités, c’est-à-dire des pédagogies pour se tenir disponibles à l’irruption de Dieu dans le quotidien. Ces spiritualités sont à la fois des récits d’expériences mystiques (les moments contemplatifs), des manières de prier, des outils de relecture des passages de Dieu dans la vie de chaque jour... Ces trésors doivent être partagés avec tous les chrétiens car ils appartiennent à l’Église dans son ensemble.

Ces partages requièrent que nous connaissions mieux nos trésors, que nous sachions en parler en les actualisant... et cela n’est pas toujours le cas quand l’action a été le seul ressort de notre vie religieuse. Il y a là encore un grand chantier à ouvrir ou à approfondir. Le partage de la spiritualité (et pas seulement du charisme comme on le dit trop souvent) peut se faire avec les « laïcs associés » ou les fraternités laïques, avec les laïcs qui ont repris les œuvres, avec nos amis et avec la multitude de ceux et celles qui aujourd’hui recherchent une foi plus solide et plus enracinée dans l’expérience.

Ce partage se fait aussi dans l’accompagnement qui est une requête de plus en plus forte de la part des chrétiens qui retrouvent là une tradition très ancienne pour être disciples et missionnaires. Allant dans ce sens, le Synode de 2018 a appelé à une église d’accompagnement. Mettre l’accent sur l’accompagnement, c’est ne pas se penser, se considérer, comme « directeur de conscience », mais au contraire comme compagnon d’une aventure avec Dieu. C’est regarder avec admiration le travail que Dieu fait dans ceux et celles qui demandent à être accompagnés et suggérer quelques attitudes ou points d’attention, grâce à la spiritualité particulière de la congrégation, pour goûter plus à fond ces dons de Dieu.

Le besoin de silence est de plus en plus ressenti dans notre société de vitesse et de bruit. Offrir du silence peut être un autre chantier (qui, avouons-le, ne demande pas trop d’effort). Le silence non comme un mutisme, mais comme le lieu où Dieu peut se dévoiler (ce n’est pas le seul lieu mais un lieu important). La nouvelle évangélisation passe sûrement par cette offre d’espaces silencieux où celui ou celle qui se tient là peut goûter à la paix, se réconcilier avec lui-même et les autres, se reconstruire avec ses identités multiples et parfois meurtrières (A. Maalouf). Le silence est aussi un moment délicieux – pour ceux qui ont osé traverser leur peur du rien et du non-bruit – où on goûte la gratuité et où sont vérifiées notre vie et notre vitalité. Taizé est à ce titre un beau modèle.

Silence et beauté vont de pair. La beauté – pas le clinquant – est un chemin vers Dieu qui a de plus en plus d’importance pour nos contemporains. Cette beauté concerne nos lieux et notre liturgie. La liturgie est un moment exceptionnel qui est de plus en plus vécu comme une évangélisation : elle est une proposition à laquelle sont sensibles nos contemporains. Elle met en jeu tous les sens ; elle fait participer le corps et l’intelligence, mobilisés pour une rencontre avec Dieu. Elle crée un espace qui ouvre le quotidien à la transcendance et à l’expérience intérieure. La liturgie offre une expérience globale où l’humain se découvre plus qu’être matériel voué à la survie : il est l’ami d’un Dieu qui l’appelle à la vie avec intensité.

Silence et beauté permettent une cohérence face à la vie éclatée du monde moderne, une capacité d’agir en profondeur et vérité (ce qui ne se trouve pas dans l’activisme). Mais silence et beauté doivent se conjuguer avec solidarité avec les pauvres, les humiliés, selon la belle expression d’Éloi Leclerc [5] :

Cultiver la beauté sans s’ouvrir à la misère des hommes ou pour la fuir est une opération stérile. C’est se condamner à ne jamais connaître le grand émerveillement. Mais d’autre part vouloir venir en aide aux méprisés, aux humiliés, sans leur apporter la lumière de la beauté, c’est ajouter au mépris et manquer la vraie fraternité. Le véritable ré-enchantement du monde ne peut naître que de la rencontre fraternelle des humiliés et de la beauté. C’est seulement quand on voit briller dans le regard des humiliés l’éclat de frère Soleil, avec toutes les couleurs du ciel et de la terre, que l’on peut dire en vérité : aujourd’hui c’est Pâques sur le monde ; aujourd’hui, s’ouvrent nos tombeaux.

*

Si ces propositions pour les congrégations religieuses peuvent avoir une pertinence, c’est grâce à l’interpellation des communautés nouvelles et à leurs stratégies d’évangélisation. Nous avons à les remercier pour les provocations qui nous sont adressées : comment être aujourd’hui encore disciples-missionnaires ? Comment poursuivre la joyeuse aventure de la mission et ne pas se contenter d’être gérants d’un groupe en voie de disparition ? Comment rester des amoureux-ses de Dieu jusqu’au bout ? La vie religieuse reste un des chemins d’un bonheur que rien ne viendra nous ravir.

[1Séminaire du CRVR « La vie religieuse est-elle dépassée dans la nouvelle évangélisation ? », octobre 2018, avec la participation de plusieurs congrégations masculines et féminines. Merci à tous et toutes mais plus spécialement à sœur Armelle Vivier, p.s.e.

[2Pape François, Homélie du 28 octobre 2018.

[3Cf. J.-C. Lavigne, Pour qu’ils aient la vie en abondance, Paris, Cerf, 2010.

[4CRVR, Nouvelles formes de vie religieuse, 2017.

[5É. Leclerc, Le soleil se lève sur Assise, Paris, DDB, 1999, p. 111.

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