Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Rencontre avec Ferdinand Poswick

Vies Consacrées

N°2019-2 Avril 2019

| P. 3-14 |

Rencontre

Bénédictin de l’Abbaye de Maredsous, le frère Réginald-Ferdinand Poswick, auteur d’un récent Prier 15 jours avec... Columba Marmion, est l’un des initiateurs de la fameuse Table pastorale de la Bible. Il nous retrace ici, en mode décomplexé, son itinéraire personnel, depuis son entrée précoce dans la vie monastique, à travers toutes sortes de crises, jusqu’à ses nouveaux et toujours aventureux horizons.

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Vs Cs • Frère Ferdinand, vous appartenez à une grande famille belge et vous auriez pu faire une carrière publique comme certains de vos ancêtres, comment avez-vous opté pour la vie bénédictine ? Quelle(s) aventure(s) avez-vous vécu(e)s à Maredsous depuis plus de 60 ans ?

F. Poswick • J’appartiens effectivement à une vieille famille belge connue depuis les années 1504 dans la région de Dolhain-Limbourg, puis plus récemment, pour la branche de la famille dans laquelle je suis né en 1937, presque sous les tours de la Centrale nucléaire de Tihange qui n’existait pas dans mon enfance, une branche dont différents membres ont exercé des responsabilités citoyennes. Mon père était diplomate. C’est une des raisons pour lesquelles on m’a mis très jeune en pension à l’École Abbatiale de Maredsous (aujourd’hui renommée « Collège Saint-Benoît ») où j’ai fait toutes mes humanités gréco-latines. Un Collège dont tous les cadres étaient encore des moines bénédictins à l’époque. D’où une vocation bénédictine assez simple à expliquer et une entrée au monastère à l’âge de 18 ans, après un an de philo à Saint-Louis (Bruxelles). Même si l’on peut rétrospectivement douter de la maturité d’un tel engagement, c’est ainsi que cela se pratiquait en 1955 ! Et je n’ai jamais regretté ce choix... même si je puis, aujourd’hui, voir toutes les limites et aléas d’un parcours entamé si jeune pour un type de vie religieuse qui demande, pour être vécu correctement, de bons athlètes spirituels. Mais comme j’ai probablement un ADN assez combatif, ces près de 65 ans de vie bénédictine ont été vécus comme un long combat offert par les circonstances historiques du monde (de la guerre froide à l’Europe), de l’Église (Vatican II) et de notre monastère de Maredsous (de la grande révolution de 1968-1972 à un type de décrépitude communautaire devant laquelle il ne faut pas laisser tomber les bras) !

Le premier combat fut celui de l’anticléricalisme. Au moment où j’entrais à Maredsous, il y avait encore l’horrible division de la communauté en deux « classes » : les moines de chœur et les frères convers. Ces derniers n’étaient même pas autorisés à venir prier avec les moines de chœur (pour ne citer que ce détail qui peut paraître ahurissant aujourd’hui au sein d’une communauté « fraternelle » fondée sur l’évangile !). Ceux qui étaient conscients de cette distorsion majeure, notamment le P. Anselme Gendebien, maître des novices qui avait vu naître d’authentiques vocations au sein de notre École des Métiers d’Art – vocations confirmées et toujours bien présentes dans notre communauté actuelle, mais, à l’époque, écartées potentiellement de la vie de moines de chœur parce qu’ils n’avaient pas fait des études gréco-latines –, ont accepté d’aider des candidats comme moi à renoncer très fermement au sacerdoce (qui, sinon, était une voie quasiment « obligée » pour les moines de chœur d’alors !)... en attendant que l’ensemble des moines ne fassent plus qu’une seule communauté – ce qui ne se concrétisera qu’en 1968 ! Et ce combat se poursuit... car la tentation du cléricalisme est bien là... avec toutes sortes de bonnes raisons liées aux modes d’accueil dans un monastère aussi grand et aussi « couru » que Maredsous !

Le second combat fut celui de la grande révolution qui opposa entre 1960 et 1972 deux grands courants dans la communauté de Maredsous : l’un qui considérait que la vie monastique n’était pas, en soi, chrétienne et qu’il fallait donc la transformer, voire la supprimer, pour la remplacer par un mode de vie dit « évangélique » et tout à fait engagé dans une prise en compte de tous les progrès des sciences humaines ; l’autre courant souhaitait également des évolutions assez radicales de la vie monastique bénédictine au-delà d’un cadre très artificiel hérité des re-fondateurs du monachisme bénédictin au XIXe siècle : il fallait re-nourrir cet idéal de vie à ses sources évangéliques enrichies de quinze siècles d’expériences monastiques diverses à assumer critiquement. Avec, notamment, un très riche renouveau ecclésial, au sein même de Maredsous menant aux futurs choix conciliaires de Vatican II : renouveau de la spiritualité, catholique avec dom Columba Marmion, troisième Abbé, béatifié par Jean-Paul II en l’an 2000 ; renouveau des études historiques et patristiques avec des personnalités comme dom Ursmer Berlière ou dom Germain Morin et la Revue Bénédictine ; soutien très large du mouvement liturgique avec dom Maurice Festugière et dom Adrien Nocent ; lancement du mouvement biblique catholique avec dom Georges (Paul) Passelecq et sa Bible de Maredsous ainsi que dom Célestin (Paul) Charlier et sa revue Bible et Vie Chrétienne ; tout comme, plus récemment, la grande carrière académique louvaniste, dans le domaine biblique, de dom Maurice (Pierre) Bogaert.

Cette grande richesse spirituelle et intellectuelle au service de l’Église fut probablement à la racine des conflits qui se développeront dans la communauté au cours des dix dernières années qui mèneront au centenaire de l’abbaye (1872-1962-1972). Ce état conflictuel mena, d’une part, à l’élection d’un Abbé très « progressiste », en la personne d’Olivier du Roy (qui vient de publier, dans un petit livre écrit pour son auteur plutôt que pour le lecteur, quelques souvenirs de son expérience de réforme monastique entre 1968 et 1972 – cette expérience est bien mieux décrite... et surtout bien mise en perspective dans l’excellent livre de Danièle Hervieu-Léger, Le Temps des Moines, PUF, 2017) ; et, d’autre part, à la création d’une fondation bénédictine nouvelle, volontairement en grand contraste avec Maredsous. J’en ai fait partie, en y assurant la construction du nouveau monastère à Quévy-le-Grand (près de Mons) et le lancement de travaux d’informatique appliqués à la Bible et aux textes. Le retour à Maredsous, en 1973, du noyau de l’équipe qui va assurer la publication de la Table Pastorale de la Bible (parue en février 1974), marquera un nouveau cycle de combats autour du développement, à Maredsous, des travaux du Centre Informatique & Bible... combats qui se poursuivent jusqu’à ce jour !

Vs Cs • Après avoir participé à la première grande révision de la Bible de Maredsous dont vous avez réalisé l’Index thématique en 1967-1968, vous avez donc été chargé de créer ce qui deviendra la Table Pastorale de la Bible en utilisant l’informatique pour un travail qui mènera à la création du Centre Informatique & Bible à Maredsous. Vous rêviez de créer une première communauté religieuse de « geeks » ?

F. Poswick • Le choix de devenir informaticien en 1971 (écolage et diplôme chez IBM-Belgium) fut dicté avant tout par un double souci : faire un travail d’édition traditionnel, mais avec les moyens nouveaux qui se présentaient, et, d’autre part, offrir l’opportunité d’un nouveau type de travail pour l’économie d’une communauté nouvelle (celle de Quévy où les travaux d’informatique appliqués au domaine biblique et textuel ont commencé). Le premier souci fut bien rencontré et, je pense que les plus de 130 personnes qui ont collaboré, à un moment ou à un autre, à la mise en œuvre d’un atelier d’édition électronique au cours de ces 50 dernières années, peuvent témoigner d’une série de réalisations d’une grande qualité professionnelle, voire même de quelques réalisations pionnières !

Le second souci ne s’est pas avéré réalisable : à Quévy, parce que la nature même du travail informatique (trop lié à tout un système économique et culturel qui s’éloignait rapidement des standards d’une vie locale et paysanne) était quelque peu en contradiction avec la recherche d’une vie plus « dépouillée » : à Maredsous, parce que Maredsous n’arrivera pas, après la crise de 1968-1972, à se ré-organiser économiquement en assumant pleinement les éléments naissants de la culture numérique qui frappait à sa porte avec Informatique & Bible. J’ai rêvé un moment de la création d’une communauté bénédictine qui se serait focalisée sur cette culture numérique... mais les portes pour y parvenir ne se sont pas ouvertes. Et, comme, par profession monastique, je considère que l’obéissance aux voies de Dieu passe par les aléas d’une vie communautaire assumée... c’est que la Providence réserve cela à quelqu’un d’autre !

Vs Cs • Vous êtes maintenant très impliqué dans la création du Computer Museum NAM-IP à Namur, premier grand musée de l’informatique en Europe du Nord-Ouest : est-ce toujours dans la continuité de cette vision ?

F. Poswick • Comme tous les efforts réalisés à Maredsous pour une insertion dans la culture numérique (une culture née seulement au cours de ces 50 à 70 dernières années !) n’ont pu, malheureusement, aboutir à créer une structure pérennisée sur place, l’occasion qui m’était donnée de créer, avec d’autres partenaires, le premier grand musée de l’informatique en Europe du Nord-Ouest, et d’y insérer toute l’aventure informatique développée à Maredsous comme principale « application » informatique au cœur d’un musée des technologies de l’informatique. Cette occasion devait être saisie et développée... elle s’avère très prometteuse « si Dieu lui prête vie » ! Le Computer Museum NAM-IP (192A rue Henri Blès, B-5000 Namur – voir : www.nam-ip.be) est, dans ma vision du cheminement religieux de ma vie, comme un accomplissement voulu ainsi par la Providence et dont je me réjouis ! J’y vois une merveilleuse possibilité d’humaniser un milieu technologique qui aurait tendance à éliminer ou minimiser l’humain dans ses développements. Développer le spécifique humain au sein de cette culture numérique, en évolution incessante et rapide, me semble l’apport le plus important et le plus urgent pour toute l’humanité en voie d’unification. Ceux qui croient à un Dieu incarné dans notre humanité peuvent apporter une contribution majeure à une société et à une planète qui s’unifient au creuset de cette nouvelle civilisation fondée sur l’utilisation du code numérique (0 ou 1) pour remplacer le code alphabétique dont nous vivons, dans la culture « occidentale », depuis plus de 3500 ans !

Vs Cs • Comment le théologien que vous êtes voit-il l’avenir de la réflexion théologique dans l’Église catholique ? Le christianisme, dit-on, sort enfin de l’Empire romain et du Moyen-âge... pour aller où ?

F. Poswick • Devant l’accélération des processus sociétaux provoqués par l’adoption du code numérique pour structurer toutes les communications et les développements actuels et futurs de l’humanité, il devient urgent de changer nos façons de penser ainsi que les modalités de notre « vivre ensemble ». S’ils doivent rester fermement ancrés dans leur source évangélique, ceux qui croient au Dieu de Jésus de Nazareth, (Christ/Messie dans la tradition judéo-chrétienne, point Ôméga pour ceux qui sont formés à une réflexion scientifique contemporaine), doivent d’urgence retourner à la démarche aristotélicienne qu’avait adoptée saint Thomas d’Aquin en élargissant à la réflexion théologique les acquis scientifiques de son prédécesseur saint Albert le Grand. Je pressens que seul le grand savant jésuite Pierre Teilhard de Chardin (mort en 1955, et chez qui l’on peut trouver deux très belles pages de réflexion visionnaire sur les premiers ordinateurs dont il a eu connaissance vers 1950) nous apporterait aujourd’hui la base d’un langage réellement critique et scientifique tel qu’il se développe surtout depuis le XXe siècle, langage dont la théologie a absolument besoin si elle veut rester compréhensible et crédible ! Comme saint Thomas d’Aquin fut mis à l’Index durant une cinquantaine d’années après sa mort, Teilhard arrive peut-être au bout du purgatoire dans lequel l’Église catholique l’a tenu (et ce, depuis bien longtemps avant sa mort). Il pourrait devenir demain un Docteur de l’Église comme saint Thomas. Seule une vision à l’échelle planétaire et spatiale, assumant le grand mouvement de la création depuis le big-bang jusqu’à la structuration complète d’un Corps du Christ ressuscité qui s’étendra à tout l’univers comme le voyait déjà saint Paul, permettra au message évangélique d’aider à cette structuration planétaire de toute l’humanité, dont la dynamique de constitution est si clairement exprimée dans toute l’œuvre de Teilhard de Chardin. Une telle vision, liée aux évolutions de la communication humaine, provoquera nécessairement d’autres modes de socialisations humaines (à inventer) qui remplaceront tout naturellement les subdivisions en « diocèses » ou « paroisses » (qui sont les résidus d’une organisation administrative de l’Empire romain) ainsi que les relations fondées, au-delà des préceptes évangéliques qui y sont quelque peu « engloutis », sur un « droit canon » qui n’est qu’une branche du droit romain, un droit qui a modelé jusqu’aux « droits de l’homme » dont on voit qu’ils doivent aujourd’hui devenir des « droits humains et culturels » plus planétaires. L’Évangile convie les croyants à ce qu’il soit prêché à toutes les nations (les cultures ?) !

Vs Cs • Mais l’Europe, avec ses communautés vieillissantes et le tarissement des vocations, a-t-elle encore la possibilité d’apporter quelque chose à ces évolutions ?

F. Poswick • Face à ces évolutions foudroyantes que nous observons, de nombreux chercheurs et penseurs chrétiens, pas nécessairement membres de communautés religieuses, commencent depuis peu à réfléchir sérieusement à l’avenir de l’humanité. Une des hypothèses post-humaniste voit le développement d’un grand réseau d’intelligence qui se construit tout autour de la petite planète Terre (comme se développerait le cerveau d’un petit humain à partir de la tête d’aiguille que représente son fœtus originel) et qui pourrait, dans un avenir encore indéterminé, ne plus être porté par les mêmes supports biologiques que les humains en chair et os que nous connaissons et sommes aujourd’hui. Est-ce la « noosphère » décrite par Teilhard de Chardin ? Une autre hypothèse transhumaniste voit plutôt le développement d’un « humain augmenté » qui garderait beaucoup de ses caractéristiques personnelles et interpersonnelles actuelles, mais tellement améliorées que cette nouvelle « race » éliminerait progressivement (et non sans douleurs) la race de l’homo sapiens. S’agit-il de l’« eugénisme raisonnable » prôné par un Teilhard de Chardin qui s’étonnait que l’humain ait été si timide jusqu’ici à prendre sérieusement en main l’amélioration de sa race dans le grand mouvement de l’évolution ? Je ne vivrai pas assez longtemps pour voir dans quelle voie se feront les développements certains de l’humanité planétaire de demain. Mais je voudrais beaucoup que ceux qui croient en la résurrection, surtout ceux qui font « profession » de témoigner du Ressuscité, montrent l’exemple, dans notre Europe (et surtout notre Belgique) vieillissante, d’une façon évangélique de vivre la mort comme un passage vers la Vie. Il se crée, ici ou là, des unités de soins palliatifs pour religieux en fin de vie. Je fais le vœu que ces lieux se multiplient et se professionnalisent, mais qu’ils soient aussi ceux d’un témoignage accru de charité et d’accueil mutuel évangéliques qui puissent faire mentir au moins le troisième élément de la terrible satire de Voltaire, malheureusement ressentie comme vraie par trop de religieux : « Ils s’associent sans se connaître : ils vivent ensemble sans s’aimer : et ils meurent sans se regretter ! ». La seule fois que j’ai pleuré à des funérailles, ce fut à celles de mon ancien maître des Novices, le P. Anselme Gendebien !... c’est trop peu ! Le besoin de notre société de gérer les fins de vie appelle à vivre de façon évangélique le vieillissement et la mort. Je verrais bien une communauté monastique vieillissante comme celle de Maredsous offrir le témoignage d’un engagement citoyen et chrétien en ce domaine, changeant la faiblesse, le manque, le besoin, en une espérance ! Beaucoup de personnes en âge actuel de « vocations » (il ne faut plus rêver à des vocations de « jeunes ») qui auront la perspective de vivre encore au moins 50 ans, peuvent choisir de « changer de vie » après une première tranche d’expériences de vie !

Vs Cs • Comment voyez-vous l’avenir de l’humain dans ce monde planétarisé et en évolution foudroyante ?

F. Poswick • Plus que jamais, je veux croire en l’humain. Cela devient littéralement un objet de foi si je crois au Dieu de Jésus-Christ !... et donc au Dieu qui a assumé la nature humaine ! Certains nouveaux « négationistes » voient un monde (dont l’humanité) qui va à sa fin. Il y a même un groupement qui prône la cessation de la création d’enfants, éventuellement par stérilisation des femmes et des hommes, afin que l’humanité s’en aille plus vite de la planète et laisse la déesse Nature se refaire une jeunesse avec d’autres acteurs que les prédateurs humains ! D’autres, de façon plus terre à terre, disent que si les dinosaures ont disparu, il n’y a aucune raison pour que la race humaine ne disparaisse pas à son tour un jour prochain ! Mais si l’on refuse ces négationnismes, il faut impérativement et de façon urgente prendre en main notre humanité et la faire évoluer de telle façon qu’elle cultive la terre comme la base fondamentale à partir de laquelle l’humain peut se construire biologiquement et développer les spécificités humaines qui lui permettront de guider correctement l’immense Intelligence Artificielle qu’il a créée ! Cela peut amener à d’autres structurations sociales, à d’autres façons de développer les potentialités biologiques (physiques et psychiques) des humains et des cellules sociales qui leur permettent de se développer correctement. À mes yeux, le modèle du développement physique d’un embryon d’humain est un modèle fascinant. Et, si j’étais en début de vie, je me passionnerais probablement pour voir comment ce modèle pourrait s’appliquer à la croissance de ce Corps du Christ qui s’est inscrit dans l’humanité il y a plus de 2000 ans et qui doit se développer pour englober tout l’univers ! C’est ma foi, aujourd’hui ! C’est mon espérance pour demain !

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

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